Chapitre 24 : La forêt aux mille lueurs

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 Les premiers rayons du soleil me réveillèrent, caressant mes paupières.

 Après un petit-déjeuner gargantuesque, composé de fruits orange parsemés de taches rouges, de plantes vertes et de galettes de céréales, nous nous préparâmes pour notre voyage.

 Je mis l’un des pantalons beiges au tissu léger qu’Avorian m’avait offert avec un haut à manches ruchées et aux rebords dorés. De jolies chaussures ambrées accompagnaient cette élégante tenue. Je m’y sentais à l’aise pour marcher, courir : l’étoffe utilisée ne serrait pas la peau ; elle laissait au contraire une grande liberté de mouvement.

 Je remerciai chaleureusement mon ami : ces habits m’allaient parfaitement. À croire que la personne qui les portait avant moi faisait exactement ma taille ! Ou peut-être Avorian avait-il jeté un sort pour ajuster le tissu à mon gabarit ? Après tout, il savait bien rétrécir nos bagages.

 Nos dernières affaires enfin rassemblées, nous cuisinâmes des biscuits pour la route. Le mage m’expliqua comment broyer les feuilles d’une plante particulièrement sucrée pour apporter de la douceur à nos pâtisseries. Il cultivait lui-même ses céréales et produisait sa propre farine. Cela m’impressionnait ! Nous ajoutâmes à la pâte obtenue des morceaux de fruits fraîchement cueillis. Avorian alluma un feu dans une sorte de four à bois, avec la voûte et la base en pierre réfractaire. Une fois les flammes éteintes, nous retirâmes la braise, le four ayant atteint la bonne température, et plaçâmes notre plaque garnie de biscuits à l’intérieur pour les cuire. Une odeur exquise embaumait la cuisine. Les yeux rivés sur la chambre de cuisson, je salivais à la vue des petits gâteaux en train de gonfler sous l’impact de la chaleur. Dès qu’elles furent sorties du four, nous goûtâmes nos savoureuses pâtisseries, encore chaudes et moelleuses, louant leurs bienfaits réconfortants. Nous en avions bien besoin après l’attaque des monstres !

 Tout était prêt. Les provisions ; le nécessaire de toilette avec brosses à dents en matériaux naturels (la tige sculptée dans un bois solide et les poils en fibre de bois) ; savons pour corps et cheveux – sachant que nous nous laverions dans les lacs et les ruisseaux – ; serviettes de bain tissées en une plante proche du coton ; le linge de rechange et produit compact pour le nettoyer ; et enfin, les couvertures. Grâce à la magie, le tout rentrait dans nos sacs et ne pesait presque rien.

 Mon guide me conduisit au bout du jardin, en direction d’une forêt.

– Un long voyage nous attend ! déclara-t-il avec entrain.

– Et les êtres des ombres ? Si on en rencontre sur le chemin ? m’inquiétai-je.

– Pour le moment nous sommes en sécurité, nous allons voyager dans le domaine des fées.

 Nous avancions parmi de hauts arbres, dont les grandes feuilles pennées (c’est-à-dire découpées, présentant des folioles disposées de part et d’autre de la tige) correspondaient à celles de l’arbre à pain, tandis que la plupart des arbustes ressemblaient à des frangipaniers, avec leurs magnifiques fleurs blanches au parfum envoûtant. Je contemplais les fleurs de mille espèces : certaines, très grandes, aux couleurs clairs, se dressaient vers le ciel. Elles devaient mesurer au moins deux mètres de haut, avec de si larges pétales que l’on aurait pu s’asseoir dessus. D’autres, minuscules, tapissaient le chemin jonché de végétaux.

 Des plantes à la longue tige parsemée de boutons blancs grimpaient le long du tronc de certaines essences d’arbres, un peu comme du jasmin étoilé. Leur feuillage vert luisant se couvrait de bouquets de fleurs immaculées aux pétales spiralés.

 Aucune feuille morte ne recouvrait le sol ; nous foulions ce beau tapis de mousse verte, si moelleuse. Je retirai mes chaussures pour marcher pieds nus, ébauchant quelques pas de danse au milieu des arbres, sous le sourire amusé d’Avorian. Cette forêt me redonnait vie. Je ne pouvais pas l’expliquer, mais l’énergie présente ici m’allégeait d’un poids énorme. Je commençais aussi à mieux m’adapter aux vibrations d’Orfianne. J’avais presque l’impression de muer, et me transformer en une forme plus éthérée, à l’image des fées d’Orfianne. Ici, je pouvais redémarrer à zéro. Enlever tous mes masques et mes oripeaux, pour révéler enfin mon identité profonde. La véritable Nêryah, dénuée de tout rôle, et non plus ce petit pantin parfait qui brillait un peu trop sur Terre.

 Le soleil illuminait les cieux, les oiseaux chantaient et l’air printanier caressait nos joues. La splendeur de cet endroit féerique anima mon visage. La nature offrait un véritable spectacle à chacun de nos pas. Le cœur réjouit, je respirais l’odeur exquise des fleurs, embaumant l’atmosphère de leurs mille parfums.

