chapitre 33

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Cette affaire prenait une tournure grave : une disparue, peut être un cadavre… qui n’était pas celui d’Évelyne. Un drame s’était joué ici. Avec les compères châtelains à la maneuvre, elle en aurait donné sa tête à couper.

Adelina avait promis une visite à Paulette Massonnet, qu’elle n’avait plus envie d’honorer. Elle ne s’en sentait pas capable, pour l’heure, c’est pourquoi elle avait demandé au chauffeur de rouler. Elle avait ce pouvoir de s’assoupir sur commande et de récupérer très vite, héritage sans doute des folles années où elle suivait son mari dans toutes ses équipées, que ce soit pour le travail ou pour le plaisir… son plaisir à lui naturellement. Elle se força à s’endormir.

Elle se réveilla devant un portail peint. Le moteur ronronnait.

— Je me suis permis de demander mon chemin. Nous y sommes, Madame.

— Quelle heure est-il ?

— Il est presque cinq heures.

Une dame aux cheveux très blancs s’appuyait sur une canne pour descendre l’allée. Elle entrebâilla la barrière, détailla la visiteuse sortie de la voiture, de haut en bas, lèvres pincées :

— Ainsi, c’est vous !

Encore un accueil chaleureux, songea Adelina tandis que Paulette Massonnet lui tournait déjà le dos. Interprétant cette attitude comme une invitation, elle eut un geste pour Lucio signifiant qu’elle allait se débrouiller, et emboîta le pas du professeur de musique.

— Je sais qui vous êtes…

La phrase de Paulette Massonnet résonna comme une menace, sitôt le seuil franchi.

— Anne et ses parents étaient mes voisins pendant la guerre. J’ai vu quand l’Italien l’a emmenée, et je sais pourquoi elle est revenue, la pauvrette, avec ses trois orphelins de père !

Adelina n’en pouvait plus, elle renonça :

— Bien. Je m'excuse du dérangement, mais finalement je ne crois pas que nous ayons quoi que ce soit à nous dire. Je vous souhaite le bonsoir.

— Ah non ! vous n’allez pas vous en tirer comme ça !

Avec une agilité surprenante, l’autre s’était faufilée entre Adelina et la porte, lui bloquant la sortie. Les deux femmes se faisaient face, amères, menaçantes.

— Pourquoi avez-vous accepté que je vienne vous voir ?

— Parce que je veux savoir ce qui est arrivé à Anne en Italie.

Sa voix baissa d'un octave :

— Parce que depuis que j’ai perdu mon Évelyne, les questions me hantent. Les regrets aussi…

— Des questions… des regrets… J’en suis au même point. Si je vous parle d’Anna, me parlerez-vous d’Évelyne ?

— Quand elle est partie cette nuit-là, ses parents étaient dévastés.

Adelina recommença le récit qu’elle avait déjà livré, à la clinique de Piombino, des mois plus tôt. Elle expliqua les liens complexes qui avaient uni Enzo et Anna. Elle termina :

— Je vous jure qu’il ne l’a jamais trompée avec moi, je jure avoir tout tenté pour qu’ils restent ensemble, je jure que j’aimais ces enfants comme les miens. Croyez-le ou non.

La note de défi dans sa voix eut pour effet de doucher l’agressivité de Paulette. Celle-ci avoua :

— Anne ne voulait pas que les pitchounets parlent de vous ou de leur père. Je pense qu’elle faisait une dépression. Évelyne en a beaucoup souffert, heureusement qu’Étienne était là pour s’occuper d’eux. Étienne, c’était leur instituteur…

— Je connais Étienne. J’ai passé la nuit d’hier à discuter avec lui.

— Ah ? Alors vous savez comme cela a été difficile pour eux tous… Anne est venue me voir après la guerre, pour savoir ce qu'étaient devenus ses parents. Je n’avais pas grand-chose à lui dire : un soir, leur maison était vide, ils ont dû être arrêtés par la Gestapo, comme les autres… Elle les a cherchés pendant des mois et puis elle s’est résignée. Elle n’en a jamais plus parlé. Elle a fait sa vie. Puis elle est morte à son tour. D’une hémorragie cérébrale. Elle au moins n’a pas souffert. Elle avait assez souffert dans sa vie…

Un long silence. Une paix armée. Elles ne s’appréciaient pas, mais une sorte de respect s’installait, comme entre des adversaires de même force. Paulette passa de la mère à la fille, au gré de ses souvenirs :

— Évelyne a toujours eu des passages difficiles, des moments où elle ne voulait voir personne, d’autres où elle s’enfonçait dans l’addiction. Souvent elle venait chez nous pour reprendre pied. Tout a changé avec le château. Ce château, il aurait dû être son salut, il a été sa tombe. C’est la conclusion à laquelle je suis parvenue. On est tous responsables, moi la première, c’est moi qui l’y ai amenée. Elle allait mieux à cette période : elle travaillait à Montpellier, elle ne fréquentait plus ces fripouilles. Mais elle a hérité d’une grosse somme à la mort de son père. Elle n’en voulait pas, de ces sous, elle ne voulait plus entendre parler de Vincent et de l’autre Agnesi.

