Le havre

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  Un vendredi soir, fatigué de ma journée de travail, je restais songeur en entrant dans ma voiture. Logiquement, comme tous les jours, je devais quitter l'endroit et faire le chemin vers mon domicile. J'en ignore les raisons mais il me venait à l'esprit de ne pas rentrer. Elle m'attendait, Anna, ma compagne. Je pouvais très bien l'appeler et l'inviter à sortir en ville. Il y avait longtemps que nous ne l'avions pas fait. Mais je n'en avais guère l'envie. L’idée de retrouver l’appartement, la gentillesse d’Anna, la routine de ces repas qu’elle préparait avec trop de soin, ne m’inspiraient plus rien. La médiathèque dans laquelle, depuis cinq ans, je passe mes journées est un endroit trop calme, trop désert où il faut sans cesse ranger des revues et remettre des livres sur des rayonnages. Mes collègues me paraissent aussi insipides que certains disques que personne n’emprunte. Mon chef est un con mais cette situation n’est pas très originale et doit sûrement être très commune dans le monde de l’entreprise. Il s’appelle Bernard. Un prénom pareil fait pressentir le pire. Lorsqu’il arrive le matin, il commence par attraper un magazine auto avant d’aller s’enfermer dans son bureau vitré, répondant de temps à autre à la sonnerie du téléphone posé devant lui. Son truc, ce sont les bagnoles. Il est intarissable sur les modèles Ford. Pourtant sur le parking, la portière droite de son Peugeot est rayée d’un bout à l’autre. Bernard rêve de Mustang et de moteurs bruyants. Son compte en banque ne va pas au-delà des modèles les plus répandus du parc automobile français. La journée du vendredi avait été comme toutes les autres : le sentiment d’une parfaite inutilité. Anna, je l’aime bien et je pense qu’elle m’aime aussi. Mais depuis quelque temps, elle ne m’excite plus. Lorsqu’elle se jette sur moi, le soir dans le lit, même si jeter n’est pas le verbe le plus approprié, je ne repousse pas ses avances. Je la pénètre avec une régularité toute mécanique, histoire de satisfaire ses besoins animaux. Lorsque je sens ses mains froides voler la chaleur de mon corps, je m’efforce d’accélérer le mouvement pour en finir au plus vite.

  Je suis parti. Je veux dire que j’ai pris la direction opposée à tout. La médiathèque, la coiffeuse à côté qui raconte de manière dégoûtante tout ce qu’elle sait de ses clients, le supermarché dans lequel traîner un caddie m’est un supplice. J’ai quitté la ville en roulant vers le nord. Je me suis fait une remarque probablement idiote. Quand quelqu’un a envie de disparaître de sa propre vie, il va vers le sud ou l’est. Dans ma vie, il y avait une ville proche de la mer, à l’ouest il y avait l’océan et au sud, rien qui ne m’ait jamais attiré un jour. Le nord était la meilleure option. Je n’y avais pas mis les pieds depuis longtemps. Au bout d’une heure, Anna a fait sonner mon téléphone. Le lendemain, c’est ma mère qui a appelé. Après je ne sais plus qui a tenté de me joindre car j’avais abandonné mon Samsung dans un fossé, après avoir pissé. J’avais retiré du fric dans un distributeur près de la médiathèque mais je ne comptais ni dépenser beaucoup d’argent, ni aller très loin. Je dormais dans la voiture, prenait soin d’être à l’abri des regards. En même temps, j’avais vite compris qu’on pouvait se montrer plus discret au milieu de tout le monde sur un parking que caché à la sortie d’un bois. C’est fou comme les gens ne font plus attention les uns aux autres. Il y a même des chiens qui hurlent tandis que leur maître est allé faire des courses. Au nord, il y avait Le Havre. J’y suis resté. Les grandes villes, pour se fondre dans la masse, c’est l’idéal. Je ne voulais pas changer de vie, je voulais en retrouver une. J’y ai rencontré des types qui sentaient la bière et dormaient dans des bâtiments désaffectés. J’ai discuté sous les étoiles avec des gars qui pêchaient à manger dans les eaux sales du port. J’ai même lié une espèce d’amitié avec un jeune paumé que ses parents avaient mis hors de chez eux, du moins c’est ce qu’il me racontait. Dans la rue, ceux qui ne vivent nulle part racontent souvent des histoires pleines de mensonges qu’ils finissent par croire totalement vraies. J’ai glissé moi aussi, assez naturellement, sur ce chemin où tout était faux.

  Au bout de six mois, j’avais totalement changé d’aspect physique. J’avais perdu 10 kg, une épaisse barbe avait envahi mon visage. Anna me reconnaitrait-elle si d’aventure elle me croisait ? Sans doute avait-elle refait sa vie avec un autre mec. D’ailleurs elle était libre de le faire puisque nous ne nous étions pas mariés. J’aimais cette vie sans rien. Faute de pouvoir mettre de l’essence dans le réservoir, j’avais abandonné la voiture dans une rue des cités. J’avais même laissé les clés sur la serrure pour être certain qu’elle se fasse voler. Avec un peu de chance, plus personne ne pourrait la relier à moi. Je buvais des cafés et des soupes que des associations venaient distribuer le soir. Je me méfiais de ces gens bien intentionnés qui me questionnaient sans cesse et voulaient absolument me sortir de la rue. Un soir, alors que je dormais sous un porche, à l’écart des immeubles, un type est mort à côté de moi. Je le connaissais bien, cela faisait un moment que je traînais parfois avec lui, à faire la manche. Je n’ai ressenti aucune tristesse. J’ai fouillé dans sa veste pour lui piquer le peu de fric qu’il avait et je me suis éloigné.

  Et puis un jour, tout s’est arrêté. Cette vie s’achevait pour prendre une autre forme. J’avais été malade sans pouvoir me soigner si souvent que mon corps refusait de continuer plus loin. Malheureusement pour moi, on m’a emmené à l’hôpital. Comme je sentais particulièrement mauvais, j’ai eu droit à une chambre pour moi seul. Ma mère est arrivée avec Anna. Elles m’avaient retrouvé. Anna a pleuré en découvrant l’état de mon corps. Ma mère n’a rien dit, comme enfermée dans une torpeur. Les deux femmes ne m’ont jamais demandé pourquoi j’étais parti. J’allais mourir et il était logique que cela arrive.

  Des années plus tard, j’ai écrit cette histoire. Je n’ai pas voulu tout raconter, question de pudeur. Quand on est sorti du grand plongeon, on n’a pas envie de remuer la merde. J’ai gardé des traces indélébiles du voyage, des blessures physiques, des images sombres dans la tête. Je me suis soigné. J’ai fini par retrouver un travail, une autre femme, un enfant, un certain bonheur. Anna ne m’a jamais pardonné. Je ne lui en veux pas. Je cultive aujourd’hui un espace de liberté dans lequel personne n’a le droit d’entrer. C’est ce qui me permet de vivre entouré des miens aujourd’hui. C’est ce qui me permet de ne pas…

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