 Un peu plus loin, deux statues de pierre grise se dressaient entre les arbres. Celle de gauche représentait une femme debout, vêtue de voiles dont l’un cachait ses cheveux et retombait majestueusement sur son front. Elle portait un diadème au-dessus des yeux. Son regard pointait vers le ciel. Les rayons du soleil éclairaient son visage radieux. La déesse tenait au creux de sa main une fée. La statue de droite montrait une sirène assise sur un rocher. Sa longue chevelure sculptée dans la roche cachait sa poitrine nue. Sa paume recueillait un coquillage ressemblant à une coquille Saint-Jacques. La sirène inanimée nous fixait du regard, sa bouche demeurait entrouverte, comme si elle s’apprêtait à parler.

– Nous entrons dans le domaine aux mille lueurs, annonça Avorian. On lui donne ce nom en raison des fées qui peuplent cette forêt. C’est le meilleur endroit sur Orfianne pour en observer.

– J’imagine qu’en pleine nuit, ça doit être magique de les voir s’élever dans les airs ! commentai-je.

– Oui, elles offrent un ballet multicolore ! Tu auras certainement droit à ce spectacle lorsque nous arriverons à leur village. Arrête-toi ici et ne bouge pas, m’ordonna-t-il, soudainement très sérieux. Pour passer entre les statues, il faut prononcer les paroles sacrées, sans quoi, les esprits nous barreront le chemin.

– Les esprits dans les statues ? m’assurai-je.

 Je me demandais comment deux statues en pierre pouvaient nous bloquer le passage.

 Le mage acquiesça d’un signe de tête, l’air concentré. Il prononça une incantation dans une autre langue que l’Orfiannais :

Eliacom Ishni nagloème leychtamènto, octaha neylamnis, coulrahem volia.

 Soudain, les yeux de la première statue s’animèrent, clignant plusieurs fois, et brillèrent d’une lumière turquoise, comme si l’effigie devenait vivante grâce à cet envoûtement. Puis, comme par enchantement, la petite fée sculptée dans la pierre secoua ses ailes sans pour autant qu’elles ne s’effritent. Ce n’était pas fini ! Un faisceau doré sortit de ses mains minuscules, fendit l’air, et percuta le diadème de la femme voilée. Ce dernier émit à son tour cette même lumière vive qui traversa le chemin pour se poser dans le coquillage de la sirène. La lueur se rassembla en un point pour former une petite boule scintillante. Elle alla se loger dans la bouche de la sirène. Ses lèvres de pierre remuèrent sans se fissurer, une voix douce mais résonnante parla :

– Vous pouvez passer, Ô Avorian, maître du fluide d’Orfianne, et Nêryah, enfant des deux mondes. La reine des fées vous attend.

 La lumière disparut, les statues redevinrent immobiles. J’en restai bouche-bée, stupéfaite.

– Voilà, nous pouvons avancer, maintenant, prononça Avorian tout naturellement.

– C’est… incroyable !

– Ce monde fonctionne ainsi. La forêt est sacrée, on ne peut y pénétrer ou en sortir sans demander la permission aux esprits. Ceux qui ne prennent pas cette peine le regrettent amèrement.

 Lorsque nous passâmes entre les deux statues, je ne me sentis guère rassurée pour autant. Je me mis à imaginer un imprudent voyageur s’y aventurer sans autorisation, et le rayon doré de la statue le foudroyer sur place. J’en frissonnai.

 Tout au long du chemin, mon guide me parla des mœurs de ce monde. Les Orfiannais préservaient et honoraient la nature. Leur planète demeurait soignée, respectée, contrairement à notre Terre, bien souvent négligée par ses hôtes. On fêtait sur Orfianne les naissances et les décès – pour que l’âme puisse trouver son chemin parmi les étoiles –, mais pas les anniversaires. Les Orfiannais abordaient la notion du temps de façon singulière. Ils vivaient au jour le jour, et s’adaptaient au rythme des saisons. Chez les fées, on célébrait les nuits où la planète beige – nommée Héliaka – montrait sa face pleine.

 Comme il me l’avait expliqué la veille, on ne parlait pas « d’années », mais de « cycles ». Un cycle correspondait donc à la révolution d’Orfianne autour de son soleil, et ne se divisait non pas en mois, mais en « phases ». L'unité fondamentale de mesure du temps correspondait aux différentes phases d’Héliaka. On en comptait treize, chacune de vingt-neuf jours, soit trois-cent-soixante-dix-sept jours par cycle – m’amusai-je à calculer.

 Une journée durait environ vingt-sept heures – en comptant en unité terrienne bien-sûr : la vitesse de rotation d’Orfianne autour de son axe était en effet un peu plus lente que celle de la Terre.

 Orfianne ressemblait vraiment à notre globe. C’était une planète d’eau, mais dotée d’un seul continent, avec d’innombrables îles dans son gigantesque océan. Un peu plus grosse en taille que la Terre, sa gravité restait cependant très proche de sa jumelle – je ne ressentais aucune différence, juste une impression de légèreté.

