Chapitre 3 : Poussée à bout

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 Je reculai, alarmée, une main contre ma bouche. L’argent donné à la chiromancienne était réapparu dans ma chambre, comme par magie ! Comment était-ce possible ?

 Je réfléchis aux paroles de cette gitane-fantôme, apparue de nulle-part.

Trois étrangetés m’arrivent le même jour, ce n’est pas un hasard, raisonnai-je. Il y a forcément un lien entre tout ça.

 Je voulais en avoir le cœur net.

 En descendant au salon, je remis l’argent dans le portemonnaie de ma mère, toujours affairée en cuisine. Elle ne me remarqua même pas. Mon père, lui, devait certainement prendre sa douche.

 Une fois dehors, je me mis à courir jusqu’au fameux chêne. Ma chienne Mina me suivit, toute joyeuse, l’air de dire : « Oh, chic ! Encore une promenade ! ».

 Qu’est-ce qui avait bien pu me faire tomber, moi, la sportive pleine de réflexes, parfaitement ancrée au sol ?

 J’inspectai l’arbre en le contournant, m’agenouillai pour fouiller les buissons… rien ! Exaspérée, je portai mon regard vers le ciel, respirant à fond pour me calmer. Les derniers rayons du soleil filtraient à travers les branchages. J’aimais m’enivrer de cette lumière mordorée, annonçant le crépuscule.

– Nêryah, que fais-tu dehors, sans manteau ? m’interpella ma mère en se frottant les bras.

– J’arrive !

 Elle savait pourtant très bien que je ne pouvais pas attraper froid.

 Lorsque je rentrai à la maison avec Mina, bredouille, elle ajouta :

– Ma chérie, ce n’était pas la peine de me rembourser avec ton argent de poche ! Je suis tout à fait d’accord avec le fait de donner quelques pièces aux plus démunis !

 Je ne pouvais rien répondre. Comment lui expliquer cette soudaine apparition ?

– Bon, ce n’est pas tout, mais j’ai quelques devoirs à faire pour la rentrée. Autant les finir maintenant. Au fait, ce matin j’ai entendu un bruit bizarre à côté du chêne. C’est pour ça que je suis allée voir.

– Le vieux chêne que tu escalades encore malgré ton grand âge ? railla mon père qui sortait de la salle de bain.

– Oui… c’est ça, confirmai-je, vexée. Et… j’ai aussi croisé une personne curieuse à la boulangerie… personne ne la voyait à part moi. J’ai aussi vraiment eu l’impression de voir une fée. En fait, j’ai passé une drôle de journée.

 Mes parents échangèrent un regard. Je n’arrivais pas à interpréter l’expression de leur visage, mais ils ne semblaient nullement surpris par mes aveux.

 Puisqu’ils demeuraient silencieux, je montai dans ma chambre, boudeuse.

– Nêryah, attends ! me héla ma mère.

 Je fis mine de rien, fermant la porte derrière moi pour être enfin tranquille.

 Absorbée par mes devoirs de vacances, j’entendis à peine Sijia m’appeler pour le dîner.

 Nous mangeâmes des nouilles de riz sautées aux légumes. Un délice !

 Je me couchai tôt, histoire d’être à peu près en forme pour mon cours de danse du lendemain.

 Au petit matin, à peine sortie du lit, je me douchai en vitesse et commençai à m’échauffer. Je réalisai une barre au sol, terminant par mes écarts. Je nouai mes longs cheveux en un chignon bien serré, puis descendis prendre mon petit-déjeuner.

 Mon père m’emmena, ce premier samedi des vacances de Noël, au conservatoire pour mon cours de danse – classique et contemporain. Nous préparions un spectacle. Notre professeur m’avait choisie comme soliste – encore ! Le théorème de « Miss Parfaite » battait son plein !

 Il fallait que je travaille dur pour présenter une chorégraphie émouvante et au point techniquement.

 Olivier me déposa sur le parking. Je marchai jusqu’au conservatoire, rejoignis la section danse, puis descendis quelques marches pour atteindre le vestiaire destiné à ma classe.

– Hello, les filles ! lançai-je en ouvrant la porte.

