Le début des emmerdes

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 La rentrée annonciatrice de novembre fut ponctuée par de longues journées de pluie qui alourdissaient le ciel et accélérait l’abscission foliaire. Je trouvais ce terme plus poétique que la simple chute des feuilles. Cela ne m’empêchait pas de détester cette saison où la nuit et le froid gagnaient du terrain, une malédiction pour ceux qui comme nous étaient nés durant l'été. Nous apprécions davantage les périodes printanières et estivales.

 La fatigue se lisait sur tous les visages de mes camarades, même Maxime qui paraissait plus assagi, Dieu merci. Nos professeurs quant à eux s’acharnaient à nous préparer aux épreuves du Baccalauréat. Cette année, nous devions passer le Français et l’année prochaine…tout le reste. Les littéraires et les futurs commerciaux avaient cette chance de se débarrasser des sciences dans la foulée. Monsieur Simons prenait soin d’élaborer de nouveaux sujets chaque semaine. On analysait des corpus de textes qu’il nous recommandait de lire attentivement. Le premier oral, fixé mi décembre, angoissait mes comparses. Pour ma part, je révisais assidûment, bouquinais tout ce qu’il nous préconisait, par curiosité et par besoin de me couper du quotidien. Les bleus avaient jaunis depuis le dernier coup d’éclat, les tensions descendues comme maman s’absorbait à nouveau dans son travail.

 Dans la cour, Julien et Asma se rapprochaient. Toujours un peu plus. Je détournais les yeux lorsque je le voyais passer ses mains dans ses cheveux avec tendresse ou lorsqu’elles s’aventuraient davantage. J’avais raté le coche. En dépit de ma volonté d’admettre que c’était trop tard, un relent d’amertume me restait en travers de la gorge. Je l’avais ignorée tout ce temps, sans le vouloir. J’ai creusé moi-même une tranchée entre nous, boueuse, impossible à escalader. Cette attirance je l’ai gâché comme un grand, par mon incapacité à prendre les devants, tel le digne fils de mon père. Eliott, lui, faisait comme si cela ne l’affectait pas, bien qu’une ombre hantait son visage dans ces mêmes instants de tendresse que nos amis exprimaient. Aurais-je mieux accepté qu’elle se tourne vers lui ? Cette possibilité me déchirait le cœur. En toute franchise, j’aurais capitulé pour le bonheur d’Elie, je me serais effacé quitte à en souffrir parce qu’il méritait d’être heureux. Et parce que j’aurais aimé le revoir radieux. Elie sombrait. Pour une raison qui m’échappait. Ses sourires, délavés. Depuis ma punition, à croire qu’il se la reprochait, il ne me sollicitait même plus pour réviser. Parfois, je l’entendais pleurer sous la douche, mais le courage me manquait quand il s’agissait de le consoler. Il s’était mis à boire avec papa, fumer encore plus comme s’il cherchait à s’oublier. Je ne comprenais pas. Nous vivions sous le même toit, allions à la même école, fréquentions les mêmes amis et je ne comprenais pas d’où venait le problème. Qu’est-ce qui ne tournait pas rond ? Craquait-il à cause des cours ? Du stress ? D’Asma ou de maman ? Ses silences accueillaient mes rhétoriques, pesants. Notre relation s’embourbait dans une mélasse de non-dits. Parce que c’était lui qui trouvait les mots justes par habitude, parce qu’il lisait en moi. Pourquoi étais-je incapable d’en faire autant ? Pourquoi ses pensées ne me parvenaient-elles pas ? Les jumeaux sont censés se comprendre, non ? Alors qu’est-ce qui clochait chez nous ? J’avais beau prier de toutes mes forces pour qu'Elie retrouve sa paix intérieure, chaque levé de soleil me rendait témoin du contraire. Il souffrait. Tout au fond de moi, la peur d’y être pour quelque chose s’enracinait.

 Mon interdiction de sortir quand maman était à la maison me contraignait à le laisser se rendre seul aux répétitions. Je n’avais pas revu la prof de musique depuis le coup de fil de ma mère et ce n’était pas plus mal : je n’aurais pas pu affronter sa déception. Cela n’empêchait pas les gars de répéter en mon absence, Elie la compensait largement. Du moins, je l’espérais.

