Un malheur n'arrive jamais seul

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― Maman est malade.

 Dans le silence de la nuit, Florian prononça ces mots en un souffle, ces mots que je ne parvins pas tout de suite à assembler. C’était impossible. Pas elle. Pourtant, lorsque je lui jetais un regard incrédule, la peine que j’y lue m’asphyxia. Les spots encastrés dans la terrasse donnaient à son visage une teinte mordorée si saillante qu’il semblait être de cuivre. De petits insectes voletaient ça et là, révélés par la lueur puissante qui illuminait une bonne partie du jardin, cette étendue d’herbe verdoyante qui n’avait pas été tondue depuis plusieurs semaines. Les hortensias fânés bardaient l’angle de la maison. Leurs tiges jaunies craquelaient sous la brise qui se levait. En été, leurs ramifications aux pompoms roses et violacés me rappelaient les longues promenades à Kamakura et nos prières à Meigetsuin. Une prière. J’en adressais une silentieuse pour qu’il ne m’annonce pas une fin.

― Ils lui ont trouvé une malformation au coeur. Elle devra peut-être être opérée.

 Alice était fragile, cela n’était un secret pour personne. Elle trainait d’autres problèmes de santé, mais celui-ci ébranlait Florian. Et si cela l’affectait, c’était sûrement préoccupant.

― Elle a fait un malaise la semaine dernière, c’est pour ça que j’étais en retard aux répétitions. Désolé d’avoir menti.

― Pourquoi tu ne m’as rien dit ?

 Il haussa les épaules. Elie passa une tête curieuse dehors. En interceptant mon coup d’oeil, son sourire s’évanouit. Aussitôt il s’assit aux côtés de Flo pour lui faire un câlin. Je l’imitais avec plus de retenue, lui passant une main sur les épaules pour lui assurer que ça irait, qu’on était là pour lui, toujours. On resta tous les trois à regarder Lily se défouler dans l’herbe jusqu’à ce que le froid nous lacère la peau.

 Nous jouions toute la nuit, incapables de trouver le sommeil, si bien que le retour d’Alice de sa garde nous surpris. A peine s’était-elle délestée de son long manteau et de son écharpe que Florian bondit pour lui préparer un chocolat chaud et des tartines en lui enjoignant de se poser dans le canapé avec Lily. On lui apporta notre aide, soucieux de bien faire. C’était notre maman de substitution, la seule qui nous restait maintenant que Lise n’était plus.

 Elle nous regarda jouer et finit même par prendre une manette pour nous défier sur Mario Kart. En dépit de sa fatigue, elle nous battu à plates coutures. Je me sentais si bien ici, à ma place, entouré de personnes que j’aimais. J’aurais aimé ne jamais rentrer et faire de ce foyer le nôtre. Mais lorsque maman appela Alice en milieu de matinée, on dut se résoudre à refaire nos affaires et rentrer en bus.

*

 Le retour à la réalité demeurait désagréable : maman nous accueillit dans un silence glacial, les sourcils froncés et les bras croisés avec fermeté sous la poitrine. Si Elie put lui adresser un bonjour, je me contentais de la dépasser et de monter dans ma chambre. Là, j’y trouvais mon carnet de liaison ouvert, une feuille que je reconnus aussitôt pliée en deux. La panique me gagna. Je ne me rappelais pas les avoir laissé à vue. L’escalier grinça soudain signe que quelqu’un montait. Je me précipitais sur mes papiers pour tout refermer et ranger dans mon sac, mais il était trop tard : maman se tenait à la porte en me toisant.

― Tu comptais me le dire quand exactement ?

 Le grondement qui perçait sa voix me stoppa net. Mon souffle se coupa lorsque je risquais un regard sur elle, comme si l’air ambiant avait été aspiré.

― Alors Ren ?

 Ma bouche s’ouvrit mais je fus incapable de prononcer le moindre mot. Attendait-elle une réponse sincère ou que je me lance dans quelconque justification ?

