Chapitre 40 : La mère nourricière

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 Je m’éveillai, l’estomac noué par la faim. Avorian était déjà debout, propre, la mine revigorée.

 Après m’être assurée qu’il allait bien, je me dirigeai vers la petite salle de bain, cachée par un rideau en guise de porte. Au fond s’y trouvait un bassin taillé dans la roche, alimenté par une source souterraine, m’apprit mon ami. J’écartai la tenture pourpre afin d’aller inspecter la température de l’eau, craignant le pire. À mon grand soulagement, elle n’était pas aussi froide que je ne l’aurais cru. Je remarquai plusieurs savons à côté de cette baignoire naturelle, ainsi que des serviettes. Un creuset posé contre le mur, en face de l’entrée, servait de lavabo. Et surtout, je découvris un petit objet composé d’une fine branche avec, au bout de celle-ci, des poils rigides.

– Oh ! Une brosse à dent ! m’écriai-je tout haut, versant quelques larmes d’émotion – non exagérées.

 Un agrume était posé juste à côté. Je supposai que les Komacs s’en servait comme dentifrice, pressant son jus pour purifier la bouche.

 Sur Terre, toute ma famille connaissait mon obsession du brossage dentaire, et mon côté maniaque-de-la-propreté-je-me-lave-les-mains-quarante-fois-par-jour (et les dents après chaque repas). J’étais bien malheureuse de voyager sans salle de bain transportable, ou que l’on aurait pu téléporter grâce à la magie n’importe où !

– Tout va bien, Nêryah ? entendis-je questionner la voix d’Avorian dans la chambre.

– Oh oui ! Tout va même très bien ! gloussai-je. Je vais enfin pouvoir me brosser les dents ! Vous vous rendez compte ? C’est merveilleux !

 Ma brosse à dent actuelle – gracieusement offerte par ce dernier – était largement usagée. Et depuis notre voyage dans le désert, il était hors de question de gaspiller la moindre goutte d’eau. Une terrible épreuve pour moi.

 Une fois mon sourire parfaitement étincelant, je m’empressai d’enlever mes vêtements pour réaliser mon vœu le plus cher : prendre un bain, même froid ! Mes cheveux étaient complètement emmêlés, maculés de sable. Je n’avais pas pris le temps de les coiffer depuis bien longtemps. Je ne leur offris pas moins de quatre shampoings – il fallait bien ça –, et dus les peigner près de quinze minutes pour aboutir à un résultat convenable.

 Après ce bain inespéré, frais, mais curieusement agréable, j’humai le parfum fleuri du savon sur ma peau. Je me sentais ragaillardie.

 Nous rejoignîmes la salle principale. La boule étincelante au plafond diffusait dans ce monde souterrain une lumière saine, qui ressemblait à celle du jour. Cette forme de magie m’émerveillait.

 Des Komacs mangeaient les fruits et les graines disposés sur la grande table. Encore un peuple végétarien. Cela me plaisait. Du coin de l’œil, je reconnus la belle Kaya. Elle discutait avec Merian, à côté du rocher-fontaine.

 Un homme vêtu d’une longue toge beige, les yeux aussi noirs que ses cheveux bouclés, avança vers nous, le sourire aux lèvres. Sa démarche digne et sa haute stature le distinguait des autres Komacs. On lisait la confiance dans les traits de son beau visage carré.

– Soyez les bienvenus ! Cela fait tellement longtemps, mon cher Avorian !

– Merwên ! C’est un plaisir de te retrouver !

– Je vous en prie, venez prendre votre repas. J’espère que votre séjour ici vous permettra de reprendre des forces. Puisse notre Pierre de Vie vous protéger des rayons du soleil et des animaux sauvages de Gothémia.

 Il s’installa et commença à déjeuner sans plus attendre.

– Merwên est le chef de la tribu des Komacs, me chuchota Avorian.

 Kaya s’avança pour nous placer à table. Cette dernière et Merian s’assirent à nos côtés.

 La jeune femme me tendit une assiette en bois remplie de fruits multicolores, puis me servit un verre d’eau. Je lui adressai un sourire reconnaissant. Elle veillait sur moi comme une sœur, et pourvoyait au moindre de mes besoins.

