Chapitre 48 : Confidences sous le ciel du désert

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 Accoudé sur la rambarde taillée dans la roche, Avorian guettait les alentours. Aucun glemsic à l’horizon. Pas une seule ombre non plus. Je distinguais les silhouettes des jumeaux patrouiller en contrebas, au bord de l’eau. Kaya ramassait du bois afin d’incinérer les cadavres des monstres. Grâce à l’enchantement de cette dernière, nos montures étaient saines et sauves. Elles s’abreuvaient insouciamment à l’oasis.

– Un peu de réconfort, dis-je à Avorian en lui tendant un des pains de Shirin.

 Nous étions tous secoués par cette longue nuit cauchemardesque. Le mage prit le pain dans sa main, m’adressant un léger sourire. Il paraissait perdu dans ses réflexions.

– On s’en est mieux sortis, cette fois, continuai-je. Grâce au soleil et aux Pierres de Vies ! Les ombres craignent la lumière… logique !

– C’est effectivement leur point faible. Mais pas toujours : nous les voyons parfois circuler librement, en plein jour, dans les forêts d’Orfianne. Elles ne semblent pas pouvoir survivre bien longtemps lorsque les rayons du soleil viennent directement les illuminer.

– En tout cas, j’ai l’impression qu’elles me poursuivent. D’abord dans votre jardin, puis dans la forêt aux mille lueurs, et maintenant ici… Je les attire ! Peut-être parce que mes énergies leurs rappellent celles des humains, leurs créateurs ? Je ne comprends pas ce qu’il s’est passé avec ma Pierre de Vie. Elle a littéralement volé jusqu’à moi.

 Il mâcha longuement un bout de mie, puis répondit :

– Je l’avais prise pour mon tour de garde. Pendant le combat, elle s’est mise à scintiller et à léviter dans ta direction. Je ne voyais plus rien ; je l’ai simplement laissée faire.

– C’est incroyable cette fusion qui s’est opérée avec la Pierre de Kaya ! Et d’ailleurs, vous allez rire, mais impossible de remettre la mienne dans mon sac : elle a refusé en vibrant très fort, pour enfin venir se loger contre ma poitrine. Vous m’aviez prévenu que ces Pierres possédaient leur propre volonté ; je ne pensais pas que c’était à ce point-là !

– Notre Pierre de Vie t’a choisie. Et elle a un sacré caractère, comme toi !

 Kaya alluma le feu, assez loin des arbres de l’oasis. Merian et Ishaam étaient en train d’y jeter les glemsics. L’odeur qu’ils dégageaient allait vite devenir épouvantable.

 Je croquais dans mon pain pour me réconforter. J’avais beau me montrer positive avec Avorian, pour le préserver de ma souffrance, je me sentais traumatisée par la violence de tous ces combats. Je n’avais pas pu me résoudre à tuer des glemsics cette fois-ci, trop choquée par ce qu’induisait un tel acte. Je m’étais concentrée sur les ombres, puisqu’elles n’étaient pas vivantes.

 Des flashs de la bataille me revenaient sans cesse. Nous avions passé une nuit blanche, pourtant, je n'avais nulle envie de dormir. Je ne voulais plus fermer les yeux. Les images, les sons, et même les sensations des combats hantaient mon esprit, dans une tourmente sans fin. Comment parvenir à se remettre de telles épreuves ? Comment oublier, vivre normalement ?

 Les Komacs nous rejoignirent. J’observais le désert, et remarquai une multitude de petites constructions rondes à l’Est, toutes alignées et proches de la cité.

– Qu’est-ce que c’est ?

– Ce sont nos fours solaires. Nous y cuisons nos pains, galettes de céréales, et fondues de légumes.

 Je réalisai encore une fois combien les Komacs avaient souffert de ce brusque changement de vie.

 Nous nous baignâmes dans le lac avant de reprendre la route. Pendant que Kaya grimpait aux palmiers pour y cueillir des fruits, je jetai un dernier regard à cette oasis luxuriante, observant les fleurs mauves des albizias. Quel contraste avec ce que nous venions de subir ! Les jumeaux avaient patrouillé dans toutes les directions : aucune trace de nos adversaires. Les ombres s’étaient volatilisées sous les premiers rayons du soleil, et nous étions venus à bout des glemsics – désormais carbonisés. Nous pouvions partir tranquilles… jusqu’à la prochaine nuit ! Nous nous réapprovisionnâmes en eau aux cascades, puis repartîmes à la conquête des dunes dorées.

