Chapitre 2 : La chiromancienne

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 La journée festive terminée, je repris le bus, sans Chloé : elle repartait avec sa famille.

 La tête appuyée contre la vitre, je regardais distraitement le paysage défiler. J’avais juste envie de boire un bon chocolat chaud auprès du feu, au calme. Je songeais aux évènements de ce matin et à cette curieuse fée, venue de nulle-part. J’étais certaine d’être la seule à l’avoir vue.

 J’attendais Isabelle tout près de l’arrêt de bus de mon village. Je déambulais dans les rues à proximité de la boulangerie, exaspérée de perdre mon temps alors que je courais entre mes différentes activités extra-scolaires.

 Je rentrais rarement chez moi à pied ; nous habitions à près de sept kilomètres du centre-ville, sans voisinage direct.

 Isabelle s’arrangeait pour que ses horaires de travail correspondent à l’heure où passait mon car – approximativement. Une adorable attention. Mais impossible de savoir avec exactitude quand elle allait arriver. Cela me donnait au moins l’occasion de faire quelques achats pour ma mère.

 Je n’arrêtais pas de me demander si j’avais réellement vu cette fée, où juste imaginé quelque chose d’insolite, pour me sortir de mon trac pendant mon chant solo.

 En sortant de la boulangerie, mon regard se posa sur une vieille dame assise à même le trottoir.

 On aurait dit une cartomancienne avec sa robe rouge et son bandana recouvrant une partie de ses longs cheveux gris. Elle tendit ses mains en me dévisageant avec insistance.

 Compatissante, je lui offris les quelques pièces restantes de mon porte-monnaie. Au lieu de me remercier, elle me scruta d’un air circonspect. Quel toupet ! Je m’apprêtais à me retourner, maudissant intérieurement son manque de politesse.

– Attends ! s’écria-t-elle. Approche un instant.

 J’avançai vers elle, incapable de contrôler mon propre corps.

– Fais-moi voir ta main, petite, continua la vieille dame en me tendant les siennes.

 J’en déduisis qu’elle pratiquait la chiromancie, ou du moins le prétendait.

 Je plissai les yeux en guise de réponse, repliant brusquement mes bras vers ma poitrine. L’expression de son visage, si douce, me fit regretter mon geste agressif. Je soupirai en levant les yeux au ciel et obtempérai. Elle examina avec attention les lignes de ma paume.

– Mon cœur est en joie, enfant des deux mondes, murmura-t-elle.

– Enfant des deux mondes ? répétai-je d’un ton sarcastique, haussant les sourcils.

 Je la considérai, de plus en plus méfiante. Peut-être me laisserait-elle tranquille une fois son petit tour de passe-passe terminé ?

– Écoute-moi, jeune fille, reprit-elle, l’air sérieux. Ouvre-toi à ta clairvoyance. Le fluide d’Orfianne coule en toi. Si tu l’ignores trop longtemps, il va finir par te dévorer !

 Clamait-elle ces oracles à tout un chacun contre une pièce de monnaie ? Mon portefeuille étant vide, je ne pouvais rien faire de plus.

– Ma petite, reprit-elle en se levant si promptement que je reculai de deux pas. Je ne suis pas folle, ni malade. Tu ne sais même pas qui tu es ! La vie, c’est la quête de soi-même.

 La devineresse semblait en transe. Elle se rassit sur le trottoir sans mot dire. Les dernières paroles qu’elle venait de prononcer, empreintes de philosophie, attestaient en effet de sa lucidité.

– Vous devriez vous abriter quelque part. Allez à la mairie, ils s’occuperont de vous. Mais ne restez pas dans le froid, suggérai-je avant de tourner les talons.

 Une passante qui sortait de la boulangerie s’arrêta à côté de moi, me regardant d’un air surpris. Elle posa une main sur mon épaule :

– Mademoiselle, à qui parlez-vous comme ça ?