 Une fois attablée, je me rendis compte que les Komacs conversaient dans leur propre dialecte. Ils avaient cependant la délicatesse de s’exprimer en Orfiannais dès qu’ils s’adressaient à nous, toujours avec ce fort accent. Ils ne devaient pas avoir souvent l’occasion de parler la langue officielle d’Orfianne.

 En observant nos hôtes, je constatai que les hommes étaient tous imberbes, comme Avorian. Les Orfiannais semblaient être dépourvus de toute pilosité.

– Combien de temps avons-nous dormi ? demandai-je.

– Une longue nuit, répondit Kaya, appuyant sur chaque syllabe, comme pour me taquiner.

– La dernière fois que tu êtes venu, Avorian, Kaya et moi étions si jeunes que nous ne nous rappelions même plus de ton visage ! remarqua Merian.

– Et pour cause ! Tu devais avoir environ six cycles, et Kaya un peu moins. Je me souviens de ton beau regard acajou. Je ne t’avais pas reconnue, tu as tant grandi !

– Bon, je vais chercher mon frère, sinon il va encore rater le repas… je me demande bien ce qu’il fabrique ! s’impatienta Merian.

 Merian avait à peine touché à son assiette qu’il se leva promptement pour quitter la table.

– Il a un frère jumeau terriblement espiègle, au caractère difficile, m’expliqua Kaya. Heureusement qu’il est là pour veiller sur lui !

– Shirin n’est pas là ? demanda Avorian au chef des Komacs.

– Elle est partie cuisiner son pain, comme à son habitude, lui répondit Merwên.

– Elle en fait tous les jours. Son pain est le meilleur de tout le village ! renchérit Kaya. On vous le fera goûter.

– Quelle chance, merci ! me réjouis-je.

 Je me demandais bien comment les Komacs parvenaient à cultiver des céréales dans le désert.

 Après le repas, Kaya me fit signe de la suivre. Pendant qu’elle m’entraînait à l’opposé de la grande porte, Avorian s’entretenait avec Merwên.

 J’entrai dans une toute petite cavité. On pouvait à peine y faire tenir cinq personnes. Malgré son étroitesse, cet endroit bien décoré respirait le sacré : je sentis une odeur d’encens, et découvris un autel recouvert d’un voile blanc, enjolivé d’innombrables coquillages posés dessus. Juste derrière, une statue représentant une femme Komac, vêtue de rouge, tenait au creux de ses paumes une magnifique pierre vermeille. Elle semblait vouloir offrir le joyau avec ses avant-bras relevés au niveau du cœur, mains tournées vers le ciel. De la taille d’une boule de cristal grossièrement ciselée, non polie, la pierre illuminait le plafond de ses délicats rayons pourpres.

– Qu’est-ce que c’est ?

– Une pierre magique. Elle maintient l’équilibre de notre village et assure sa survie. Il en existe plusieurs sur Orfianne, chaque peuple en possède une. Elles nous protègent des menaces extérieures.

– Est-ce bien cette pierre qui crée et maintient la boule de lumière dans la salle principale ?

– Exactement.

 Je supposais que les Komacs s’habillaient en rouge en son honneur.

– Les créatures issues des pensées des Terriens convoitent notre joyau, continua Kaya. Si par malheur elles l’obtiennent, nous serons perdus. Lors de la bataille qui a décimé les Guéliades, Avorian nous a confié la Pierre de Vie de votre peuple pour la préserver des convoitises, probablement car personne ne connaît l’emplacement de notre tribu. Il est venu jusqu’ici pour la récupérer.

 Devant ma mine perplexe, elle ajouta :

– Nous sommes oubliés de tous : nous communiquons peu avec les autres Orfiannais. Mais Avorian est un grand voyageur. Il connaît tout le monde ! C’est un vieil ami de mon père – Merwên.

 D’où le fort accent des Komacs, j’avais vu juste.

– Pourquoi Avorian tient-il à reprendre notre Pierre maintenant ?

– Parce que le Sage Orion le demande.