 Florian partagea ses inquiétudes à son sujet quand on se retrouva à l’Atomic pour boire un verre. Alice nous accompagnait lorsque nous avions envie de nous y rendre. Elle laissait son fils prendre un verre, pas plus, tant que cela était occasionnel. On se cachait bien de l’informer que ça nous arrivait d’y aller seuls après les cours avec de fausses cartes d’identité. La puberté nous avait gâtée : la plupart du temps, on nous prenait pour des étudiants de la Catho. Je ne buvais pas d’alcool pour autant, excepté un jägerbomb sucré quand nous célébrions des occasions spéciales et d’autres moins.

 J’adorais ce bar de la rue de la Soif qui portait bien son surnom. Cette rue, que le commun des mortels connaissait sous le nom de rue Solférino, regorgeait de bars réputés, aux ambiances diverses. L’Atomic était le repère des amoureux du rock aux coups de crayons aiguisés. Si extérieurement, on aurait attendu une ambiance de PMU soutenue par des piliers de bar plus solides que ceux de l'immeuble qui le surplombait, l'intérieur dégageait une ambiance électrique que la musique crachée par les enceintes accentuait. Le bar était si étroit, que passé une certaine heure, on jouait des coudes pour aller commander. Les murs de lambris étaient tapissés de dessins plus ou moins réussis et de dessous de verres griffonnés de celles et ceux qui s’y étaient arrêtés. On pouvait y lire des anecdotes de soirées, des déclarations d’amour enflammées et alcoolisées de-ci de-là.

 Il y avait déjà quelques habitués en grande conversation avec la barmaid, qui, entre deux commandes, changeait parfois de musique sur la playlist qu'affichait l'écran de l'ordinateur derrière le comptoir. Les clients pouvaient s'amuser à en changer s'ils le souhaitaient mais en général il n'y en avait pas besoin. Quand nous nous installions sur les hauts tabourets près de la porte, un morceau de Three Days Grace résonnait. Dans l'ambiance très tamisée et teintée de rouge, le soleil dissimulé derrière les nuages inquiétants renvoyait une lumière aveuglante qui m'explosait les yeux. Alice était au bar pour commander nos boissons. Florian scrutait autour de lui les dessins quand il aborda le sujet.

― Je m’inquiète pour Elie, il est bizarre non ? Il s’est passé quelque chose avec ta mère ?

― Je ne sais pas. Il n’est pas bavard ces dernières semaines. Ça se passe bien les répétitions ?

― Pas vraiment. Au début ça allait, mais là… On n’ose même plus lui dire quoi que ce soit ; il s’énerve tout de suite et nous laisse en plan.

― Je crois que c’est à cause du rapprochement entre Asma et Julien. Ça le préoccupait l’autre jour. On a bien vu que c’était tendu entre Ju et lui. Pas d’amélioration à ce niveau-là ?

― Ils ne s’adressent plus la parole. Honnêtement, si ça continue sur cette lancée on va droit dans le mur, le groupe n’y survivra pas.

 Alice débarqua avec nos verres. On trinqua sans joie. Pour une fois, l’alcool ne célébra rien d’autre que la morosité qui nous animait. Je remarquais les cernes qui cerclaient les yeux d’Alice aux pupilles dilatées ; elle sortait de trois jours de garde à l’hôpital, c’était à se demander comment une femme aussi menue qu’elle pouvait tenir un tel rythme. Etait-ce à cause de cela que son cœur s’épuisait ? Elle croisa mon regard et accrocha un sourire fébrile. Le rouge me monta aux joues.

― De quoi parliez-vous les garçons ?

― D’Eliott, répondit son fils d’un air maussade tout en touillant son cocktail flashy.

― Oh, ça n’a pas l’air d’aller… Il ne va pas bien ?

 L’inquiétude qui se lisait sur son visage me remua. Un sentiment désagréable que je ne parvins pas à identifier se noya aussitôt dans la gorgée sucrée de mon verre. Peut-être parce qu’Alice se souciait davantage de nous que n’importe qui d’autre.

― On pense qu’il déprime à cause d’un chagrin d’amour, poursuivit Florian.

― A votre âge, ça peut déstabiliser en effet. Vous lui en avez parlé ?

 Je m'enfonçais dans la banquette. Nous avions eu une courte discussion, mais cela n’avait servi à rien.

― On y arrive pas, admis-je.

― Hum… Elie s’exprime davantage grâce à la musique et au dessin, pourquoi ne tenteriez-vous pas cette approche ?

 Sa réflexion me fit arquer un sourcil dubitatif.

