Chapitre 54 : Sentiers détournés

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 Nous nous retrouvâmes dans la forêt de Lillubia, reconnaissable à la hauteur époustouflante de ses arbres. Arianna battait lentement des ailes, s’assurant que tout allait bien. Je tenais encore la fleur entre mes mains, puis la remis contre ma poitrine, troublée par notre évasion surnaturelle. La fée nous avait rendu nos sacs. Avorian lui exprima sa gratitude, et vérifia machinalement que toutes nos affaires étaient bien là. Je jetai également un coup d’œil : nous avions tout récupéré ; même ma précieuse brosse à dent.

– Merci, Arianna ! Comme tu nous as manqué ! m’exclamai-je en tendant ma paume pour toucher sa petite main.

 La fée m’adressa un sourire chaleureux. Grâce à sa douce présence, je recouvris enfin mes forces, émergeant peu à peu du monde des songes.

– Je vous ai téléportés assez loin du camp des Métharciens, vous êtes tranquilles… pour un moment du moins.

– C’est extraordinaire ! s’écria joyeusement Orialis. Grâce à vous, je suis enfin libre ! Je n’y croyais plus, merci infiniment !

– On dirait bien que le destin s’est mis en marche…, prononça Arianna. Je dois repartir ; les choses se sont accélérées depuis votre départ. Les êtres des ombres se manifestent de plus en plus.

– Ma chère Arianna, je suis navré de ne pouvoir être là pour t’aider…, confia Avorian.

– Vous avez enduré bien des souffrances. C’est moi qui suis confuse. Mais j’ai confiance en vous.

– Arianna, pouvez-vous informer les Noyrociens de la côte Ouest que je suis vivante, et en route pour le Royaume de Cristal ? C’est très important. Je m’appelle Orialis.

– Tu peux compter sur moi, rassure-toi.

 Elle sourit à la jeune Noyrocienne, et, comme à son habitude, se volatilisa.

– Sacrée Arianna…, souffla Avorian.

– Que ferions-nous sans elle ? renchéris-je. J’aurais tellement aimé qu’elle nous accompagne.

 Je pus enfin admirer la beauté d’Orialis grâce à la lumière du jour filtrant à travers la canopée. Sa chevelure, d’un vert éclatant, et sa peau teintée de jade donnaient l’impression que de la chlorophylle circulait en elle.

– Les temps sont durs…, commenta Avorian. Je ne pense pas qu’il soit prudent que tu repartes toute seule, Orialis.

– Non, il ne vaut mieux pas. Et puis, maintenant que je ne suis plus leur prisonnière, les Métharciens ne pourront pas réclamer notre Pierre. J’ai une dette envers vous. À mon tour de vous rendre service. Vous vous rendez au Royaume de Cristal, moi aussi, alors faisons route ensemble.

– Tu t’y rends sans la Gardienne ? demandai-je, perplexe.

– Grâce au message d’Arianna, elle va pouvoir me rejoindre là-bas avec notre joyau. Je vais vous être très utile pour cette partie du voyage : je connais bien Lillubia. Autrefois, lorsqu’elle n’était pas encore habitée par l’ombre, cette forêt resplendissait. Elle faisait partie d’un autre royaume que le nôtre, mais mon peuple y célébrait des rites en l’honneur de la nature. Je vous servirai donc de guide ! On se rend directement au Royaume de Cristal, pas de détours… d’accord ?

– Mmmmh, difficile à prévoir ! ironisa Avorian, me lançant un regard entendu.

J’avais envie d’éclater de rire. Les détours étaient de coutume avec lui.

– Restons sur nos gardes, les Métharciens doivent déjà être à notre recherche, ajouta-t-il, le visage sérieux.

 Je n’avais pas remarqué dans notre sombre cachot que ma tunique était maculée de mon propre sang. Je demandai aux autres de m’attendre le temps de me changer. J’optai pour un pantalon souple marron avec un haut beige.

Au prochain point d’eau, il faudra que je nettoie tout ça.

 Nous reprîmes le chemin en suivant Orialis. Elle paraissait sûre d’elle, empruntant des chemins étroits, sinueux. Notre guide s’arrêta un instant, à l’un des rares endroits où les rayons du soleil perçaient la cime des arbres. Ses antennes dorées se mirent soudainement à scintiller, comme si elles s’imprégnaient de lumière.

