Chapitre 71 : La demeure de l’Ombre

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 J’avais dû m’assoupir un peu, finalement, car je fus réveillée par des bruits de pas dans le couloir.

Quelqu’un qui marche ? L’Ombre flotte au-dessus du sol, ça ne peut pas être elle.

 Je ne savais plus si je devais être encore plus affolée, ou au contraire rassurée.

 La porte de ma chambre s’ouvrit. Je restai allongée, paupières closes. On m’attrapa violemment le bras en le secouant. Je sentis une main ferme, à la forte poigne. J’ouvris les yeux, découvris avec horreur un Métharcien juste devant moi. Je poussai un cri. Je me redressai aussitôt, offensée par cette façon brutale de me sortir du sommeil. La créature à la peau bleu-grise me sondait du regard. Intimidée, je détaillai avec une appréhension croissante ses trois cornes droites, d’une quinzaine de centimètres, au sommet de son crâne. Un mince fil doré s’enroulait autour d’elles en spirale. Leur terrible pouvoir traversait ce filament, puis jaillissait en un rayon qui pouvait tout transpercer… J’en avais subi les frais dans la forêt de Lillubia !

 Le Métharcien portait une longue toge grisâtre aux larges manches. Sa stature imposante, d’au moins deux mètres de haut, et son regard impassible me terrorisèrent, ravivant le souvenir de ma blessure à l’épaule. Je n’en portais aucune cicatrice. La magie enlevait toute trace du combat, mais n’effaçait pas la mémoire corporelle, ni le choc ressenti à ce moment-là.

 Il désigna simplement un plateau de nourriture posé sur la table de chevet, puis s’en alla. Je soupirai, soulagée qu’il ne m’attaque pas.

 J’eus cette fois la présence d’esprit de me demander si la nourriture était empoisonnée ou non, mais chassai rapidement cette idée : l’être aux yeux vermeils me voulait vivante, il avait besoin de mes pouvoirs, et tenait manifestement à me garder en bonne santé… ou à m’engraisser, pour me dévorer ?

 Je me relevai péniblement, grignotai quelques légumes crus, frais et juteux.

 Mon repas terminé, j’ouvris machinalement la porte de l’armoire, comme lorsque j’étais encore dans le monde des humains et que je m’habillais pour aller en cours… au lycée… J’avais complètement oublié ma vie sur Terre. Comme je la regrettais en cet instant ! Ma famille n’était plus là pour me réconforter, ni mes animaux. Ni Chloé... Les reverrai-je un jour ?

 Pourquoi Avorian ne venait-il pas me chercher ? Ou même… Sèvenoir ? Son don de volatilisation m’aurait été très utile dans ce royaume souterrain !

 La garde-robe n’abritait que des vêtements sombres. Je pris une robe noire, parfaitement ajustée à ma taille, avec de larges manches taillées en pointes à leur extrémité. La jupe se fendait d’un côté, jusqu’au genou. Cette tenue me rendait élégante.

 L’Ombre connaissait-elle mon gabarit, grâce à ses méthodes d’espionnage, ou s’agissait-il encore une fois d’un charme magique qui ajustait chaque vêtement au corps de son porteur ?

 Puisque le pouvoir de la fleur ne fonctionnait pas ici, je sortis la Pierre de Vie de mon sac. La créature ignorait-elle que je la possédais ? Je tentai de l’invoquer, discrètement.

 Fais-moi sortir d’ici ! répétai-je inlassablement dans ma tête. Le joyau se mit à scintiller, provoquant en moi un mélange d’espoir et d’excitation.

Ramène-moi dans la forêt. Téléporte-moi jusqu’à Avorian.

 Je me concentrai pour me relier à ma planète. Je respirais profondément, imaginant la nature autour de moi, puis la grotte des Feux Sacrés, avec ses magnifiques cristaux. Mais rien ne se produisit. Absolument rien. Pas la moindre énergie, ni une ébauche de connexion à Orfianne. Je me sentais curieusement bridée, coupée de l’extérieur, comme dans une cage à Faraday.

Le pouvoir de l’Ombre…, songeai-je, soucieuse. La Pierre peut s’ouvrir, mais je suis incapable de canaliser quoique ce soit, je ne peux donc pas l’utiliser ! Un peu comme si je n’en étais plus la Gardienne.

 Je me retrouvais donc piégée ici, à la merci des êtres des ombres ! Personne ne pouvait venir me secourir !

 Dépitée, je rangeai la Pierre, bien cachée, craignant de me faire surprendre avec elle.

 Le Métharcien revint quelques instants plus tard. Il me fit signe de le suivre, sans un mot. J’obtempérai, plus anxieuse que jamais. Il me guida jusqu’à la grande salle du trône. L’Ombre s’y trouvait, flottant à côté de la statue de la Moroshiwa.

