Chapitre 4 : Sa voix

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 Je ne prêtai pas attention aux chuchotements et aux regards insistants dans le vestiaire. Je m’habillai à la hâte pour rejoindre mon père, traversai à pas rapides les couloirs du conservatoire, courus dans le parking, et fondis en larmes en ouvrant la portière de notre voiture.

– Nêryah ? s’inquiéta mon père.

 Je m’assis en penchant mon buste vers lui pour me réfugier dans ses bras, secouée de sanglots.

– Que s’est-il passé ? me souffla-t-il en frottant vigoureusement mon dos.

– Le prof… les filles… une fée… moi !

 Mon père me serra un peu plus fort.

– Une fée ? Mon petit santon de Noël, on quitte le parking, et tu me racontes tout ça en route, d’accord ?

 Il relâcha son étreinte pour m’étudier de son regard émeraude. J’acquiesçai d’un hochement de tête. Des larmes glissaient le long de mes joues.

 Nous quittâmes la ville pour rouler sur les petites routes de campagne. La beauté du paysage enneigé m’aida à réorganiser mes pensées. Des petits bosquets composés d’arbres dénudés, verglacés côtoyaient les collines blanches. Les champs recouverts de neige étincelaient sous les rayons du soleil.

 L’apparition de la fée n’avait pas adouci cette horrible séance de danse. J’adoptais depuis trop longtemps ce rôle du pantin docile, irréprochable de ces messieurs-dames, façonné par leurs projections pour bien correspondre à leurs attentes. Les gens n’arrivaient pas à me jauger, ni à me comprendre.

 C’était moi le robot sans identité de ma danse.

 Pourquoi me comportais-je ainsi ? Pour me sentir aimée ?

– Tu sais… le fait d’être constamment « choisie » est trop lourd à porter.

– Je comprends… cela suscite la jalousie des autres, résuma mon père.

– Au final, on me colle tout le temps cette étiquette de « mademoiselle perfection ». Yvan me croit toujours capable d’exécuter tout ce qu’il me demande. Je me mets une grosse pression pour être à la hauteur. Et là, c’est trop ! Je n’y arrive plus ! Je suis complètement dépassée ! Je suis tellement épuisée, perdue que je vois des fées !

 Il garda un moment le silence, l’air songeur, son regard centré sur la route. Après quelques minutes, il finit par dire :

– Ma chérie, je sais que tu fais beaucoup d’efforts, dans toutes les disciplines. Tu as obtenu le solo pour ton travail, ta persévérance. Tu es une bosseuse, et une artiste, comme tes parents ! Ces mêmes sarcasmes, je les ai vécus enfant, moi aussi. J’ai bien conscience qu’on ne cause pas beaucoup tous les deux, mais… sache que je te comprends, et que je suis là pour toi, en toutes circonstances. Et puis, pour les fées, je pense que c’est de bon augure. C’est peut-être ton ange gardien qui se manifeste pour te soutenir dans ces moments difficiles ?

 Je me sentis profondément touchée. Je séchai mes larmes, taries par ces paroles réconfortantes. Nous demeurâmes silencieux pendant le reste du trajet.

 Une fois arrivée à la maison, je pris une douche, puis descendis pour le déjeuner. Ma mère apporta une fricassée de légumes au tofu fumé sur la table.

– Ton père m’a raconté…, commença-t-elle.

 Elle me prit dans ses bras.

 Nous déjeunâmes dans un silence pesant. Chaque coup de fourchette résonnait dans la cuisine.

– C’était vraiment bon, maman. Je vais promener Mina.

 Ma chienne sursauta à son nom et se mit à sautiller partout à l’évocation de la « promenade », mot qu’elle connaissait par cœur.

– Oui… oui, on y va, ma douce.

 Je partis faire le tour de la mare verglacée. Tous ces mots durs des danseuses, tous leurs regards fourbes tournaient dans ma tête. Et en même temps, j’avais honte de me plaindre et de réfléchir ainsi à ma condition, moi, adolescente comblée par ses parents et par la vie. La présence de cette mystérieuse fée me réconfortait un peu. Et puis… j’aimais tellement la danse ! Au-delà de ces aspects rigides et contraignants, je me sentais profondément vivante quand je dansais. Je retrouvais en quelque sorte ma véritable identité. Pourquoi Yvan me gâchait-il même cela ? Alors que l’Art demeurait mon remède contre les maux du monde ? La danse et la musique m’amenaient à me dépasser, me relier à quelque chose de plus grand, d’indicible.

 Je pris mon téléphone pour appeler Chloé. Elle seule pouvait comprendre ma souffrance.

– Hello ma louloute, qu’est-ce qui t’amène ? Tu as revu ta fée et ton fantôme, aujourd’hui ?

– Oui… et non, excuse-moi de te déranger encore, Chloé. Je ne me sens pas bien. Mon cours de danse a été désastreux !

– Vas-y, raconte-moi, m’encouragea-t-elle.

 Je lui relatai tout ce que je venais de vivre. Elle ne répondit pas tout de suite. Je commençai à me demander si la conversation avait été coupée. Je regardai l’écran de mon téléphone, pestant intérieurement contre la mauvaise couverture réseau dans notre coin perdu en campagne. Mais j’entendis à nouveau sa voix :

– Bon, écoute-moi bien, ma belle. Un véritable ami, ce n’est pas quelqu’un qui va te caresser dans le sens du poil pour te faire plaisir. Alors je vais te dire tes quatre vérités. Pas pour te faire du mal, au contraire. Pour t’aider, te bousculer, afin que tu lâches prise, bordel ! Ça fait un moment que je te vois perdue dans ton monde. En fait, tu as toujours été comme ça. Je te connais depuis la maternelle. Tu passes ton temps à rêvasser. Depuis toute petite tu cumules sport-danse-piano.