 Avant que j’eus le temps de rassembler mes pensées, elle s’approcha à grandes enjambées, la main se levant comme au ralenti. La giffle partit en un clignement de cil et résonna dans toute la chambre. La brûlure m’arracha des larmes malgré moi.

― Tu as osé me mentir, rugit-elle en m’attrapant le bras.

 Ses ongles s’enfonçèrent dans ma chair, tels des serres de vautour s’enroulant sur leur proie. Un cri m’échappa lorsqu’elle me projetta contre le mur le plus proche. Ma tête cogna contre le verre de la fenêtre qui émit un bruit mat. Je priais pour qu’Elie n’intervienne pas, qu’il n’assiste pas à une nouvelle crise de colère. Mais des pas précipités résonnèrent et je le vis, planté là, dans l’entrebaillement de la porte, le visage alarmé. Je le suppliais du regard de ne pas rester, de faire comme s’il ne voyait rien mais il demeurra immobile et livide. Il eut fallu que ma mère lui aboit de passer son chemin pour qu’il se décide. Lorsque son attention revint sur moi, ses iris sombres me jaugèrent un instant. Je n’osais plus respirer de peur d’attirer un peu plus ses foudres déjà menaçantes.

― Tu m’as menti effrontément.

 Implacable, elle couvrit les quelques mètres qui nous séparaient pour de nouveau se saisir de mon bras et me traîner dans la salle de bains. Je savais ce qu’il m’y attendais et me débattis de toutes mes forces pour y échapper, en vain. Elle resserra un peu plus son emprise et m’expédia dans la cabine de douche sans autre forme de procès pour y couler l’eau la plus glacée. Je hurlais en la suppliant d’arrêter mais elle tourna la molette au maximum. Bientôt, des milliers d’aiguilles me transpercèrent chaque centimètre carré de peau qui se grisa. Chaque fibre de mon corps se crispa par intermittence, douloureuse. Je tentais de me dégager de son emprise de toutes mes forces mais le froid m’anesthésiait. Elle serra un peu plus mes épaules, au point où la douleur fut insupportable. Malgré les fringues, le froid s’infiltrait toujours un peu plus. Je lui aggripais les bras et la repoussais. Elle lâcha une seconde avant de saisir mon cou. C’était fichu. Si je m’obstinais elle m’étranglerait. Cette certitude me glaça le sang encore plus que l’eau qui ruisselait sur mon crâne, brûlante. Elle me défia de recommencer en serrant un peu plus fort. La pression contre mon oesophage, familière, dessina de minuscules étoiles colorées devant mes yeux, vrilla mes tympans. Je renonçais. Par instinct. Je ne voulais pas finir de cette façon. Pas en sachant qu’Elie me trouverait. Mieux valait que je la laisse faire. Mes bras retombèrent le long de mon corps. Elle laissa sa main autour de mon cou encore quelques secondes, puis la dessera. Elle avait gagné, elle le savait. Me soumettre pour survivre. Alors c’était ça qu’elle avait fait subir à Elie la dernière fois ? Est-ce qu’il a eu la présence d’esprit d’abandonner avant ? A-t-il renoncé ? Le souvenir de ses larmes et des ecchymoses qui constellait son corps se réanima sous mes paupières, lancinant. C’était devenu sa nouvelle méthode pour nous punir. Après les giffles, les coups de poings et de ceinture. Quel piètre frère je faisais. Incapable de le protéger.

 Je la suppliais d’arrêter, m’excusais avec désespoir pour ce mensonge. Ses mains rouges se saisirent de mes poignets et de nouveau, elle me projetta contre le panneau de la cabine. La molette me cueillit les reins qui irradièrent aussitôt. La douleur pulsa le long de ma colonne jusqu’à ma nuque. Un chapelet d’excuses s’échappait de ma bouche avec automatisme. Je voulais que ça s’arrête. Je ne sentais plus mes doigts et mes pieds, tout s’engourdissait. Tout sombrait. Je dicernais à peine son visage derrière le rideau de glace. Même ses cris se faisaient de plus en plus lointain. J’allais tomber dans les pommes. Peut-être s’en rendit-elle compte, car soudain, la glace cessa de tomber. La pression légère de ses mains s’estompa. Mes dents s’entrechoquaient, mordant parfois l’organe flasque qui me servait de langue.