 Nous galopâmes plusieurs jours durant, jusqu’à la tombée de la nuit, et parfois même sous les étoiles. Les dunes sifflaient sous l’effet du vent. Elles changeaient de couleurs en fonction de la journée. Le paysage devenait un peu plus rocailleux de temps à autre. Sur certains territoires, lorsque nous nous arrêtions pour dormir, il fallait se relayer pour surveiller l’arrivée d’éventuels Glemsics. Par chance, ces derniers ne se montrèrent pas, et les ombres non plus. Peut-être se souvenaient-ils de leur dernière bataille ?

 Les soirées se faisaient désormais paisibles, et même distrayantes, bien que nous restions toujours sur nos gardes. Loin d’être de simples guides, les Komacs égayait notre quotidien de leur présence. Nous la considérions comme une véritable bénédiction dans ce voyage si périlleux. Je lisais la joie dans le regard d’Avorian et m’en réjouissais. Je réalisais qu’il retrouvait ici une famille. Il nous considérait comme ses enfants, prenant soin de nous. Malgré la douleur que je ressentais suite à ces sombres évènements, cela me rendait heureuse de le voir enfin s’épanouir.

 Nous n’avions pas trouvé de plan d’eau depuis la dernière oasis. Nos embanores tenaient bons, mais nos vivres s’amenuisaient dangereusement. Il fallait se rationner.

 Le soleil commençait à décliner. Kaya décida de faire une halte pour passer la nuit. Je m’assis près de mon embanore, Avorian s’installa en face de moi. Nous partagions nos derniers fruits séchés en discutant sous le ciel de ce paysage aussi immense que grandiose, avec pour seul point de repère les courbes des dunes ambrées.

– Avorian, j’étais trop petite pour m’en souvenir, mais lorsque vous êtes venu vous réfugier après la bataille, Merian m’a dit que vous étiez accompagné d’une autre personne, en plus d’Arianna, s’enquit Kaya.

– Il me semble qu’il y avait une jeune Guéliade avec vous, ainsi qu’un Limosien, et que vous étiez tous grièvement blessés, expliqua Merian.

 Le regard d’Avorian s’assombrit. Il demeura silencieux. Kaya voulait en savoir plus ; sa curiosité l’emporta :

– Qui était-elle ? A-t-elle survécu ?

– Non.

 Avorian se leva, nous le suivîmes du regard, embarrassés. Il partit donner à boire aux embanores. Cette conversation le mettait manifestement mal à l’aise. Il revint pourtant quelques minutes plus tard vers nous.

– J’étais moi-même aux portes de la mort, terriblement affaibli, incapable d’utiliser mes pouvoirs de guérison. Je sais que vos familles ont fait tout ce qu’elles pouvaient pour nous sauver.

 En prononçant ces mots d’un ton grave, Avorian ne put réprimer quelques larmes. Tout le monde baissa la tête et s’adonna à la contemplation du sable curcuma.

– Mais nous ne possédons pas vos talents magiques, admit Kaya au bout d’un moment, la mine soucieuse.

– Nous avons utilisé notre savoir, nos plantes et nos onguents, continua Merian. Je suis désolé, Avorian.

– J’ai sauvé Arianna trop tard, c’est ça ? Elle a pu vous guérir, vous et le Limosien, mais pas celle qui vous accompagnait ?

– Ma petite Kaya, tu as été extraordinaire ! Ne sois pas si dure avec toi-même. Tu n’étais qu’une toute petite fille. Te rends-tu compte que sans ton pouvoir de Gardienne, Arianna, Swèèn et moi, n’aurions pas non plus survécus ? la rassura Avorian.

 Kaya serra les poings, balayant l’horizon du regard. Je savais parfaitement ce qu’elle ressentait. Elle aurait voulu guérir tout le monde.

 Les étoiles scintillaient. Ishaam prépara la tente et répartit les couvertures à l’intérieur. Les nuits étaient toujours aussi glaciales. Alors qu’un silence de fer s’abattit sur notre habituelle jovialité, Avorian murmura :

– La jeune Guéliade avec moi, c’était ma fille.

 J’en eus le souffle coupé.

 Celle qui accompagnait Avorian ce jour-là, et qui n’avait pas survécu… était sa propre fille.

 Il n’avait pas pu la guérir. La chair de sa chair. Sa descendance. Disparue. À jamais.

 Nous ne pouvions rien ajouter. Ni le consoler par des paroles réconfortantes. Que dire de plus, face à une telle tragédie ? Avorian avait perdu tous les siens… et sa propre fille était morte sous ses yeux.

