Chapitre 23 : Détresse Humaine

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 Après une bonne semaine d’entraînement intensif, je commençais à me familiariser avec la pratique de la magie. Avorian m’en résuma les trois grands principes : capter l’énergie de la planète Orfianne puis l’assimiler en nous, la polariser avec notre corps, créer et façonner une nouvelle substance avec nos paumes. Chaque jour, je répétais les techniques de bases, mémorisant les mouvements par cœur. Mes sphères sortaient naturellement de mes paumes. Je réussis enfin au bout d’un moment à créer des rayons paralysants. Un jour, j’en déployai même toute une série contre le bouclier d’Avorian. Je m’appropriais peu à peu ce nouveau pouvoir.

 La magie sur Orfianne n’avait rien en commun avec le fait de marcher sur l’eau, ou tout autre miracle que l’on pourrait lire dans la Bible, la Torah ou le Coran. Je trouvais qu’il était bien plus utile d’avoir la faculté de faire apparaître de la nourriture. Cela me faisait penser au Christ, à la multiplication des pains, et à Isabelle, ma chère voisine toujours en retard, jurant Dieu et tous ses Saints.

 Un soir, à la fin d’un entraînement, je me sentis soudainement lasse, mélancolique. Je ne parvenais plus à ressentir le fluide. Mes émotions se bousculaient à l’intérieur de moi. Le vent se leva brusquement, tandis qu’un voile obscur couvrit les dernières lueurs du jour. Je portai mon regard vers Avorian. Sourcils froncés, il observait avec grande attention le fond de son jardin.

 Je les vis, moi aussi.

 Derrière le petit portail, des formes sombres évoluaient à l’orée de la forêt.

– A… Avorian…, soufflai-je, sans voix.

– Les êtres des ombres. Tiens-toi prête ! me lança-t-il sèchement.

 Pétrifiée de peur, je me sentais incapable de me constituer un bouclier. Les ombres traversèrent la porte, tels des fantômes. Ces masses informes, ténébreuses, faisaient la taille d’un être humain. J’en dénombrai une bonne dizaine. Elles semblaient flotter juste au-dessus du sol. Leur « corps », teinté d’un noir insondable, ne possédait pas de membres, ni de visage défini.

 Avorian, posté devant moi, passa à l’assaut. Une lueur d’un blanc immaculé naquit dans ses paumes. Il décrivit un mouvement en arc-de-cercle de ses bras, la lumière suivit son geste et fit reculer les monstres. Mais ils ripostèrent en projetant des nuées sombres, comme des nuages, dans notre direction. Je m’effondrai, à genoux, tétanisée. Avorian repoussa leur magie impalpable à l’aide de son faisceau lumineux : il le tenait à la manière d’un ruban de gymnaste, ondulant son rayon au gré de ses déplacements. Il le lança contre l’ennemi en une large spirale, à une vitesse sidérante. Je me sentais tellement inutile, derrière lui. Son pouvoir m’impressionnait. Soudain, les êtres des ombres bondirent dans les airs. Alors qu’ils allaient inévitablement nous atteindre, mon sauveur battit de son lasso magique, les percutant avec violence. Quatre de nos ennemis fantomatiques s’évanouirent sous l’impact. La respiration haletante, je le regardais nous défendre, brandissant son faisceau avec une telle habilité ! Quel homme vaillant… je devais l’aider. Agir !

 Pour Avorian, mon sauveur, je mis de côté cette terreur, inspirant à fond, canalisant le fluide d’Orfianne. Il afflua enfin dans mes mains. Je décochai de suite plusieurs sphères contre les esprits. Deux d’entre eux disparurent, vraisemblablement anéantis par mes globes. Le Mage en termina avec les derniers, fouettant leur masse informe de sa lumière, si pure.

 C’était fini. Nous observâmes les alentours, les sens en alerte. Plus de monstres. Le vent se calma. La nuit tombait. Alors que le soleil gagnait l’horizon, la lune d’Orfianne ascensionnait vers les étoiles, éclairant légèrement le jardin.

 Avorian m’aida à me relever.

– Je n’arrive pas à croire que des êtres des ombres aient pu venir jusqu’ici ! C’est… c’est impossible ! Nous sommes si proches du domaine des fées !

 Je ne l’avais encore jamais vu s’emporter ainsi. Il soliloquait tout en faisant les cents pas, une main posée sur son menton.

– Mmmh… je vois. L’utilisation du transgèneur plusieurs fois, puis toute cette magie que nous avons déployée pendant les entraînements… nos pouvoirs les ont attirés, depuis un moment ! J’ai manqué de prudence ! Je t’ai mise en danger !