― Sèche-toi. Et va prier dans ta chambre. Je ne veux pas te voir jusqu’à demain, c’est compris ?

 Grelottant, les bras plaqués contre mes épaules dans un maigre espoir de me réchauffer, je hochais péniblement la tête. Elle secoua ses mains, les essuya dans la serviette qui séchait sur le radiateur et me la lança. Je parvins à la réceptionner à grand-peine.

― Tu as interdiction de sortir de ta chambre. Et interdiction de parler à qui que ce soit. Où est ton téléphone ?

― Dans ma veste, balbutiais-je en commençant à me frictionner.

 Elle acquiesça et s’en alla. Je retirais mes habits dégoulinant et m’attelait à me réchauffer au mieux. Une fois séché, l’esprit embrumé, je me barricadais dans ma chambre où j’enfilais un sweat et un jogging. Ma peau picotait sous l’afflux de sang qui rougeoyait sous mon derme bleuâtre. Ses ongles avaient laissé leur empreinte, formant de petits croissants de lune blancs sur mes épaules. C’était ce qu’il en coûtait de lui mentir.

 Par réflexe, je cherchais mon ordinateur mais comme je m’y attendais, elle me l’avait aussi confisqué. J’étais coupé de tout à présent. Quand des pas se firent de nouveau entendre, je me mis à genoux pour prier sur le parquet, les mains jointes consciencieusement. Autant ne pas lui donner un autre motif pour me malmener.

― Je ne t’entend pas.

 La menace de sa voix aristocratique suffit à me faire frissonner. J’entamais mes lythanies à voix haute. Si je m’arrêtais, elle répétait “je ne t’entend pas !” depuis le couloir. Pourvu qu’Elie soit occupé, pourvu qu’il soit affairé à autre chose. La gorge sèche à force de répéter le Notre Père, je peinais à déglutir. Mon seul répit, et cela fut bien exceptionnel, intervint lorsque papa rentra du boulot et accapara son attention. Je l’entendis redescendre d’un pas lourd et ce fut à nouveau le silence. La porte mitoyenne à ma chambre grinça, puis ce fut la mienne. Encore à genoux, face au mur où elle m’avait projetté, j’attendais. Le sentiment de culpabilité qui m’envahit me lacéra le coeur. Elie posa un verre d’eau à côté de moi, le gobelet de la salle de bain qu’il avait pris le temps de remplir à ras bord. Il s’accroupit et m’enlaça en silence. Son corps tremblait dans mon dos et la certitude de ses larmes m’abattu un peu plus.

― Je…Je suis désolé, murmurra-t-il, la voix brisée.

 Je secouais la tête. Il n’avait rien fait de mal, c’était de ma faute, et je payais le prix. J’avais joué et j’avais perdu. Il me fallait accepter. En bas, la dispute reprit. Tout était de ma faute. Papa lui aussi en prendrait pour son grade. Lui aussi subirait les accès de colères de maman. Tout était de ma faute.

― Retourne dans ta chambre, ne t’en fais pas pour moi, ça va aller.

― J'veux pas te laisser.

― Ca va aller Elie, je te le promets. Si ça dégénère, appelle Alice ou rend-toi chez Julien, d’accord ?

 Sa tête dessina un oui contre mon épaule.

― Quand ça sera plus calme, je t’apporterais de quoi manger.

― Merci.

 Sa prise se raffermit quelques secondes. Je me mordis la langue pour contenir une grimace. Il me relâcha, referma la porte derrière lui et descendit. Le vieux plancher de ma chambre vibrait sous les éclats de voix, je pouvais les entendre distinctement, car une fois n’était pas coutume, mon père s’époumonait aussi. Il me défendait.