– Que fait-elle ? soufflai-je à Avorian.

– Elle se nourrit de photons. Ils sont essentiels à la survie des Noyrociens. Et j’imagine que dans ce sombre cachot, ses réserves se sont épuisées. Orialis doit être incroyablement robuste et courageuse pour avoir survécu si longtemps. Tout comme toi, ma petite Nêryah.

 Quelques larmes coulaient le long de ses joues. Avorian me prit chaleureusement dans ses bras.

– J’ai tellement eu peur de te perdre ! reprit-il. Je n’aurais pas pu le supporter.

 Il s’arrêta, relâchant son étreinte pour porter une main à sa bouche, l’air complètement choqué. Et je le comprenais ; voir disparaître l’ultime membre féminin de son peuple représentait la pire des choses qui puisse lui arriver, et c’était sans doute aussi sa plus grande peur. Il devait se sentir tellement impuissant face à cette éventualité.

– Au moment où j’allais passer dans l’au-delà, j’ai entendu votre voix. Vous êtes vraiment mon guide, dans tous les sens du terme ! Mais… c’est Sèvenoir qui m’a ramenée. Je l’ai vu dans les étoiles. Je ne comprends pas.

 Le regard du mage s’assombrit. Son visage se durcit à l’évocation de l’homme masqué.

– Il t’a sauvée en projetant son esprit pour te rejoindre dans les limbes… c’est une technique extrêmement dangereuse. Il doit sacrément tenir à toi. Mais tu ne te trompes pas : c’est bien son énergie que j’ai ressentie auprès de nous.

– Comment a-t-il bien pu savoir que j’étais entre la vie et la mort ? C’est comme si nous étions liés.

 Avorian me prit par les épaules pour observer mon visage, comme pour s’assurer que tout allait bien. J’aurais voulu lui demander pourquoi il laissait croire Orialis que nous étions des Ênkelis, mais celle-ci revenait déjà vers nous, l’air attendri :

– Comme vous êtes adorables ! On dirait un père et sa fille. Vous êtes de la même famille ?

– En quelques sorte ! lui répondis-je.

 En réalité, je savais que cette remarque pouvait autant l’émouvoir que l’attrister. La révélation qu’il avait faite dans le désert m’affectait terriblement. À ses yeux, je représentais sa fille spirituelle, comblant peut-être ainsi une petite place dans son cœur meurtri. Je pouvais nettement ressentir en lui cette peur d’être à nouveau seul, et aussi, l’insoutenable culpabilité qui pesait sur ses épaules.

 Notre guide bienveillant marchait devant nous. Mon père de cœur restait à mes côtés, me tenant la main. À peine avions-nous fait quelques pas que je me mis à tituber, pantelante. Prise de vertiges, je me courbai, une main au niveau de mon cœur qui battait la chamade dans ma poitrine. Avorian avait certes parfaitement guéri ma blessure, mais je me sentais encore trop affaiblie pour pouvoir accomplir le moindre effort. Mon corps se crispait à mesure que les sensations et les images de notre combat contre les Métharciens venaient hanter mon esprit. Je tentai de les chasser, mais je compris que cet évènement tragique allait certainement laisser des séquelles ; des traces indélébiles.

– Je vais te porter sur mon dos, Nêryah, me proposa Avorian. Tu ne peux pas faire d’effort dans ton état.

 Je n’avais pas envie de le fatiguer. Je ne pouvais pas retarder non plus notre progression, au risque de nous mettre en danger. J’obtempérai. Orialis m’aida à me positionner sur son dos pendant qu’il me soulevait avec une facilité déconcertante. Il m’impressionnait.

 Je me sentais bien contre lui, mais vraiment gênée d’être un poids qui ralentissait mes camarades.

 Soudain, la Noyrocienne s’arrêta net, et son expression changea du tout au tout. Avorian, trop concentré à me porter pour remarquer quoi que ce soit, manqua de la bousculer. La jeune femme regarda au sol : des plantes aux feuilles allongées en rubans minces avaient été piétinées. On distinguait des traces de pas dans la terre boueuse.

– Des Métharciens, chuchota-t-elle.

