Lucie

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Lucie raccroche son téléphone. Elle lève les bras pour étirer son dos douloureux tout en considérant l’horloge sur le mur de la salle de contrôle. Il n’est que 3h50. La nuit promet d’être longue. Juste à côté, un écran où des dizaines de webcams affichent différents lieux de la ville de Nantes. Elle jette un œil sur sa droite où Eric, son coéquipier, est encore en ligne avec un de leurs « clients », M. Vince.

Quatre années au Centre d’Information et Commandement ! Son job consiste à répondre aux appels du 17 et du 112 afin de mettre en place les moyens nécessaires pour venir en aide à la population. Son travail de téléopératrice au C.I.C est toujours aussi passionnant, même malgré les requêtes de ces fameux « clients », ces personnes un peu perdues et seules qui téléphonent à Police Secours pour un oui ou un non et monopolisent la ligne, empêchant les vrais appels de détresse d’aboutir… Celles qui téléphonent pour raconter leur vie ou qui appellent à défaut d’avoir une vie, cherchant seulement le réconfort de ces fonctionnaires au service de la sécurité. Faites le 17 et vous aurez probablement une chance de tomber sur la voix rassurante de Lucie. Son dernier appel était une affaire d’ivresse sur la voie publique et après en avoir discuté avec son commandant, Thierry, ils ont décidé d’envoyer une patrouille sur place.

Son téléphone semble s’être mis au repos. Elle en profite donc pour aller se servir une tasse de café. Au passage, elle croise le regard d’Eric qui s’évertue à réconforter M. Vince qui a pris peur lorsque des jeunes de son quartier ont lancé des feux d’artifice et des pétards pour fêter leur réussite au baccalauréat. De retour à son poste, elle observe les allées et venues aux abords du centre-ville et de la gare via la caméra. Son sixième sens lui crie que cette nuit va être chargée. Elle profite de ce petit moment de répit finalement trop court puisque son fixe sonne à nouveau.

— Police Secours, j’écoute !

— Heu… Heu…

Une voix d’enfant. Une voix très jeune, même. Lucie pense à un canular. Mais avant de couper la conversation, elle doit en être sûre.

— Oui ? Je t’écoute. Tu as quelque chose à me dire ?

— Je ne sais pas.

Le petit chuchote. Certainement un complice de blague… Elle lui laisse une autre chance.

— N’aie pas peur. Tu peux tout me dire. Même si c’est bizarre. Ok ?

— Et bien… Je crois que j’ai tué ma mère.

Le sang de Lucie se fige d’un coup. Une si petite voix d’enfant… Un jeune garçon apparemment. Pas plus de 10 ans. Cela ne ressemble pas à une blague. Le gamin est sérieux. Personne ne rigole derrière, même si Lucie sent une présence à ses côtés.

— D’accord… Comment tu t’appelles ?

— Valentin.

— Ton nom de famille ?

— Valentin Mace.

Lucie note les informations à toute vitesse sur son ordinateur : nom, prénom, adresse. Elle fait un signe à son commandant pour qu’il vienne écouter la conversation.

— Très bien. Est-ce que tu es blessé ? s’inquiète-t-elle.

— Non.

— Et ta maman ? Elle est blessée ?

— Elle est morte, répond-il.

Cette réponse hérisse les poils de Lucie. Non pas le fait qu’un gamin lui annonce la mort de sa mère. Non. C’est la froideur avec laquelle Valentin le fait. Cette absence de sentiments dans la voix n’est pas normale dans la bouche d’un si jeune enfant qui déclare le décès de sa maman…

— Elle est tombée ? Elle a pris des médicaments ?

— Non.

— Et ton papa ? demande-t-elle.

— Je ne sais pas… Je…

Rechuchotement. Lucie explique rapidement à son supérieur qu’il y a quelqu’un qui parle avec l’enfant. Elle réfléchit à mille à l’heure. Elle imagine déjà le père derrière, en train de dire au garçon ce qu’il doit dire pour le disculper. À tous les coups, c’est une affaire de maltraitance. Le père aurait frappé un peu trop fort et veut maintenant faire porter le chapeau à son fils… Elle insiste.

— Est-ce que c’est ton père que j’entends ?

— Non ! dit vivement Valentin.

— Tu es avec quelqu’un pourtant ?

— Ben… Non ?

— Avec qui parles-tu ? Je l’entends, Valentin. Il ne faut pas mentir à la police, c’est très grave. Tu le sais, n’est-ce pas ? tente Lucie.

— Avec Batman, répond le petit.

— Ha bon ? Ok ! fait-elle, décontenancée. Et est-ce que je peux parler à Batman, moi aussi ?

— Il ne veut pas.

— Ok. Est-ce que tu es d’accord pour que j’envoie de l’aide pour ta maman ?

Le gamin s’éloigne à nouveau pour discuter avec son superhéros. Lucie en profite pour jeter un œil à son supérieur, qui lui fait un geste d’acquiescement signifiant qu’il est d’accord pour envoyer une équipe sur place. Valentin reprend le téléphone.

— C’est oui ! dit-il.

— Bien, je demande à une ambulance de venir chez toi, alors. Est-ce que tu sais où est ton père ? questionne Lucie.

— Oui, il est sur la table.

Lucie ne comprend plus rien. Peut-être que le père est en train de cuver, affalé sur la table…

— Est-ce que tu peux lui dire de venir me parler ?

— Ben non ! Il est… Ben… Il est mort, aussi.

Finalement, Lucie se demande si ce n’est pas un canular. Une voix d’enfant super bien imitée par un adulte qui semble n’avoir rien d’autre à faire à 4h du matin. Elle inspire un bon coup et se récite intérieurement la règle d’or de son métier : «toujours prendre au sérieux les appels de détresse», même si c’est pour se rendre compte que c’est un paumé qui vous a baladé. Encore plus si c’est un enfant qui déclare avoir tué ses parents ! Il faut se rendre sur place et constater les faits. Dans un petit coin de sa tête, Lucie se dit qu’elle préférerait que ce soit un canular. Imaginer un petit Valentin, seul chez lui, en train d’assassiner père et mère… Cela paraît surréaliste. Elle décide d’entrer dans le jeu de son interlocuteur.

— Ton papa est mort ? Et c’est toi qui l’as tué, aussi ? demande-t-elle en se faisant la réflexion que cette conversation était complètement dingue.

— Non ! C’est Batman. Moi, j’ai juste tué maman ! se défend l’enfant.

Ok, cette conversation est définitivement complètement dingue !!! se dit-elle

— Mais tu es sûr qu’ils sont morts tous les deux ? Parce que tu sais, il y a une ambulance qui va arriver chez toi et ce n’est pas un jeu de faire venir des ambulances pour rien…

— Oui. Ils sont morts. J’en suis sûr, affirme Valentin.

— S’ils sont morts, je vais aussi t’envoyer la police… Tu le sais, ça aussi ?

— Oui, Batman me l’a dit, répond-il, penaud.

— Bien.

Thierry dit discrètement à Lucie que la patrouille est en route. Deux coéquipiers qui vont se retrouver en face d’un canular ou en face d’une scène d’horreur.

Lucie a fait son job !

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