― Tu veux qu’on lui chante la sérénade ? ironisa son fils, amusé.

― Non, mais lui demander d’écrire ou de chanter ce qu’il ressent. Peut-être que cela l’aiderait à extérioriser plus facilement que de se dévoiler à vous.

 Quoique saugrenue, son idée tenait la route. Comme quoi, elle le connaissait mieux que moi…

 On termina notre verre. Il était l’heure de le récupérer à la sortie des cours. En dehors de ceux de sport que nous avions en commun lors d'interclasses, nos deux emplois du temps dissonnaient. Alice nous gardait ce soir : elle avait demandé à mon père si ça le dérangeait - ce qui n’était pas le cas. J’envoyais un message à Elie pour le prévenir que nous décollions.

 Garés à l’entrée du lycée, il émergea de la foule, sa capuche de sweat couvrant sa tête baissée. Il pris place à côté de moi, toujours tête baissée et silencieux. Son étrange attitude nous laissa coi.

― Merci de nous accueillir chez vous, finit-il par dégoiser.

 Alice dont je ne percevais que le regard dans le rétroviseur intérieur le rassura et démarra.

― Elie, ça ne se fait pas de garder sa capuche dans la v-

― Laisse-moi tranquille.

 Sa voix tranchante tomba comme un couperet sur ma tête. J’en restais abasourdi de longues secondes. La gêne me gagnait, ce n’était pas correct pour Alice.

― Elie, retire-moi cette capuche tout de suite, grondais-je avec plus de conviction.

― Fous-moi la paix.

― Bon allez ça suffit comme ça.

 J’attrapais son étoffe et tentais de la lui retirer malgré sa lutte. J’y parvins enfin pour découvrir avec stupéfaction son visage tuméfié. Son oeil au beurre noir se colorait déjà d’une teinte inquiétante, ses lèvres gonflées, bleuies, saignaient à leur commissure. Mon sang ne fit qu’un tour.

― Qui t’a fait ça ? C’est elle ?

 Une chape de plomb s’abattit dans tout l’habitacle. Alice et Florian fixaient la route sans un mot tandis qu’une colère bouillonnante poignait au plus profond de mes entrailles. L’envie de tout détruire.

― C’est rien, déclara-t-il plus doucement.

― Si c’est elle, je te jure que je vais-

― Je me suis battu avec un gars, je te le promets.

― Qui ?

― Un gars, peu importe, c’est rien.

― Dis-moi qui c’était.

 Eliott soupira, visiblement agacé.

― Je le connais pas. Il a la gueule d’ange, blond, les cheveux bouclés. Je crois qu’il est dans ta classe.

 Je me pris une deuxième gifle en plein visage. Sa description…

― Maxime. C’est lui qui t’a mis dans cet état ? Pour quelle raison ?

― J-j’en sais rien.

 Il mentait. Une multitude de questions m’assaillaient mais Alice y coupa court : nous venions d’arriver. Elle enjoignit Eliott à l’accompagner pour qu’elle le soigne. Une poche de glace enrobée dans un torchon fit le bonheur de ses ecchymoses. Toujours aussi loquace, il se cala devant la télé avec Florian pour jouer. Je l’observais depuis la cuisine où Lily patientait à mes pieds, une balle entre les crocs, fouettant joyeusement l’air avec sa queue.

 Elie se bagarrait souvent au collège, ses accès de rébellion ne lui donnaient pas bonne presse auprès des profs. Lui qui était du genre à se vanter de ses rixes, il n’en menait pas large. Quelque chose clochait. Un pressentiment vague me tenaillait, mais impossible d’en dessiner les contours. Pourquoi s’était-il battu avec Maxime ? Il devait y avoir une explication. Après tout, mon camarade ne s’était pas plaint d’Eliott, j’ignorais même que tous deux se connaissaient. Certes, des jumeaux dans un lycée ne sont pas monnaie courante, nous étions donc identifiables pour qui nous avaient aperçus ensemble durant la pause méridienne, cependant, je ne trouvais aucune raison valable de s’en prendre à Elie en particulier. D’ailleurs, Maxime ne se serait-il pas trompé de cible ? Non, j’en doutais : il ne m’avait manifesté aucune animosité et très honnêtement, je lui parlais si peu que je ne lui aurais donné aucune raison de m’en vouloir. Alors pourquoi agresser mon frère jumeau ? Sous son apparente ignorance, Elie se cachait, j’en étais persuadé à présent.

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