– Mais… à cette dame, là, indiquai-je en la désignant de mon index.

– La rue est déserte… il n’y a personne.

– Vous ne la voyez pas ? m’étonnai-je.

– Non, elle ne peut pas, me souffla la mystérieuse chiromancienne.

– Vous êtes sûre que vous vous sentez bien ? s’inquiéta la passante.

– Mais oui !

– Tu as la capacité de percevoir l’invisible. Pas cette femme, continua la voyante.

– Je suis donc la seule à vous voir, réellement ?

– Voilà ! Vous parlez encore toute seule ! Je vais vous raccompagner chez vous. Venez avec moi.

– Merci, c’est très gentil à vous, mais ma voisine doit venir me chercher. Elle est sur la route, lui répondis-je poliment.

– Vous êtes sûre que ça ira ?

 Cette façon d’insister m’échauffa.

– Oui, oui ! Ne vous inquiétez pas. On n’a plus le droit de parler tout seul, maintenant ? ponctuai-je en posant mes mains sur mes hanches, d’un air faussement scandalisé.

– Bon, faites tout de même attention à vous.

 La passante s’en alla.

– Quelle drôle d’histoire ! soupirai-je en regardant la dame « invisible » dans les yeux.

Si cette femme était un fantôme, mes pièces, elles, avaient pourtant bel et bien disparu !

– Au revoir, Nêryah.

 La chiromancienne se volatilisa sous mes yeux ébahis, exactement comme un esprit. Et elle connaissait mon prénom !

 Je balayai les lieux d’un regard circulaire : plus personne. D’abord, une fée, et maintenant un esprit ? À croire que j’avais des hallucinations !

 Comment évoquer ces phénomènes à ma famille ou à mes amis, sans être considérée comme « dérangée » ? J’imaginais déjà leurs sarcasmes.

 Je me dirigeai vers l’arrêt de bus en pressant le pas, riche de mon pain sous le bras, allégée de six euros cinquante-cinq centimes – les fantômes me coûtent cher, ces temps-ci !

 Isabelle arriva et me ramena enfin chez moi.

 À peine le pain déposé dans la cuisine, je ne pris pas le temps d’expliquer à ma mère que non, le prix du pain n’avait pas subitement augmenté, mais que j’avais tout simplement décidé de faire un don à une voyante invisible. Je sortis dans le jardin pour appeler Chloé. Il fallait que je lui en parle. Je pris mon téléphone, m’arrêtai dans mon geste : ma chienne Mina accourait vers moi en battant de la queue. Je m’accroupis pour caresser son pelage blanc réhaussé de quelques tâches beiges. C’était un beau bâtard de sept ans, au caractère aussi doux que sa fourrure.

 Mina voulait lécher mon portable. « Non, ma belle, prends plutôt ce bâton », lui indiquai-je.

 Le soleil déclinait prématurément dans ce ciel hivernal. Je devais faire vite.

 J’appuyai sur le nom de mon amie dans mon répertoire. Elle décrocha rapidement.

– Chloé ! Il m’est arrivé plein de trucs bizarres aujourd’hui !

– Nêryah, il t’arrive tout le temps des trucs louches…, me répondit-elle d’un ton désabusé. Tu es la bizarrerie incarnée : tu parles aux arbres, et apparemment, ils te répondent ; t’as un nombril en forme de coquille d’escargot, c’est méga étrange !

– Tu exagères, là ! protestai-je.

 Elle ne m’écouta pas et poursuivit :

  • Tes ongles sont curieusement de couleur nacre – et arrête de me dire que c’est du vernis, je sais que c’est faux, ces reflets arc-en-ciel sont clairement surréalistes, mais carrément naturels. Ah ! oui ! Et aussi, t’as jamais été malade de ta vie. Bref, une véritable mignonne petite extraterrestre.

– Oui, mais là, c’est différent !