 Quelques-unes me répondirent. Je m’installai à côté de Tania et commençai à mettre mon justaucorps. Cinq filles de notre troisième cycle m’épiaient du coin de l’œil en chuchotant, le visage fermé. Je fis mine de ne pas les remarquer. Notre vestiaire n’étant pas bien grand, je saisis quelques phrases.

– Encore la même qui danse le solo, cette année…

– Deux années de suite ! C’est abusé…

– Y’en a que pour Nêryah de toute façon… Nêryah et son jeu de jambe parfait, Nêryah et son port de bras grâcieux…, susurrait sèchement Jade, que je pensais pourtant être une bonne camarade.

 Elles savaient très bien que j’entendais leurs offenses.

 Une main douce se posa délicatement sur mon bras. Tania.

– Ne prêtes pas attention à leur jalousie, me glissa-t-elle à l’oreille. Cette place, tu l’as Ô combien méritée. Tes qualités de danseuse, tu ne les dois qu’à toi, Nêryah.

– Ouais, c’est carrément nul ces rivalités, renchérit Irène. Dans le monde de la danse, ça marche comme ça, le solo est toujours attribué à la danseuse qui donne tout. Point final. Et si c’est la même ballerine deux années de suite, c’est parce qu’elle déchire. Y’a rien à redire !

– Merci les filles, vous êtes adorables. Mais je suis désolée d’avoir encore le solo cette année. Je me sens redevable et vraiment mal pour vous autres. Ce n’est pas une place facile…

 Je n’en voulais pas, de ce solo. Notre professeur en avait décidé ainsi, et nous devions suivre ses directives. Impossible de parlementer avec lui !

 Alors que nous nous dirigions dans la salle de danse, les regards sournois des cinq envieuses persistaient.

 Nous nous plaçâmes à la barre pour commencer l’échauffement sur les pliés. Notre pianiste débuta la mélodie en rythmes ternaires.

– Demi-plié, grand-plié, demi… et on tend. Port de bras… Plus de rondeur dans les bras, les filles ! clamait Yvan, notre professeur de danse. Allez, buste en avant, puis on cambre bien le dos.

 Le cours continuait avec les exercices d’assouplissement. Le pianiste joua de façon plus rythmée.

– On développe bien la jambe. Plus hauts, vos battements ! Arabesque… Non mais, c’est quoi ces mouvements mous, les filles ? On vous a demandé d’être des « corps beaux », pas de ressembler à des corbeaux !

 À la fin des exercices, nous échangeâmes quelques mots.

– Yvan est toujours d’humeur exécrable quand un spectacle approche, nous confia Tania.

– Moi, je trouve ça mignon les corbeaux, plaisantai-je. Ils sont très intelligents, leurs plumes brillent et…

– Nêryah ! Qui t’a permis de parler ? me gronda Yvan.

 Je me tus instantanément.

– Mettez vos pointes les filles. Et ne prenez pas tout votre temps avec les embouts ! 

 J’apposai mon embout de silicone protecteur sur mes orteils, puis chaussai mes pointes, nouant leurs rubans roses aux chevilles. Après quelques exercices, le professeur m’interpella :

– Nêryah, place-toi au milieu. On répète ton solo.

– Pardon, mais je préfère vous prévenir : mes pointes sont trop souples, et j’ai encore mal aux chevilles. Avec mon fort coup de pied, je risque de me faire une entorse, lui expliquai-je.

– On n’a pas le temps pour ça ! Préserve tes chevilles et évite de te blesser avant le spectacle, s’il te plaît. Si tes pointes sont cassées, il faut en racheter ! Prends le masque et place-toi en quatrième position.

 Les chaussons de danse coutaient chers. Bien trop chers ! Je cassais régulièrement mes pointes à cause de la souplesse de mes pieds. Mes parents ne pouvaient pas me soutenir financièrement, entre le coût du conservatoire, des accessoires et de mes autres cours. Ils faisaient déjà tellement d’efforts pour moi !

 J’enfilai le masque, entièrement blanc. La musique de mon solo débuta.

 Dans ma danse, je simulais un personnage tourmenté par des mouvements saccadés.

– Nêryah, m’interrompit Yvan, le regard sévère, je ne ressens aucune énergie dans tes gestes ! Rappelle-moi ton thème ?