 Il s’attribuait une faute qu’il n’avait même pas commise, portant une culpabilité inutile sur ses épaules.

– Non, Avorian. Vous m’avez sauvée, le réconfortai-je.

 Je m’approchai de lui, le stoppant dans ses cents pas, et pris doucement ses mains dans les miennes. Je le regardai droit dans les yeux. La faible lueur de la lune beige illuminait ses prunelles grises. Le temps sembla s’arrêter. Nos regards se disaient tout. Je voulais lui transmettre ma gratitude. Avorian venait de me sauver la vie, une énième fois. Au bout d’un moment, je l’enlaçai avec force, lui partageant tout mon amour. Il sembla à la fois touché et gêné par ce geste, comme s’il ne pensait pas mériter mon affection.

 Cette nuit-là, je ne parvenais pas à dormir. Je me sentais complètement perdue dans ce nouveau monde, bousculée par ce qui venait de se passer. L’image des êtres des ombres me revenait sans cesse. Ma peur m’avait empêchée d’agir ! Ces choses informes me terrifiaient ! Et elles avaient décimé notre peuple, les Guéliades.

 Je m’effondrai, en larmes, le visage enfoui dans mes mains.

 Comment m’adapter à cette nouvelle vie ? Avec ces monstres, tous ces dangers ?

 « Nêryah ! Réveille-toi ! Nous avons beaucoup de choses à préparer pour notre départ », entendis-je la voix d’Avorian au petit matin, exalté.

 « Notre… quoi ? » ânonnai-je en baillant.

 Je n’avais que très peu dormi, trop angoissée.

Une fois propre, je le rejoignis dans la pièce de vie.

– Comment te sens-tu ? Aucune séquelle de notre combat ?

– Non, tout va bien, grâce à vous.

– Nêryah, nous ne pouvons plus rester ici, c’est trop dangereux. Je ne pensais pas que les êtres des ombres pouvaient venir jusqu’à nous. Je vais tout t’expliquer, puis nous ferons nos bagages.

Le mage me servit le petit déjeuner composé de fruits, de biscuits et d’une tisane.

– Orion, le Sage du Royaume de Cristal, souhaite te rencontrer, m’annonça-t-il. Je te laisse imaginer combien c’est important pour lui.

– Comment est-il au courant de mon arrivée ?

– Grâce à Arianna et à Swèèn, la créature qui t’a sauvée dans le temple. Swèèn vit au Royaume de Cristal. Les Limosiens ont le pouvoir de se volatiliser. Il n’y a plus un instant à perdre : l’attaque d’hier soir m’en a fait prendre conscience. Le chemin sera long jusqu’au Royaume de Cristal : plusieurs phases de marche.

– Plusieurs quoi ? répétai-je.

 J’avais remarqué qu’Avorian utilisait de nombreuses fois deux termes qui se rapprocheraient en français des mots « cycle » et « phase », avec cette idée de « boucle » ou de période, de quelque chose qui se répète de façon naturelle, comme une Loi de l’Univers. Je maîtrisais manifestement très bien l’Orfiannais, mais certains concepts m’échappaient encore. J’avais tendance à traduire en français dans ma tête, au lieu de penser les choses dans cette langue. Or, quelques-unes de ses notions ne correspondaient à rien de connu sur Terre.

– Nous parlons de « cycles » pour désigner une longue période, correspondant à la révolution d’Orfianne autour de notre étoile. Et de « phases » pour désigner les lunaisons d’Héliaka.

Héliaka doit être le nom de la fameuse lune beige, devinai-je.

– Oh, je vois, cela correspond au mot « année » en français. Et nous parlons de « mois » pour désigner les cycles lunaires.

– D’accord, je vais essayer de retenir ces deux termes et de les réutiliser avec toi. Revenons à notre voyage. Je ne fabriquerai pas de transgèneur, pour les raisons que tu connais : ton corps a subi bien trop de voyages en quelques jours à peine ; je suis étonné que tu ne montres aucun symptôme. Quelle résistance ! Nous devrons nous rendre sur de hauts lieux énergétiques. Nous irons tout d’abord à la grotte des feux sacrés : cet antre chargé d’une magie ancestrale te mettra en symbiose avec Orfianne. Cela t’aidera à t’adapter à ses fréquences et te purifiera, pour éviter que tu ne bascules vers la magie des émotions.

– La magie des émotions…, répétai-je, pensive. Avec tout ce qui m’arrive, j’ai tellement peur de sombrer dans cette faille…

– Nêryah, ton cœur est pur. La grotte va te ramener à l’essentiel, rassure-toi. Nous visiterons également, en chemin, le domaine des fées. J’espère que tu aimes marcher.