 Orion : le souverain du Royaume de Cristal, l’endroit où nous devions nous rendre. Toutes les pièces du puzzle s’assemblaient enfin ! Avorian devait passer par ce maudit désert pour en récupérer la Pierre et la donner au Sage ! Les fameuses Pierres de Vie… Il m’en avait parlé à mon arrivée sur Orfianne. Apparemment, ces joyaux animés d’une magie mystérieuse choisissaient les Gardiens de chaque peuple.

– Mais… celle-ci appartient à votre peuple ? voulus-je m’assurer en désignant l’objet magique rouge.

– Oui, c’est bien notre Pierre de Vie. J’en suis la Gardienne. La Pierre des Guéliades est cachée ici. Elle attend son nouveau Gardien. Sa forme est différente de la nôtre, sa couleur aussi.

– Cela doit être vraiment difficile d’endosser une telle responsabilité, si jeune !

– Oui, mais c’est un honneur. Notre Pierre m’a choisie, elle me fait confiance, tout comme mon peuple.

 Sur Orfianne, les Gardiens étaient en quelque sorte les représentants de leur peuple. Kaya étant très jeune, j’en déduisis que son père avait endossé le rôle de « leader » pour guider les Komacs à sa place, ou peut-être pour la seconder.

– Cette statue, qui représente-t-elle ?

– Personne en particulier. Elle symbolise le principe féminin. Notre Pierre de Vie nous protège et nous nourrit, à l’image de la femme qui allaite et prend soin de son enfant.

 Avorian et moi retournâmes dans notre chambre afin de nous reposer. Nos corps commençaient à se relâcher, nous accusions le coup de nos terribles combats.

– Les Komacs sont incroyablement bienveillants, confiai-je. Je les admire.

– Oui. Merwên est un homme brave, très dévoué pour son peuple. Il m’a beaucoup aidé par le passé.

– Kaya m’a raconté que vous étiez venu ici déposer la Pierre des Guéliades, après la bataille. Pourquoi ne pas m’en avoir parlé ?

– Cette Pierre est directement liée à un horrible souvenir. Tu es une Guéliade, Nêryah. Rien qu’en te regardant, ton image me ramène à mon passé, à ce que je n’ai pas pu sauver. La précédente Gardienne de notre peuple est morte. Notre Pierre doit choisir son nouveau Gardien, celui qui sera capable de la faire fonctionner. Son pouvoir nous est précieux, aujourd’hui plus que jamais !

– Je comprends. Mais que dois-je faire si je suis choisie comme Gardienne ? Je n’ai aucune idée de la façon de procéder, ni comment utiliser une Pierre de Vie ! Et dans le cas contraire ? C’est encore pire ! Il n’y aura plus de Gardien pour notre peuple !

 Face à mon regard affolé, à mes gestes saccadés, Avorian m’adressa un sourire réconfortant. Il prit doucement ma main dans la sienne en murmurant :

– Ne t’inquiète pas, je te guiderai, à chaque étape.

– J’ai une sacrée pression sur mes épaules ! Je ne me sens pas rassurée du tout ! Est-ce que les Komacs savent qui je suis exactement ? Que je viens de la planète Terre ?

– Oui.

– Tant mieux ! Ça m’évitera de devoir leur expliquer.

– Nêryah, il y a environ quinze cycles, les Komacs nous ont sauvés, tous les deux. Je suis parti me réfugier avec toi, ici même, dans ce village.

Nous nous regardâmes un long moment, comme pour digérer cette révélation.

– Nous leur devons tellement ! Encore aujourd’hui, les Komacs nous protègent.

– Plus que tu ne le crois… Ma petite Nêryah, mon amie Shirin t’a allaitée. Elle a été pour ainsi dire… ta première mère, et t’a sauvée de la faim. C’est pour cela qu’elle est si heureuse de te voir après tant de cycles. À ses yeux, tu es comme sa fille. Tu voulais la rencontrer, j’ai exaucé ton souhait !

 Voilà pourquoi son prénom me disait quelque chose. Shirin, la fameuse nourrice dont il m’avait parlé ! Il m’avait promis d’aller la voir.

– Je ne sais pas quoi dire. Je me sens bouleversée, soufflai-je. J’aimerais faire quelque chose pour elle… pour la remercier.

– Ta présence lui suffit…


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