Je crois que j’ai entendu du bruit sous le lit.

Mon amie du dessus s’est encore réveillée. C’est la troisième fois cette semaine. Mauvaise nuit et mauvais rêve. Ses gémissements m’ont réveillé moi-aussi, impossible de dormir tranquille ces temps-ci. Moi qui étais en grande conversation avec un mouton de poussière, nous voilà interrompus. Heureusement, un Papa semble être arrivé en renfort.

• Tu as fait un mauvais rêve Caroline ?

De mon expérience, les Papa sont bien moins sautillants et colorés que les Caroline. Je n’aime pas le dessous de leur lit d’ailleurs. On y trouve que des pantoufles aigries, des vielles valises têtues et des chaussettes sans conversation. Et leur lecture du soir, quel ennui ! J’ai eu un jour un voisin du dessus qui ne lisait que les aventures d’une petite bourse. Des chiffres, qui grimpaient le matin pour redescendre le soir, ce qui le contrariait grandement. Avec Caroline, c’est différent. Sous son lit, j’ai tout le loisir de clignoter, biper et chantonner avec mes compagnons du dessous. Le matelas est affaissé, signe que le Papa s’est assis sur le lit. Alors qu’il lui raconte une histoire, je suis attentif. C’est mon moment favori. Caroline a choisi celle avec les crocodiles arc-en-ciel, ma préférée. Le Papa fait des grosses voix terrifiantes et de petites voix aigrelettes pour ponctuer le récit. Alors que l’histoire est terminée, le Papa se lève pour partir mais Caroline insiste :

• Tu veux bien regarder ?

Un soupir, puis deux genoux se posent lourdement sur la moquette. Le regard du Papa me balaye sans s’arrêter.

• Il n’y rien, tu peux dormir tranquille mon ange.

Les Papa ne me voient jamais. Juste une moquette rose et de la poussière. Au fait, je me présente. Je suis le monstre sous le lit.

***

Un orage a éclaté cette nuit. Caroline ne s’en formalise pas. Elle qui d’habitude se réveille à la moindre mouche qui vole, la voilà bercée par le tonnerre. Moi, je n’aime pas les orages. Ce soir, la pluie battait si fort les carreaux que je n’ai pas entendu l’histoire du Papa. A tous les coups, c’était celle avec les crocodiles arc-en-ciel ! N’y tenant plus, je décide de me glisser doucement dans la chambre. La pièce est plongée dans la pénombre. Je m’avance doucement. Mon regard tombe alors sur une couverture colorée. Dessus, un grand animal gris en costume vert a une couronne sur la tête. Je saisis le livre. C’est la première fois que j’en tiens un dans les mains. Tout excité, je l’ouvre, mais aucune histoire ne commence, le livre reste muet. Peut-être faut-il toujours un Papa pour faire parler les livres ? En tournant les pages, je vois que les images sont accompagnées de petits caractères curieux.

• Tu dors pas ?

La petite voix me fait sursauter. Je bute dans une lampe à motifs papillons, marche sur un camion de pompier qui n’avait rien à faire d’autre que se trouver sous mes pieds et finit dans une armoire entre un déguisement de cow-boy et une panoplie de reine des neiges. Je suis embêté. J’ai une réputation à tenir, et la voilà compromise par un diadème de princesse qui me tombe sur les yeux. Caroline me regarde, la tête penchée sur le côté. Ses yeux s’arrêtent sur le livre entre mes mains.

• Tu veux lire une histoire ?

Lire est un pouvoir de Papa habituellement. Mais Caroline à l’air déterminée alors je lui tends le livre. A la lumière de sa lampe de chevet, Caroline commence l’histoire. Quand Caroline lit, les mots sont comme bloqués sur un chemin en côte. Ils sortent lentement, en secousses saccadées. Parfois dans le mauvais ordre. Elle se concentre et persévère. Son doigt suit les petites lignes et elle me montre les images. Cette nuit-là, elle me raconte le voyage d’un éléphant, ami avec un ouistiti.

Les nuits suivantes, je reviens la voir quand le Papa est parti. Caroline pose un livre sous le lit et nous le lisons ensemble. Nous remplissons sa chambre d’histoires. D’un tour du monde en montgolfière, nous partons à la chasse au trésor sur une île, pour nous retrouver ensuite en partance pour la lune. Elle est de plus en plus douée pour faire parler les livres. Parfois au cours d’un combat de pirates ou d’une bataille spatiale, elle se lève et saute sur son lit en criant. Je ne suis pas certain que cela soit marqué dans les petits caractères curieux.

Cette nuit-là, nous lisons notre livre préféré. Soudain, l’histoire s’arrête. Le livre s’est tu. Caroline s’est rendormie. J’éteins sa lampe et retourne sous le lit. J’ai gardé le diadème, et je sers le livre contre moi. J’ai choisi un prénom dans les histoires de Caroline. Je me présente, Alabordage, monstre sous le lit, amateur de crocodiles arc-en-ciel.

***

• Alors, tu es prête mon ange ?

Le Papa a passé la tête dans l’embrasure de la porte. Il a les tempes grises maintenant. Caroline ne réponds pas. Je sais qu’elle est inquiète. Demain, c’est le grand départ. Elle a passé les deux derniers jours à emballer ses affaires. Sous le lit, tous mes compagnons qui bipent et clignotent ont disparus. Elle s’en va pour un autre endroit. « L’université ». Un endroit loin d’ici, situé dans une grande pomme. Ça me parait difficile à croire. Surtout que Caroline m’a raconté que les voyageurs y étaient accueillis par une femme verte géante, qui tient une torche. Curieux endroit pour aller étudier.

Le matelas s’est affaissé. Doucement, Caroline pose un livre sous le lit. C’est une vielle couverture, aux couleurs passées. Dessus, un éléphant porte une couronne. Je souris. Je comprends que Caroline à encore des histoires à me raconter.

Je me présente. Alabordage, monstre sous le lit, amateur de crocodiles arc-en-ciel et d’éléphants couronnés, explorateur de pommes géantes. Demain, je m’envole avec mon amie. Et c’est pour ça que je pars à New-York.