– Le domaine des fées ? répétai-je, ébahie. Mais vous n’utilisez pas de transports, comme sur Terre ?

– Non. Nous voulons préserver notre planète. Nous ne souhaitons pas construire de route, ni ouvrir des voies dans le ciel, cela perturberait l’écosystème. Bien évidemment, nous sommes capables de produire des transports écologiques. Mais nous ne les employons que rarement. Seuls les Noyrociens et les Métharciens parcourent les cieux à bord de leurs vaisseaux silencieux, non-polluants, comme tu as pu le voir, mais de façon limitée. Nous ne voulons pas accélérer le temps. C’est notre philosophie de vie. Ce qui se passe sur Terre est un très bon exemple des dérives de la technologie. Nous ne souhaitons pas reproduire les erreurs des Terriens, ni tomber dans les extrêmes. Marcher renforce le corps, permet les rencontres. Dans ton cas, c’est primordial : tu dois t’accoutumer aux énergies de ta planète, apprendre à découvrir sa faune et sa flore.

– D’accord, mais plusieurs « phases » de marche, ça fait long ! On ne pourra pas se « transgèner » dans quelques temps, au moins pour nous rapprocher du Royaume ?

– À part les créatures magiques comme les fées et les Limosiens, qui peuvent se volatiliser à leur guise et sans dommages, nous n’avons pas le pouvoir de nous téléporter facilement. Le transgèneur ne s’emploie qu’en cas d’extrême urgence, son utilisation peut s’avérer très dangereuse pour le corps. C’est la règle ! Les Noyrociens nous ont mis en garde : la voie des airs est surveillée. Nous ne pouvons pas leur demander de nous emmener à bord d’un de leur vaisseau.

 J’avais besoin de temps pour assimiler toutes ces informations. Avorian, toujours aussi prévenant, me laissa à mes pensées.

 Le reste de la journée fut agitée. Avorian s’affairait aux préparatifs de notre long voyage. Partir pendant plusieurs mois nécessitait une excellente organisation. Le mage avait enchanté les sacs, de sorte qu’ils puissent contenir un nombre incalculable d’objets tout en restant petits et légers : le rêve de toute femme sur Terre ! Il entassa ainsi couvertures, vêtements, provisions, affaires de toilettes, me donnant ainsi plusieurs tenues de voyage : des pantalons souples et confortables, adaptés aux longues heures de marche à venir. C’était pour le moins déconcertant de voir autant de choses rentrer dans un si petit bagage !

 Je me demandais toujours si ces vêtements de femme avaient pu appartenir à des Guéliades. Cela aurait pu expliquer son regard triste lorsqu’il me voyait dans l’une de ces robes.

 J’étais réellement affligée d’avoir quitté la Terre, ma famille. J’essayais de faire taire mes émotions face à cette réalité inéluctable. Je ne pouvais plus y retourner. Et mes parents m’avaient oubliée. Mon cœur se brisait rien qu’à cette pensée. J’entrais dans une phase de déni pour me protéger de ma propre souffrance. Ce mécanisme de défense m’aidait à supporter la situation, à me préserver de la folie. Je ne me sentais pas encore prête à affronter la vérité. Mais curieusement, je devais bien me l’avouer : j’avais vraiment hâte de découvrir cette nouvelle planète et de rencontrer ses habitants. Surtout les fées ! Un rêve de petite fille. Je tenais aussi à en savoir plus sur mes origines et sur cette terrible bataille. J’avais du mal à digérer toutes ces informations. Le puzzle se reconstituait peu à peu. Il me manquait encore quelques clés pour tout saisir.

 Mes affaires enfin prêtes, je m’exerçai dans le jardin à former un bouclier magique. Je m’entrainais sans relâche, histoire d’oublier un instant ma condition de « pantin perdu au milieu de nulle-part ». Avorian m’observait du coin de l’œil en cueillant des fruits. Je voyais bien qu’il s’inquiétait pour moi. Il m’assura qu’il avait mis en place avec Arianna un sort très puissant pour protéger les lieux d’éventuelles instruisons d’êtres des ombres. Un mur magique rendait toute sa propriété invisible, comme située dans un autre espace-temps. Nous pouvions dormir tranquilles. Mais cet enchantement exigeait bien trop d’énergie pour pouvoir le faire perdurer plusieurs jours.

 Toutes ces mésaventures m’avaient épuisée. J’allai de suite me coucher après le dîner.

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