– Tu es ravissante dans cette robe, mon enfant. J’espère que tu as pu te reposer. Viens, je vais te faire visiter mon royaume.

– Ne craignez-vous pas en me montrant ainsi les secrets de votre demeure que je puisse m’échapper ?

– Aucunement. Il n’existe pas de sortie, et ta chambre est scellée. Tu ne pourrais pas en sortir seule, aussi grand ton pouvoir soit-il.

 « Tu ne pourras pas non plus utiliser ta Pierre de Vie ici… ni te connecter à Orfianne, mon système de défense surpasse toute forme de magie », ajouta-t-elle en s’immisçant dans mes pensées.

 Mon cœur fit un bond. Je me mis à trembler. Elle savait pour la Pierre, et sans doute aussi pour la fleur d’Arianna. Cette créature était-elle omnisciente ?

 Sur ces mots, elle se dirigea vers le sas opposé, faisant virevolter ses capes noires nébuleuses autour d’elle. Son aura violacée captivait mon regard. Je l’accompagnai sans discuter dans un labyrinthe de couloirs phosphorescents, où l’on ne pouvait se repérer sans le maître des lieux.

 Elle glissait au-dessus du sol, tel un fantôme, puis s’arrêta devant une entrée, elle aussi scellée par la curieuse substance violacée, d’une telle opacité que l’on ne distinguait pas la pièce attenante. Et comme à chaque fois, le sas s’ouvrit de lui-même, disparaissant devant le maître des lieux, puis se referma automatiquement derrière nous.

 À l’intérieur, les murs bleutés émettaient une lueur spectrale. Je découvris deux immenses globes de la hauteur d’une commode. Celui de gauche, le plus grand, représentait sans doute la planète Orfianne. Et à droite, une réplique parfaite de la planète Terre, ses pays et ses océans correctement dessinés. Orfianne était effectivement majoritairement constituée d’eau. Contrairement à la Terre, les parcelles ne se séparaient pas en plusieurs fragments : hormis quelques îles, il n’existait qu’un seul et unique continent, s’étendant du pôle Nord au pôle Sud.

 Quelque chose attira mon attention. Je remarquai des petits points rouges, répartis sur chaque pays de la Terre, un peu comme sur les cartes de géographie utilisées par les professeurs d’histoire pour représenter la démographie ou les mégapoles.

– Que symbolisent ces points rouges ?

– Ce sont les portes entre les deux mondes. Des endroits sacrés, magiques, où il est plus aisé de passer d’un plan vibratoire à l’autre. Grâce à l’énergie particulière de ces accès inter-dimensionnels, mes armées pourront envahir la Terre…

 Je considérai la créature avec des yeux ronds, sidérée.

– Nêryah, poursuivit-elle, la Terre et Orfianne se situent au même endroit dans l’Univers, mais sur deux dimensions distinctes. Si l’une des planètes tombe, l’autre sombrera avec elle. La race humaine est malade ; leur mental aliéné engendre le chaos. Leurs émotions sont si profondément refoulées qu’elles se cristallisent quelque part à l’extérieur d’eux-mêmes. Elles impactent notre monde, créant des monstres comme moi. La seule solution est de détruire cette forme de vie complètement dégénérée.

– Vous voulez donc exterminer la race humaine ? Et ainsi, votre existence prendra fin ?

– Ce n’est pas de la mort ou de la souffrance dont a le plus peur un être vivant, quel qu’il soit… mais d’être seul. Regarde-moi, j’ai été créé il y a si longtemps que j’ai pu développer ma propre volonté, et même des pouvoirs extraordinaires. J’ai donné un sens à mon existence. Mais mon état ne me permet pas de vivre avec les autres peuples, qui me craignent. Ni sur Terre, ni ailleurs. Je ne supporte pas cette vie éternelle, ni cette solitude qui me pèse. Je ne sais même pas si j’ai une âme. J’en doute fort ! Je suis une créature damnée. Ni vivante, ni morte. Je ne veux plus de cette immortalité. La seule chose que je puisse encore faire est d’arrêter cet irrémédiable processus. D’empêcher les Terriens de nous créer, nous, ombres maudites. J’en suis arrivé à cette extrémité. Je ne disparaîtrais pas tout de suite, j’ai pu accroître ma propre force, mais cela ne durera pas.

 Je restai bouche-bée. J’examinai l’étrange créature comme si je la voyais pour la première fois. Je ressentis de la pitié. Ses adages ne correspondaient absolument pas à son physique effrayant. Je m’habituais à sa voix grave, profonde, résonante, à son aspect repoussant. L’Ombre souffrait. Sa tourmente, incommensurable, lui avait ôté tout espoir, toute envie d’exister.

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