 La dispute dura des heures et se déplaça de pièces en pièces. Eliott s’était cloîtrer dans sa chambre, le son de sa télé perçait à travers le mur. Je repris mes prières à voix haute quand ma mère et mon père montèrent, bien qu’ils ne devaient pas m’entendre, leur voix couvrant la mienne. J’attendis pendant ce qu’il me parut une éternité avant que ma porte s’ouvre à nouveau. J’avais planqué le verre que m’avait donné Eliott derrière mon étui de guitare. Lorsqu’un bras enchemisé avança une assiette, je risquais un regard derrière moi. Papa, dont l’épuisement se lisait dans chacun de ses traits tirés, me tendait un plat de lasagne. Je voulus m’excuser mais il refusa d’un geste. Il déposa l’assiette et les couverts à côté de moi et posa sa grande main sur ma tête. Ce geste tendre compressa mon coeur.

― Qu’est-ce qu’elle t’a fait ?

 Sa voix raviva le souvenir du père qui me consolait les nuits d’orage, la même compassion, la même douceur. Je me murais dans le silence, incapable de lui dire pour ce qu’il s’était déroulé. Cela s’était passé si vite que moi-même je n’étais pas sûr. Seule la douleur au creu de mon dos et de mes épaules rendaient tangibles tout cela. Il savait comment elle était, plus que quiconque, alors verbaliser cela ne servait à rien. J’avais suffisamment causé de problèmes, nul besoin d’en rajouter une couche.

― Ren, tu n’as rien fait de mal. Mentir à sa mère, c’est le genre de choses qui arrive à des milliers d’enfants. Ca ne devrait pas être une excuse pour te faire…ça.

 Ma gorge se serra autant que mon estomac. Mes yeux se brouillèrent derrière un flot continu de larmes silencieuses. Papa resta là à caresser mes cheveux. Ce père absent et effacé se montrait présent, son masque impassible toujours bien en place. A la lueur de ma lampe de chevet, je me rendis compte de la marque rouge vif sur son cou. Elle ne l’avait pas épargné. Cette idée fit redoubler mes larmes.

― Elle a pris ses médicaments et s’est calmée. Demain sera un nouveau jour, ça ira mieux, me consola-t-il.

― Papa ? Est-ce qu’elle me déteste ?

 Les yeux sombres de mon père vacillèrent une fraction de seconde. Cherchait-il encore ses mots ?

― Ta mère t’aime, affirma-t-il après un silence. Elle… Elle ne se rend pas compte de ce qu’elle fait.

 Il se tut. J’étais moins idéaliste que lui. Maman savait ce qu’elle faisait. Elle savait m’humilier, me punir, me culpabiliser. Mais la raison profonde, je l’ignorais. Peut-être n’y avait-il aucune raison valable après tout. Qu’elle était juste comme ça. Incapable d’aimer sans frapper.

― Je vais être privé de sorties j’imagine ?

― Oui. Enfin, lorsqu’elle sera présente du moins. Je n’appliquerais pas ses punitions, je pense que tu en as eu assez comme ça. Tu es grand maintenant.

 Je le remerciais et m’attelais à manger la portion de lasagne froide qu’il m’avait apporté. Il récupéra mon assiette et le verre vides et me souhaita une bonne nuit. J’avais eu de la chance cette fois, il était rentré à temps. Ca n’avait pas toujours été le cas. En y repensant, j’étais même surpris qu’il ne sente pas l’alcool et le tabac froid. Il était rentré tôt, peut-être pour travailler au calme. Malheureusement, maman planait déjà comme une ombre menaçante. Pauvre de lui. Comment pouvait-il encore la supporter après tout ce temps ? Ils s’étaient rencontrés jeunes de ce que Maiko m’avait raconté. Ma mère était en Erasmus au Japon, mon père étudiait le journalisme à Tokyo. Ils se sont fréquentés quelques mois, ma mère rentra en France jusqu’à la fin de ses études de commerce. Il l’avait finalement rejoint. Ils se sont mariés jeunes. Et nous ont eu. Un schéma traditionnel à l’époque en somme. Pourtant, notre vie tranquille a vacillé quand maman a commené à prendre ses cachets.

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