– On ferait mieux de quitter le sentier, conseillai-je.

– Ils semblent avoir pris cette direction, suspecta notre guide à la manière d’un enquêteur, imperturbable, en pointant son doigt devant nous. On va devoir faire un petit détour. Soyons discrets.

 Déjà un détour… J’avais presque envie de rire malgré le danger qui se profilait – c’était purement nerveux.

 Nous contournions les sentiers. Cela s’avérait compliqué : toujours sur le dos de mon ami, je me prenais les branches basses des arbustes, dont les larges troncs disparaissaient sous un linceul végétal, dissimulant la lumière du jour. Avorian peinait en essayant de se courber le plus possible. Il trébuchait sur cette piste étroite et parsemée d’embûches.

 Orialis s’immobilisa.

 Quelques mètres plus loin, trois Métharciens patrouillaient sur le chemin principal. Par chance, ils ne nous avaient pas encore repérés grâce à la végétation abondante. Ils regardaient dans une direction opposée à la nôtre. Je descendis tout doucement du dos Avorian.

– Couchez-vous, susurra-t-il.

 Sans bruit, nous nous allongeâmes, nos corps dissimulés par les végétaux. Nous attendîmes qu’ils s’en aillent, tremblant d’effroi. Lorsque tout danger sembla enfin écarté, nous nous relevâmes prudemment.

– Penses-tu pouvoir nous guider sans emprunter le sentier ? demanda Avorian.

– Sans problème, assura Orialis.

– Je peux marcher maintenant, merci, déclarai-je à mon fidèle porteur.

– Tu es sûre ?

– Oui, ça ira, ne vous inquiétez pas.

 Il s’avéra impossible d’éviter les ronces ou les branchages. Nous nous écorchions les jambes et glissions sur les feuilles humides. De temps à autre, la voie devenait impraticable : il fallait parfois marcher à quatre pattes, sous les branches et les fourrés ; enjamber les plantes venimeuses, ou même grimper sur quelques troncs et rochers pour pouvoir circuler. Et pour couronner le tout, une pluie diluvienne vint s’ajouter à nos tourments. D’un côté, j’étais ravie d’ouvrir la bouche en direction du ciel, ma peau légèrement nettoyée par les gouttelettes, mais l’eau de l’averse se révéla si froide que, malgré mon corps résistant, je me mis à grelotter. La carence alimentaire et le manque de sommeil accentuaient mon état d’épuisement. Je me sentais réellement à bout de forces.

 Nous nous accordâmes une pause et en profitâmes pour nous frictionner le corps avec du savon. Nous continuâmes la marche après ce brin de toilette. Le jour déclinait, ce qui n’arrangeait rien à ce parcours aux mille obstacles.

 Incapable de distinguer sur quoi je marchais, je m’écroulai au sol. Avorian vint à mon secours, décidant de me porter à nouveau.

– Je suis désolée d’être un poids pour vous.

Je pensais cette phrase dans tous les sens du terme. Je me sentais vraiment embarrassée.

– Tu es loin d’être un poids, ma petite Nêryah. Au contraire, tu embellis mes jours.

 Profondément touchée, je resserrai mon étreinte autour de son cou en guise de réponse, à la fois reconnaissante et admirative devant sa force. Je lui déposai un léger baiser sur la joue.

 Il devait être extrêmement difficile pour lui de me soulever sur ce chemin boueux, entravé par la végétation.

 Après une interminable marche silencieuse, nous trouvâmes un endroit propice au repos. Ce lieu bénéficiait de quelques arbres fruitiers et d’un point d’eau, chose sans doute rare dans cette forêt. Nous allions enfin pouvoir nous désaltérer et manger. Malgré notre pause précédente, nous étions couverts de boue, trempés, exténués. Recouvrant mes esprits, j’en profitai pour prendre un bain malgré l’eau glaciale et nettoyer mes vêtements tâchés de sang. Je me remémorais cette terrible attaque des Métharciens. Rien que d’y songer, cela me donna la nausée. Et surtout, cette éternelle question qui venait à nouveau tarauder mon esprit : comment Sèvenoir avait-il su que j’étais dans les limbes ? Et pourquoi tenait-il tellement à me sauver la vie… au prix de la sienne ?

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