chapitre 3

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Que dire d'Adelina ?

Elle m’a petit à petit ramenée à la vie. À une forme de vie. Elle savait disparaître lors de mes longues apathies et profiter de mes éclairs de présence pour me tirer doucement par la main vers le potager. L’instant d’après, je me surprenais à peler une tomate qu’elle saupoudrait de basilic haché et d’ail frais. Elle m’installait sur la terrasse. Me déplaçait à mesure de l’avancée de la morsure du soleil. M’apportait une couverture à la tombée du jour. M’asseyait sur la plage les pieds dans l’eau, me couvrait d’un chapeau à larges bords et me regardait dessiner des visages sur le sable humide.

Je n’exprimais aucun intérêt. Pire, je ne remarquais rien de ce qui m’entourait. Comment était ma chambre ? La maison ? Je l’ignorais, mon cerveau n’imprimait pas. Et pourtant je voyais car j’évitais les meubles, j’entendais puisque je venais docilement lorsqu’on m’appelait, je sentais le froid sur ma peau, le goût des aliments sur ma langue.

À la clinique, on renouvelait mon ordonnance, on s’entretenait avec Adelina en ma présence, on me soumettait à des tests. Tout cela ne me concernait pas.

Puis les cauchemars apparurent, avec les flashs. D’après Elizabeth, j’avais commencé mon retour parmi les vivants. Ce fut douloureux. Je ne fermais plus les yeux sans retrouver mes fantômes grimaçants, hurlants, ricanant, demandant des comptes. À chacun de mes réveils, Adelina était là, un verre de lait sucré à la main. Bientôt les angoisses envahirent aussi mes journées. Mon corps tendu, aux muscles endoloris, sursautait au moindre bruit. J’aurais pu décider d’abandonner. Seule, je l’aurais fait.

C’est alors que nous prîmes l’habitude de promenades sur le rivage. Nos échanges étaient laconiques : « Tu as faim ? Non merci. Tu veux marcher encore ? Oui. On passe à table. D’accord… »

Peu à peu, je me remis à regarder autour de moi. Sans curiosité. Par désœuvrement. Pour échapper à mes démons intérieurs.

Je me familiarisais d’abord avec les animaux de la maison, sortes de génies naturalisés qui ornaient les murs de chaque pièce. La perdrix au-dessus des fourneaux, la tête de cerf sur la cheminée, celle de l’antilope dans le vestibule… Et tous les autres petits mammifères à queue figés dans des postures cocasses. Feu monsieur le Comte chassait  ; il aimait à afficher ses trophées dans sa villa de plaisance. J’avais pris l’habitude de saluer intérieurement chacun d’eux au cours de mes déplacements, comme pour obtenir l’autorisation de passer d’un endroit à un autre.

La bête empaillée que j'affectionne se trouve sur ses pattes, et allonge son groin par-dessus l’accoudoir du canapé. C'est un sanglier. Il accompagne notre whisky du soir, qu’Adelina prend à heure fixe comme un médicament. « Cela aide à s’endormir », affirme-t-elle rituellement à l’entrée de Massimo, tenant à bout de bras le plateau d’argent chargé de deux lourds verres en cristal taillé et d’un flacon assorti. Massimo, majordome à l’anglaise, a dû se trouver attaché à la villa depuis l’origine. A l'époque, il virevoltait probablement. Aujourd’hui, il se redresse péniblement avant de franchir le seuil, en même temps qu’il se racle la gorge, tel un acteur avant d’entrer en scène. Il serait mortifié d’intercepter nos regards gentiment moqueurs. Je suis convaincue qu’il n’a pas conscience de sa démarche traînante. Le sanglier de la maison a un nom. Il s’appelle Brutus, car il a participé du funeste destin de sa mère en l'entraînant au milieu des chasseurs.

Au cours de nos longues soirées, Adelina me narrait volontiers ses aventures, ainsi que celles des autres animaux recueillis bien vivants par son défunt mari, après les avoir rendus orphelins. Elle avait pris l'habitude d'illustrer ses anecdotes en me montrant leurs photographies dans ses innombrables albums souvenirs. Il y avait eu deux ânes, à qui on avait dû interdire l’accès au salon car ils déséquilibraient les meubles de leur croupe brimbalante... « Dieu merci, ceux-là n’étaient pas capables de monter les escaliers ! » s’était exclamée Adelina en tournant les pages, dévoilant un cliché de son mari partageant un déjeuner au lit, avec un Brutus encore jeune et un lion déjà adulte. Je m'étais demandé si le sanglier avait su que les yeux de verre de sa mère laie le contemplaient d'en haut, depuis le mur.

Un grand nombre d’hommes et de femmes peuplaient également les albums photos. Jeunes gens aux regards francs, à l’air affirmé, au sourire heureux, en maillots de bain, en tenues de sport immaculées, en smokings et robes du soir… Parmi eux, je faisais semblant de ne pas reconnaître mon père. Adelina se raidissait imperceptiblement à chaque fois qu'il apparaissait, jusqu’à ce que mon manque de réaction la rassure. Comment, raisonnait-elle sûrement, aurais-je pu me souvenir d’un père que j’avais quitté à l’âge de cinq ans ? La ressemblance avec Vincent existait, mais elle était lointaine. Elle ne savait pas que notre soeur Marta avait été le portrait de papa, ni que sa venue chez nous, à Nice, restait gravée dans ma mémoire.

Adelina vit dans un palais à Florence lorsqu’elle n’est pas ici avec moi. La villégiature de Cecina n’a pas dû être beaucoup fréquentée ces dernières années ; les objets, la vaisselle, les tentures, les tapis sont défraîchis. Des piles de magazines people datés encombrent les guéridons. J’ai croisé sur leur couverture les regards de Claudia Cardinale, de Brigitte Bardot, des Kennedy… « Mâchez Hollywood »… « Pour Noël, offrez un produit Kodak »…Adelina pilote une antiquité, une Alpha Roméo que Massimo et elle surnomment « la Spider », et qu’elle sort exceptionnellement du garage pour m’emmener à la clinique.

Le jardin, même méticuleusement entretenu, témoigne lui aussi d’une grandeur révolue. La couleur verte des volets a passé, les coussins du salon de jardin sont usés jusqu’à la trame, le carrelage de la terrasse perd sa patine, l’allée qui mène à la plage s’ensable.

La maison se fane. Elle accepte son destin de musée, de bonne grâce, me semble-t-il. J’y suis bien, à l’abri. Je lui ressemble de plus en plus.

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