 Avorian m’apprit qu’Héliaka était un satellite d’Orfianne, à l’image de notre Lune. De par sa taille, elle avait une énorme influence sur la météorologie, les saisons, les marées, et créait de grandes disparités de climats sur le globe. On l’observait parfois de jour comme de nuit, selon son déplacement.

 Il m’enseigna enfin le nom de quelques fleurs et végétaux aux abords du sentier, ainsi que leurs vertus. Je reconnus les « plantes lampadaires » avec leur sphère blanche, qui s’illuminaient la nuit – j’avais hâte de les voir s’éclairer !

 À chaque pas, je découvrais quelque chose de nouveau. Par exemple, les papillons possédaient plusieurs antennes recourbées à leur extrémité. Je discernais même de toutes petites pattes noires terminées par deux cercles en guise de pieds. On aurait vraiment dit des fées !

 Je m’accoutumais vite à ce nouveau monde ; la beauté de cette forêt m’émerveillait. Sous l’effet de cette douce atmosphère, je me mis à fredonner. Le mage m’accompagna avec des sons graves, tenus. Nos voix ainsi mêlées s’accordaient parfaitement. Notre air ressemblait au chant grégorien, avec nos accords de quarte et de quinte en valeurs longues. Je connaissais peu Avorian, et pourtant, cela me semblait tout naturel de voyager avec lui. Je pensais à mon père, à ces moments bénis où nous chantions ensemble.

 Finalement, même cet endroit idyllique ne parvenait pas à me faire complètement oublier ma peine. Cette apparente jovialité se mêlait à une profonde tristesse. Je préférais refouler mes émotions ; c’était mon mécanisme de défense pour supporter ces bouleversements dans mon existence. Je repensais également sans cesse à cette terrible bataille, et à ma mère biologique. Je n’osais imaginer toutes les souffrances qu’elle avait dû endurer.

 Après plusieurs heures de marche, le Guéliade me conduisit à une rivière pour nous désaltérer et nous reposer. À ma grande déception, à part de splendides oiseaux, nous n’avions pas encore vu d’animaux, ni de fées.

 Quelques rochers encadraient joliment le cours d’eau. Dans ce monde dépourvu de pollution, l’eau des lacs, des rivières et des ruisseaux, était parfaitement pure. Je bus avec délectation puis me rinçai le visage. J’en profitai pour me tremper les pieds et me délasser les jambes.

 Avorian proposa de cueillir quelques fruits dans les arbres à proximité. Alors qu’il m’indiquait un arbre, j’entrevis d’étranges humanoïdes à la peau verte un peu plus loin, dissimulés par le feuillage.

– Des Moroshiwas, me souffla le mage.

 Je reconnus en effet la description de ce peuple relié à la forêt, avec des végétaux poussant sur leur crâne, à la place des cheveux. J’en dénombrai trois, à quelques mètres de nous. Ils ne bougeaient pas, se contentant de nous observer. Quelques secondes s’écoulèrent. Je me perdis dans leur regard jaune or, si scintillant qu’il filtrait à travers les arbres. Le temps sembla s’étirer. Les Moroshiwas s’éclipsèrent, exactement comme la fée que j’avais vue sur Terre.

– Comment est-ce possible ? Ils ont disparu d’un coup ! commentai-je, abasourdie.

– Rappelle-toi, les Moroshiwas ont la capacité de se rendre invisible. C’est un peuple discret. Ils n’approcheront probablement pas.

Quel dommage ! déplorai-je en pensées, déçue.

 Nous récoltâmes quelques fruits, à nouveau seuls.

 Affamée, j’en dévorai plusieurs, ainsi que quelques-uns de nos biscuits préparés ce matin. Je me mis à soliloquer à propos de leur goût exquis. Mon guide m’examinait, les yeux rieurs.

– J’espère que nous reverrons les Moroshiwas. Ils sont vraiment magnifiques ! C’est drôle, on a marché pendant longtemps, pourtant je ne me sens pas spécialement fatiguée, remarquai-je.

– Ta véritable force renaît. Grâce à notre style de vie qui ne perturbe pas l’écosystème, les énergies de ce monde ne sont pas encore déstabilisées comme celles de la Terre. Et puis, les Orfiannais sont bien plus résistants que les humains.

 Nous reprîmes le chemin jusqu’à la tombée de la nuit. Aucune trace des mystérieux Moroshiwas. Ils ne semblaient décidément pas souhaiter nous parler !

 Je pus enfin voir les fameuses « plantes lampadaire » à l’œuvre : plus le jour déclinait, plus la sphère devenait lumineuse. Elles poussaient en cercle, par zone, éclairant la végétation, créant un jeu d’ombre et de lumière fantasmagorique.

 Le mage trouva un endroit assez confortable pour dormir. Je me confectionnai un lit de feuilles douces et de lichen.

– Donc, il va y avoir de la lumière toute la nuit, avec ces plantes phosphorescentes, c’est bien ça ?

– Exactement !

– Vive Orfianne ! Je vais pouvoir faire pipi sereinement, sans trébucher !

 Cela s’avéra en effet bien pratique.

 Cette longue randonnée m’accorda au moins une bonne nuit de sommeil. Je dormis d’une traite, sans cauchemar.

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