Le cœur d’Adelina se serra. L'injustice du jugement envers Enzo la révoltait, mais qu'y pouvait-elle maintenant ? Au moins la femme partageait-elle son avis sur les Quenaille. Celle-ci continuait à raconter :

— Ils lui sont tous tombés dessus. Anne et Étienne, les premiers. Alors, je lui ai dit que s’il elle ne réclamait rien pour elle-même, elle pouvait utiliser l’argent pour faire quelque chose de bien. Elle a acheté le château de Lascours. Elle en était amoureuse. Elle a travaillé comme une forcenée, je ne l’avais jamais vue aussi heureuse, aussi vivante. Elle gérait les chantiers de restauration, nous montions une Académie de musique, elle triait les ouvrages de la vieille bibliothèque, elle accueillait les enfants des écoles… Même Anne venait l’aider de temps en temps, elles s’étaient rapprochées. Les Quenaille n’ont pas tardé à s’inviter, vous pensez bien ! Ils l’ont convaincue qu’elle avait besoin d’eux et ils ne l’ont plus lâchée. La pauvre était sous leur emprise. Ils se sont installés. Ils l’encourageaient, ils l’avaient surnommée « la comtesse », ils la flattaient pour mieux la tenir en laisse. Quand Anne est morte, Évelyne s’est effondrée. Ils l’ont envoyée se faire soigner loin des yeux du village. La rumeur qu’ils ont lancée disait qu’elle avait un cancer. Ces bandits : je les ai vus tout manigancer dans l’ombre. Ils l’ont tuée et ils ont tout raflé. Si seulement cet héritage n’avait pas existé…

Elle regarda Adelina droit dans les yeux :

— Si vous aviez pu la laisser tranquille.

Adelina scruta son accusatrice d’un air las et décida de ne pas relever :

— Écoutez, la journée a été longue. Je suis venue à la rencontre d’une enfant qui m’était chère, mais je ne l’ai pas trouvée : pour son père elle était un bon petit soldat courageux, pour les Quenaille une amie généreuse, pour son personnel une artiste triste et solitaire, pour vous une victime. Et son frère la considère comme un monstre d’égoïsme…

Elle abattit sa dernière carte sans pouvoir se défendre d’un frisson de triomphe :

— Quant à moi, je côtoie une jeune femme brisée qui cherche à reprendre en main son existence et qui a besoin d’aide. Évelyne est vivante, et elle est chez moi.

— Évelyne ?

— Vous serez la seule personne à le savoir ici, en France… à part les Quenaille, qui ont certainement organisé son départ. Elle a failli mourir, mais elle vit.

Paulette s’appuya sur la table de salle à manger pour se relever, passa, en tenant le mur, dans une autre pièce, revint avec deux verres de cuisine. Elle repartit en silence et rapporta cette fois une bouteille remplie d’un liquide clair légèrement jauni. Elle en proposa de la tête à Adelina, qui acquiesça sans un mot.

Cette dernière ignorait pourquoi elle lui avait fait cette confidence : besoin de partager un secret trop lourd ? Manque d’énergie pour se taire encore ? Envie de défier cette femme qui lui en imposait ?

Paulette, reposant son verre, formula le problème :

— Qui a-t-on enterré au château alors ? Qu’est-ce qui s’est passé ? Évelyne, qu’est-ce qu’elle vous a dit ?

— Rien. Elle va mal. Elle ne sait pas que je suis ici.

— Je dois la voir.

Adelina opina :

— Nous repartons aujourd’hui. Je vous emmène si vous le souhaitez. Vous logerez chez moi.

Cette proposition, elle ne l’avait pas préméditée non plus, mais après tout, pourquoi pas ? Elle était prête à envisager n'importe quel électrochoc qui sortirait Evelyne de son marasme. Plus égoïstement, elle espérait que celle-ci lui dirait la vérité, en présence de Paulette. 

Elles prirent un repas frugal en compagnie de Gustave, le mari, de retour de son atelier, maculé de peinture, un brave homme parfaitement dépassé par les évènements, ce dont il avait manifestement l’habitude.

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