Tchin Tchin

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 Le monde tournait trop vite, j’avais l’impression d’être un vinyle sur un tourne disque embarqué dans un bateau en haute mer. J’inspirais et expirais le plus lentement possible mais tout était flou autour moi. Malgré cette sensation désagréable, je me sentais plus léger que jamais : l’air tiédi, la joie ambiante, les corps qui se déhanchaient et cette nuit si belle, c’était grisant !

 La porte de la buanderie s’ouvrit à la volée et je perçus Julien tituber jusqu’au fauteuil attenant au mien ; lui aussi était déchiré. Il le percuta, s’excusa et finit par s’effondrer dedans, ce qui me fit rire.

― Putain je vais me taper une sale gueule de bois, je le sens. lança-t-il en étendant ses jambes sur la table basse.

― On sera deux mon pote. Mais ça fait du bien de se mettre une mine de temps en temps.

― Ouais, t’as sûrement raison. Ca fait oublier toutes les merdes qui te tombent sur la gueule pendant quelques heures…

 Je me redressais dans mon siège avec tellement de peine que j’éclatais de rire.

― Tu vas vraiment déménager ? m’enquis-je en fermant les yeux.

 C’était encore pire, mieux valait les garder grands ouverts.

 Julien se redressa à son tour et vida sa bouteille de bière en quelques gorgées. A quel point était-ce la merde pour qu’il en arrive là ? Alors que j’envisageais un autre sujet de conversation face à son mutisme, il finit par répondre :

― Mon vieux est en train de négocier pour racheter la maison. Moi j’ai juste envie d’y foutre le feu et de me cramer avec. Tous les jours je me lève avec l’espoir que maman et Raph soient dans la cuisine ou dans le jardin, que je vais me réveiller de ce putain de cauchermar et qu’elle sera là à me consoler…Mais dès que je descends, c’est le silence. Il n’y a que moi. Et ça me rappelle qu’elle est…

 Sa voix se brisa. Dans le silence de la nuit, Julien craqua, et je restais là, à ne pas savoir quoi faire hormis lui tendre la bouteille de jäger qui trainait. Il en but quelques gorgées, reniflant bruyamment, avant de me la tendre à son tour. Mon ventre n’allait pas apprécié mais tant pis. J’en avalais une lampée qui brûla mon œsophage mais apaisa curieusement mes crampes d’estomac.

― Tu lui en as parlé ?

― Non, pas encore. Je doute qu’il change d’avis, il n’a pas envie de nous changer d’école ou quoi que ce soit, enfin…Il veut surtout s’en tenir aux dernières volontés de maman. On est allés chez le notaire pour signer de la paperasse, ça été une purge.

― L’administration française dans toute sa splendeur, ironisais-je, tu m’étonnes ! Et Raph ?

― Il est ingérable. Je pensais le canaliser, je l’avais préparé à l’éventualité que maman y passerait, mais ça n’a pas empêché le désastre. Je n’en pouvais plus ; je suis resté trois jours avec depuis qu’elle est partie et j’ai pété les plombs. Ça va parce que ses potes se sont relayés pour l’occuper un peu mais dès qu’ils partaient on se foutait sur la gueule ou alors il repartait à chialer pendant des heures.

― C’est pour ça que ton grand-père l’a récupéré ?

― Ouais. Je lui ai dit que ce n’était plus possible, qu’il devait le prendre parce que j’étais en train de câbler et il a accepté. Maintenant je sais pas ce qui est pire entre l’entendre pleurer nuit et jour ou ne plus le voir… Donc merci pour cette soirée, je crois que c’est ce dont j’avais le plus besoin.

― C’est Elie qu’il faut remercier.

 Julien s’apprêtait à répondre quand brusquement Asma réapparut depuis la même porte. Elle jeta un coup d'œil à Julien puis dans ma direction, l’air préoccupée.

― Désolée de vous interrompre les garçons…Ren, tu peux venir une minute ?

― Euh ouais, j’arrive.

 Je me relevais tant bien que mal, titubant jusqu’à elle. Un frisson me parcourut au souvenir de notre baiser, à moins que ce ne fusse un rêve ? Elle me prit à part pour me prévenir que mon père était rentré et qu’il n’était pas dans son état normal. Cette info suffit à me désaouler. Elle m’indiqua qu’elle l’avait aperçu dans le salon en compagnie d’Eliott, ce qui me rassurait à demi. Je la remerciais et m’empressais de me faufiler à travers les nuées d'invités qui squattaient la cuisine pour se resservir dans les cubis perchés sur le plan de travail et la table. Il faisait une chaleur monstrueuse, j’en avais des suées. Lorsque j’arrivais dans le salon je les trouvais effectivement, tous les deux arrachés, en train de jouer à Mario Kart, entourés par Arthur, Florian et d’autres camarades qui soutenaient l’un ou l’autre. En dépit de ma gêne parce que mon père était rentré encore ivre, je ne pus m’empêcher de sourire face à ce tableau. J’immortalisais ce moment.

 Louis et Emma, des camarades de Seconde, me firent signe de les rejoindre derrière le canapé, s’enthousiasmant de ma “chance” d’avoir un père aussi cool. Les leurs les auraient tués s’ils avaient organisé une pareille soirée sans leur accord. Était-ce réellement une chance ? Eliott et mon père échangeaient en japonivre, je ne comprenais qu’un mot sur trois, mais ils semblaient se lancer un défi. Mon père se releva et chercha la clef de son bar et en sortit encore plus d’alcool. Eh merde, ça commençait à déraper. Je tentais de le raisonner mais il n’écouta pas, disposant des verres à shot sur la table basse en demandant à qui le voulait de se servir. Il versa un mélange de rhum arrangé et de whisky dans chacun des verres et enquit les invités d’avaler le tout s’ils en étaient capables. Hilares, mes camarades dont les deux frères se saisirent du mélange maudit, trinquèrent à la santé de mon père et gobèrent leur shot en grimaçant.

― Tchin tchin ! lança Arthur, avec un train de retard.

 Elie et papa partirent dans un fou rire sous le regard éberlué de notre ami. Papa repassa en français pour expliquer la raison pour laquelle on ne trinquait pas de cette façon au Japon : il venait, sans le vouloir, de déclamer un magnifique "grosse bite !". Les convives partirent à leur tour dans un fou rire généralisé. Papa resservit tout le monde de son curieux mélange.

― On dit “kanpai”, poursuivit-il en se saisissant de son propre shot. Il m’en tendit alors un en m’adressant un clin d'œil.

Je soupirais. J’aimais ce père là, ce grand gamin qui faisait marrer la galerie et qui s’ennivraient avec ses fils. Comment pouvait-il être si différent sobre ? Pourquoi ne pouvait-il pas être ce père cool tout le temps ? Je me saisis du verre et l’on trinqua tous ensemble, dans un joyeux “kanpai”. Le Japon me manquait.

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