chapitre 2

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« Quelles sont vos relations avec la dame qui vous héberge ? » C’est la première question d’Elizabeth. J’y réfléchis, dans ma chambre. Elle attaque fort. J’aurais pu anticiper.

En effet, lors de la dernière consultation, quand elle s'est souciée de la personne qui m’attendait dehors, dans la voiture, je n’ai eu d’autre choix que de les présenter l’une à l’autre : « Elizabeth, mon médecin. Adelina, une amie de mon père, qui m’héberge ». Chacune de nous trois a interprêté simultanément le sens du mot amie.

Ce choc dans mes omoplates : ma mère qui se retourne dans sa tombe. Voilà, c’est sorti. Fin du non-dit, le pot autour duquel nous tournions, Adelina et moi, depuis des semaines. Comme quoi la psychothérapie permet d’avancer !

Je vais écrire que je ne connaissais pas cette dame, Adelina. Qu’elle m’a recueillie. Qu’elle m’aide au jour le jour. Qu’elle est la seule qui se soucie encore de moi.

Les larmes montent. Ce ne sont plus les larmes d’effroi auxquelles je suis habituée mais des larmes de détresse, de souffrance, les premières à jaillir depuis ma vie d’avant. Je suffoque, je me barbouille, j’accueille tremblements et gémissements comme une terre aride reçoit la tempête. Et la colère monte enfin. Je saisis le carnet encore vierge, le projette violemment contre le mur. De quel droit cette Elizabeth m’oblige-t-elle à souffrir encore ? Je suis debout, gonflée par la rage, et je sens la révolte : les dents serrées, les glandes salivaires durcies, la gorge nouée, les pectoraux tendus, les poings fermés. Je suis puissante, je prends de plus en plus de place, je pourrais détruire les meubles et les bibelots qui encombrent cette chambre. Je pourrais. L’image du doux visage d’Adelina me retient.

Je ne redoute pas ses reproches - elle ne m’en ferait pas - mais sa peine ; je sais qu’elle est attachée à toutes ces reliques qu’elle amoncelle. Je m’accroche à cette image pour me calmer et me retrouve tenant le portrait de ma mère. Je lui parle, d’une voix chevrotante aux accents d’enfance : « Pardon, maman. Aide-moi s’il te plaît. Je sais que tu es là et que tu veilles sur moi… mais elle… C’est la seule que j'aie ici ! Dis-moi que tu comprends. Dis-moi que tu es contente que quelqu’un s’occupe de moi, même si c’est elle. Tu sais que je n’ai pas eu le choix ? C’est Vincent… non, non, ce n’est pas ce que j’ai voulu dire. Il fait ce qu’il peut. Tout est ma faute ».

Je sens revenir du passé les visions terrifiantes. Je me cabre pour les repousser. Non, non, pas ça !

Je repose le cadre et me précipite sur le carnet qui gît à mes pieds, l’ouvre sur mes genoux, saisis le stylo et contrains mes pensées : Adelina.

Je ne connaissais pas cette dame, avant d’être amenée ici. Elle apparaît dans quelques-unes des images floues que je garde des premières semaines à la clinique. Mon frère lui parlait en italien. Je me souviens avoir reconnu le timbre de sa voix, surprise de ne pas le comprendre. La voix de Vincent en italien… je crois que c’est le premier étonnement qui m’a sortie de ma torpeur. Avant même l’incongruité de sa présence à mon chevet, lui que j’avais banni de ma vie pour toujours.

Elle était là quelquefois à ses côtés et je suis sûre de l'avoir remarquée ensuite, seule, assise dans ma chambre. À moins que je n’aie reconstruit ce souvenir-là aussi. Tout est si flou.

Un jour, on m’avait déposée dans le jardin surplombant la mer. Songeais-je aux plaisanciers lointains, ou plus probablement à rien ? Vincent était apparu dans mon champ de vision face au soleil, costume, cravate et chaussures luisantes, mâchoire carrée, coupe courte grisonnante : « On y va. Adelina t’attend pour t’emmener à Cecina ». Le ton sévère mâtiné d’un accent italien, encore. Cela m’avait fait sourire. Il avait paru écœuré en retour, dégoûté par sa propre sœur. Il avait regardé derrière moi, impatient d’en finir.

Je l’avais suivi docilement, le cœur serré d’angoisse, les tempes battantes, alors que j’aurais voulu rentrer dans le bâtiment, retrouver le réconfort des couloirs et le regard rassurant des soignants. Il m’avait poussé dans une voiture inconnue à la conductrice vaguement familière. Mon cerveau avait mouliné en vain pour remettre les éléments à leur place. Vincent avait dit : « Merci Adelina. Il faut que je parte maintenant. Je t’appelle pour savoir comment ça se passe. » Il avait fermé la portière sur moi. Je l’avais regardé s’éloigner, dépourvue de volonté et sans espoir qu’il fasse volte-face.

Je relis les premières phrases que j’ai notées au fil de mes souvenirs. Je mentionne beaucoup trop Vincent. Je conjecture que la prochaine question d’Elizabeth, profitant de l’ouverture que je lui offre, portera sur lui. Par ailleurs, la licenciée ès lettres, que je suis apparemment encore, s’insurge des maladresses qu’elle a enchaînées comme des perles. Aucune importance… La psy veut du « qui me passe par la tête », pas une œuvre littéraire. Je suis bien trop occupée à censurer mes pensées les plus noires pour me soucier du style. Est-ce que j’ai le droit d’arracher des pages ? Il faudra que je précise cette règle avec elle. Au demeurant, les spirales me permettraient de le faire sans qu’elle le remarque. Je raisonne comme si j’étais engagée dans un jeu d’échecs : anticiper les coups de l’adversaire, cacher mes intentions... Voilà longtemps que ma tête n’avait plus été capable d’aligner autant de pensées à la suite. C’est grisant.

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