 Je compris enfin l’intensité de notre relation, ses réactions, sa peur de me perdre, sa volonté de me protéger par-dessus tout, quitte à m’emmener sur une autre planète.

 Je représentais le seul membre de son espèce. Avorian me considérait comme sa propre fille. Et il se battait pour moi. De toutes ses forces ! Ma présence lui rappelait chaque jour ce terrible drame, et en même temps, le réconfortait.

 Le mage m’avait déjà révélé une partie de cette histoire, dans son jardin, qu’il avait tout tenté pour sauver les siens. J’avais eu la chance d’être sauvée, mais Arianna n’avait pas pu téléporter le corps de ma mère, déjà décédée.

 Kaya et moi ne pûmes nous empêcher de le serrer dans nos bras, notre instinct maternel primant sur notre pudeur. Il se laissa aller et pleura à chaudes larmes. Le voir dans cet état me brisait le cœur. J’aurais tellement voulu pouvoir l’aider à surmonter sa peine.

 Le reste de la soirée se prolongea dans cette ambiance morose. Tout le monde eut du mal à s’endormir, rongé par des pensées amères.

 Je me demandais si ce désert avait une fin. La révélation d’Avorian avait engendré une certaine lassitude en nous. Tout le monde se montrait délicat et aux petits soins avec lui, essayant de contrer la maladresse de Kaya. Cette dernière s’en voulait d’avoir abordé ce sujet. « Quelle idiote ! me confia-t-elle en aparté. J’aurais dû m’en douter ! Qu’est-ce qui m’a pris de poser cette question ! » Je ne pouvais que compatir. Je manquais moi-même fréquemment d’habilité et de tact envers Avorian.

 Je réalisai que les vêtements que je portais devaient probablement appartenir à sa fille. Ironie du sort : elle faisait le même gabarit que moi, à quelques centimètres près : je retroussais souvent les manches et bas de pantalons, un rien trop longs. Ne voyait-il pas sa fille en moi, parfois, de loin ? J’imaginais sa douleur, comme une piqûre de rappel. En psychologie terrienne, on parlerait de la notion de « transfert », et de « projection de l’affect », avec peut-être le désir inconscient de faire revivre sa fille à travers moi…

 Les jours se ressemblaient trop à mon goût, malgré l’agréable sensation de vitesse provoquée par nos montures. Le souffle du vent brossait continuellement les grains de sable. On les voyait parfois rouler et dévaler les dunes, créant un nuage de poussière, obscurcissant cette vue splendide.

 Nous souffrions du manque d’eau. Ma peau me semblait aussi foncée que celle des Komacs.

 Le lendemain, nous atteignîmes enfin une nouvelle oasis. Alors que Kaya et les jumeaux dévalaient la dune à grande vitesse pour plonger dans le petit étang, je quittai mon embanore, pris le temps de m’étirer et de faire quelques mouvements avant d’aller me désaltérer et remplir ma gourde. Avorian cherchait des fruits mûrs dans les arbres. Il y grimpa aisément, ce qui me surprit pour son âge. Il se montrait souple et très habile. Je l’aidai à nous réapprovisionner en nourriture.

 Nous passâmes un long moment à nous laver dans le bassin.

– Nous arrivons bientôt, nous prévint Kaya. Demain, si tout se passe bien.

– Oh non ! Il faut déjà se quitter ? se plaignit Ishaam.

– Je ne sais pas comment nous aurions fait sans vous. Nous serions sans doute morts de soif et calcinés depuis longtemps, perdus au milieu des dunes, murmurai-je à nos précieux guides.

– Oui, et dévorés par les Glemsics, et possédés par les esprits sombres, ajouta Ishaam sur le ton de l’ironie.

– Un grand merci pour votre aide, mes chers petits, dit Avorian. Nous vous avons mis en danger, vous êtes restés malgré tout à nos côtés. Nous vous en serons éternellement reconnaissants.

 J’observai quelques larmes lui perler au coin des yeux. Nos trois Komacs se jetèrent sur lui pour le serrer dans leurs bras.

 La soirée fut silencieuse, l’atmosphère lourde. Nous ressentions comme un déchirement à l’idée de devoir se quitter.

 Je m’allongeai aux côtés de Merian. Nous échangeâmes de tendres baisers une bonne partie de la nuit, et nous soufflâmes des mots doux, tristes de devoir nous séparer. Je me blottis dans ses bras pour m’endormir, me délectant une dernière fois de sa présence réconfortante.

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