– Je sais. Ma psy me dit atteinte du syndrome d’hyperactivité. Heureusement que je suis fille unique : mes parents n’auraient jamais tenu le coup avec deux enfants comme moi !

– Arrête tes sarcasmes. Chuis ultra sérieuse, là ! T’es en train de fuir la conservation ! Nêryah, t’es le gentil petit singe savant de tes parents, de tes profs. À cinq ans, t’étais déjà capable de tenir une conversation à un bureaucrate. C’est n’importe quoi ! Et les gens te reprocheraient presque d’être « surdouée ».

 Elle exagérait un peu, comme souvent, mais au fond, elle disait juste.

– Comme si ces mots supposaient d’être née sous une bonne étoile, de vivre dans un monde parfait où tout vous est dû, l’interrompis-je, les larmes aux yeux.

– En grandissant, tu as continué dans cette voie de miss parfaite : tu t’appliques grave dans tes études, et te comportes en une ado modèle, si polie…

– Parce que je me sens vraiment privilégiée, gâtée par ma famille. Où veux-tu en venir, Chloé ?

– À ceci : on te bassine sans arrêt avec tes capacités, on te fout la pression, ma belle. Tu en as trop sur les épaules ! Nêryah, je sais que tu ne vas pas bien. Vraiment pas bien ! Et je comprends ce que c’est, bordel ! Au regard des autres, on est les amies insupportablement belles, brillantes, les intellos de la classe. Soit on nous jalouse, soit on nous adore. Parce qu’au final, on est juste des filles bien !

 Petite, j’avais sauté une classe, et cette si petite différence d’âge avec mes camarades m’avait valu de grands malheurs en primaire et au collège. Durant cette période, j’incarnais la gamine enviée et détestée. Jalousie, bousculades, harcèlement et surnoms comme : « chouchoute des profs », « lève-la-main-sagement-pour-répondre-à-la-question ». Que pouvais-je y faire, moi, si mon cerveau fonctionnait à plein régime ?

 Depuis le lycée, les moqueries avaient enfin cessé : je ne côtoyais plus les mêmes personnes – à part Chloé, mon seul soutien lors de ces années difficiles, d’où nos taquineries quotidiennes pour supporter celles des envieux ; notre façon à nous de surmonter les obstacles, par le biais de l’humour. À seize ans, je me préparais maintenant pour mon baccalauréat, en terminale littéraire. Je me sentais enfin un peu plus épanouie dans cet établissement.

– Qu’est-ce que t’essaies de me dire, à la fin ? Je vois bien qu’il y a autre chose…

– Nêryah, t’as le droit de baisser les bras, de tout balancer et de dire « merde », bordel !

 Je ne savais pas quoi répondre. Devant mon silence, elle ajouta d’une voix plus douce :

– Tu sais… je trouve que ta psy avait raison, l’autre fois.

– Quand elle me demandait si je ne me sentais pas légitime ici, dans cette famille, parce que j’ai été adoptée ? Que je participe activement aux tâches de la maison parce que je crois que je ne mérite pas tout ce que je reçois ?

 J’appelais souvent mes parents par leur prénom pour cette raison. Biologiquement, ils n’étaient pas les miens. D’où ce respect, cette déférence envers eux, pour les remercier de m’avoir recueillie, moi, l’enfant abandonné. Je soupirai longuement, et repris :

– Qu’apparemment, je continue ce « cirque d’enfant prodige » pour contenter tout le monde, plaire à la galerie, et que je ne veux surtout pas me l’avouer ? Et que ce grand vide en moi est le reflet de toutes les infos qui manquent sur mon passé ? Merci de me le rappeler ! De toute façon ma psy m’a simplement posé une multitude de questions. Ça n’a rien résolu du tout !

– Chuis désolée de ramener ça sur le tapis. Si t’as besoin de pleurer, vas-y. Tu sais que je suis toujours là pour toi, ma belle !

 Je me rendis compte de mon agressivité, alors que ma meilleure amie essayait simplement de m’aider, et qu’elle venait de décrocher une nouvelle fois son téléphone pour entendre mes déboires.

– Merci. Chloé, t’es incroyable !

– Je sais. Bon, je dois raccrocher, on fait une sortie au marché de Noël avec ma grand-mère. Ça va aller ?

– Oui, oui, t’inquiètes pas. Amusez-vous bien !

 Je raccrochai. Elle avait raison. Sur toute la ligne. Je sentis un dégoût en moi. Je voulais me libérer de ce poids sur mes épaules, comme dans ma chorégraphie.

 Je me dirigeai vers mon chêne favori. Mina me suivit, tout enjouée, ignorant mes états d’âmes.

 J’enlaçai le tronc rugueux, glacial, et lâchai encore quelques sanglots. L’énergie de l’arbre me ramena à mon corps, chassant peu à peu mes pensées.

 Le soleil de l’après-midi commençait à faire fondre la neige. J’offris mon visage à ses chaleureux rayons, humant l’air frais et humide. Les larmes coulaient encore. Je ne parvenais plus à les retenir. Chloé venait de briser ma carapace. Quelle force de caractère ! Elle m’impressionnait.

« Pourquoi pleures-tu ? »

 J’entendis soudain une voix me poser cette question. Je tressaillis, trébuchant dans la neige par la même occasion. Les yeux grands ouverts, j’observai attentivement autour de moi. Rien. Cette vibration semblait provenir de l’arbre même ! Un timbre masculin, doux et chantant.

– Qui êtes-vous ? répondis-je alors que je demeurais seule dans les environs.

« Sèvenoir. Ne sois pas si triste. Je vais venir te chercher. Bientôt. »

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