 La musique venait de s’arrêter.

– Eh bien… je porte au début de la danse un masque blanc, dénué d’expression, pour figurer l’absence d’humanité.

– Exactement ! Ensuite, ton personnage développe petit à petit sa propre sensibilité, retrouve son identité profonde, et parvient à se libérer de ses entraves. Tu enlèves le masque à ce moment précis pour exprimer la fin de l’aliénation. Les mouvements se font grâcieux pour symboliser cette délivrance. Alors recommence… et fais-le correctement !

 Le piano reprit. Je me concentrai, me donnant à fond dans chaque mouvement, utilisant mon désarroi comme moteur pour exprimer toutes mes émotions. Le masque me gênait dans mes tours et me faisait perdre tous mes points de repères habituels. Avec ces si petites fentes pour les yeux, impossible de me corriger à l’aide du miroir. Je risquais de tomber à chaque instant.

– Je veux voir plus d’intensité dans tes bras !

 Il me poussait à bout. Mes pieds me faisaient atrocement souffrir, et je commençais à ressentir les effets de ma chute d’hier. Je me sentais comme sur un fil, les pointes trop molles, mes chevilles à deux doigts de vriller et de se tordre.

– Nêryah ! Je ne t’ai pas choisie une nouvelle fois cette année pour rien ! Tu es ma meilleure danseuse, alors prouve-le moi ! T’as intérêt à briller, l’école a une réputation à tenir !

 Je poursuivais ma chorégraphie, dans un état d’anxiété croissant.

– Tu peux faire mieux que ça ! tança-t-il le visage rouge de colère. C’est quoi, ces pointes de pieds ?

 Pourquoi s’acharnait-il sur moi ? J’arrivais au point culminant du solo. En retirant mon masque, j’affrontai mon professeur du regard, la rage au ventre, transpirant à grosses gouttes. Mon cœur battait la chamade. Je suffoquais, en sueur et déshydratée. Je réalisai, malgré tout, mes tours piqués, exécutant un ample arc-de-cercle dans la salle. La plupart de mes « camarades » de danse me lançaient des sourires narquois, satisfaites de me voir souffrir, défaillir, attendant que je chute enfin pour pouvoir me remplacer. Je ne leur fis pas ce plaisir. Je terminai mes derniers pas avec grâce, me grandissant le plus possible, soutenant mon dos pour soulager un peu mes pauvres chevilles. Je pivotai pour effectuer la révérence à la fin de ma chorégraphie, et manquai de glisser avec mes pointes : je voyais dans le miroir se refléter un petit orbe doré, scintillant. Il voletait dans un coin de la salle de danse… la fée ! Elle était de retour ! Comme si elle m’avait suivie !

 Je scrutai derrière moi, dans sa direction, surprise. Encore une fois, personne ne semblait la distinguer. Elle brillait de mille-feux, et son corps se mouvait avec grâce. Je fixai le petit être un long moment, si bien que les filles croyaient que je les réprimandais du regard. Elles étaient bien le dernier de mes soucis ! La fée traversa le plafond pour disparaître, exactement comme la veille. Aucune danseuse ne remarqua cette étrange manifestation.

– Qu’est-ce qui se passe, aujourd’hui ? me demanda Yvan d’un ton énervé.

 Encore des réprimandes… Il n’avait donc pas vu le phénomène, lui non plus.

– Je… j’ai fait une chute hier, expliquai-je, totalement décontenancée. La douleur se réveille, et mes chevilles sont très fragilisées à cause des pointes.

 J’entendis des ricanements derrière moi.

– Je connais ta souplesse des pieds. Tu n’avais qu’à t’échauffer chez toi. Et change tes pointes !

 D’autres rires étouffés, se voulant discrets. Leurs regards mesquins se reflétaient dans le miroir de la salle de danse. Mon ventre se noua davantage.

– Je me suis échauffée, mais…

– Pas assez, manifestement, m’interrompit Yvan. Le spectacle est dans quelques semaines. Je veux te voir au top. Évite de tomber, désormais. Je compte sur toi, Nêryah… tu es notre pépite. Ne me déçois pas.


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