Le trottoir du CADA à Toulouse

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  À Toulouse, lorsqu’on part à la rencontre des sans-abri, à bord d’un Kangoo, on sait qu’on va rentrer au plus tard vers 23 heures. D’abord parce que l’on aura distribué tout ce que l’on avait embarqué au départ. Ensuite, très souvent, parce que le 115 ne nous appelle pas au-delà de 22 heures 30. Les gens qui remarquent des personnes en difficulté sur un trottoir appellent rarement tard dans la soirée. Et puis ça n’a plus beaucoup de sens d’aller proposer une soupe à un pauvre monsieur qui tente de se réchauffer dans son sac de couchage et espère dormir quelques heures jusqu’au petit matin.

  Pourtant, ce soir-là, en cette nuit froide de mars 2006, avec Marc l’étudiant bénévole qui m’accompagne, nous partons avec moins de sandwichs que d’ordinaire et pensons rentrer de bonne heure. Marc n’en est pas à sa première maraude. Dans le cadre de ses études, il est tenu de faire un certain nombre d’heures de bénévolat dans des associations. Cela fait trois ans que je sillonne la ville le jeudi soir, au volant de la Kangoo. Je connais tous les recoins où se cachent des personnes sans domicile. Les Espagnols qui dorment dans leur voiture remplie d’affaires, sur le parking du Stadium. Les sept ou huit hommes qui dorment alignés comme des frères sous le pont près du boulevard des minimes. Patrick, que nous retrouvons à chaque fois près d’une boîte de nuit du centre-ville. Ces jeunes qui ont pour seul logement deux tentes bricolées, plantées près du canal du midi et qui ne veulent que du café. C’est à la gare qu’il y a beaucoup de monde mais nous avons adopté une ruse pour éviter un petit groupe de jeunes agressifs et dont les chiens peuvent faire peur.

  C’est un appel du 115 qui nous demande d’aller au CADA car on a signalé un couple avec un enfant malade. Marc et moi n’avons pas l’ombre d’une hésitation. Arrivés sur place, nous découvrons un homme, une jeune femme et deux enfants. Le dialogue est difficile en français alors nous parvenons peu à peu à comprendre la situation en anglais. Le papa s’appelle Démë et sa femme Boukourié. Ils ont la trentaine et voilà trois jours qu’ils sont sur le trottoir devant le CADA, l’office français chargé d’accueillir les réfugiés. Ils viennent du Kosovo. À leurs pieds, leurs deux enfants, Enis le petit garçon de quatre ans et Elyta, une petite fille de six ans. Nous comprenons que le garçon a de la fièvre, que les parents sont inquiets et démunis. À part de quoi manger et de quoi boire, nous n’avons rien qui nous permette d’examiner l’enfant. Nous appelons les pompiers, expliquant la situation. Mais ils refusent de venir car pour eux, ce n’est pas une urgence. Le 115 nous répond qu’il n’y a plus de place d’hébergement et que de toute façon, ils ne peuvent ce soir-là accueillir de couple et encore moins avec des enfants. Une aide-soignante qui travaille dans la maison de retraite en face du CADA a remarqué notre véhicule et nous demande ce que nous allons faire. Elle a repéré les Kosovars depuis quelques jours déjà. Après un échange, elle retourne dans son bâtiment et revient avec un thermomètre. Finalement, Enis n’a pas de fièvre, ce qui rassure les parents. Marc et moi décidons de rester jusqu’à ce qu’une solution d’hébergement soit trouvée. Cela fait deux heures que nous sommes devant la petite famille. Arrive à notre rencontre un homme. C’est un Turc qui vit avec sa femme handicapée dans un petit appartement en rez-de-chaussée. Il accepte de les accueillir tous pour la nuit. Mais le lendemain, il faudra partir.

  La suite de l’histoire s’étale sur des mois. Marc et moi avons remué ciel et terre et ce n’est rien de le dire. Les appels téléphoniques au 115 ont permis de leur trouver des nuits d’hôtel dans les premiers temps, avec souvent des chambres minuscules à l’extérieur de Toulouse. La maman de Marc lavait leur linge tandis que je prenais sur mes deniers personnels pour leur offrir de quoi se nourrir. Nous avons dû trouver un interprète pour les entretiens de demande d’asile car l’administration française n’en avait pas. Une association leur a offert pendant plusieurs mois un appartement, les enfants ont été scolarisés et ont appris le français assez vite. Boukourié a elle aussi reçu des cours de français et Démë a un temps fait des petits boulots. Au bout de deux années, leur situation s’est régularisée et le papa a décroché un vrai emploi. Enis et Elyta avaient vu arriver une petite sœur. Aujourd’hui, même si j’ai quitté Toulouse, je garde contact avec eux et je peux voir combien ils semblent heureux à travers les photos qu’ils publient sur les réseaux sociaux. Leur fuite du Kosovo est bien loin maintenant.

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