 Je lui racontai brièvement cette suite de phénomènes curieux : le bruit, la fée, puis ma rencontre avec la dame invisible, insistant sur le fait que personne ne semblait les voir à part moi. Et elle me crut ! Si, si ! Quelle amie extraordinaire.

– Nêryah, depuis toute petite tu cumules les curiosités, les trucs insolites. Et ce n’est pas la première fois que tu me parles de personnes mégas étranges que tu es la seule à voir et à entendre, rétorqua-t-elle.

– Et tu ne penses pas que je suis folle ?

– Non. Car je crois grave aux capacités extra-sensorielles ! Avoir autant de dons, c’est trop cool, ma vieille ! Tout comme j’suis sûre d’avoir un ange gardien. Je lui adresse souvent des prières. Mais franchement, c’est un gros flemmard, il ne les réalise quasi jamais. Bon, je dois raccrocher, maman a besoin de moi. J’suis avec ma grand-mère, là. À plus, ma belle !

– Merci Chloé, t’es géniale !

 En seulement quelques paroles, elle venait de me remonter le moral. Elle m’amusait avec son langage « cool et branché » – selon ses dires. Et pourtant, étant donné ses origines, Chloé savait parler plusieurs langues depuis sa tendre enfance. Suédois, danois, anglais… En réalité, elle maîtrisait le français à la perfection. Elle possédait d’ailleurs un vocabulaire extrêmement élaboré, soutenu, mais adorait parler façon « jeune » pour mieux s’intégrer, tout simplement. De par sa grande taille et son charmant petit accent, Chloé avait subi pendant des années violences verbales et humiliations. On l’appelait le « garçon manqué ». Elle ne portait certes jamais de robe, mais moi, je la trouvais vraiment féminine.

 Je sortis de mes pensées à la vue de ma chienne qui se mit à courir après des pigeons. Amusée, je m’élançai avec elle en criant : « pigeeeoooooons !! » et tentai d’en attraper un pour lui faire un câlin. Évidemment, il s’envola.

– Pauvres bêtes, ils n’ont jamais voulu de mon affection ! m’adressai-je à Mina.

 Ma chienne pencha son museau, et me regarda d’un air presque désolé. Je savais qu’elle comprenait tout ce que je lui disais.

 Je me dirigeai vers ma maison. J’ouvris la porte d’entrée et saluai mon père, Olivier, qui venait de rentrer.

– Tu voulais promener Mina ? me demanda-t-il.

– La nuit tombe, c’est peut-être un peu tard ? Je la laisse un peu dehors, histoire qu’elle se dégourdisse les pattes, ok ?

 Il acquiesça, puis m'interrogea sur ma journée. Je lui relatai brièvement le déroulement du spectacle, les maudissant lui et ma mère de ne pas être venus me voir. « C’est juste un petit spectacle de lycée, répliqua-t-il, nous ne pouvions pas annuler notre rendez-vous chez l’impresario. Nous préférons venir aux représentations de ton école de danse. »

 Mon père était peu présent. Souvent en tournée, son métier de chanteur lui prenait tout son temps. J’avais parfois l’impression de ne pas vraiment le connaître. Il tentait de rattraper son absence en me posant mille questions. Je n’avais pas à me plaindre. Nous formions une famille unie. Dès qu’il le pouvait, il s’efforçait de me transmettre sa passion pour le chant.

 Je rejoignis ma mère dans la cuisine.

– Alors, le spectacle ? Comment ça s’est passé ?

– Super !

– Et ton solo sur le thème irlandais ?

– Impec ! Ovation du public.

 Mes parents me congratulèrent de concert. Je lisais la fierté dans leurs yeux. J’avais envie de leur parler de la fée, et de l’étrange devineresse, mais me ravisai. Je présentai plutôt mes excuses à ma mère pour être rentrée avec un porte-monnaie vide, lui priant de bien vouloir comprendre mon élan de générosité. Elle me répondit par un sourire tendre, et me demanda le nom du gâteau que j’avais le plus apprécié à la fête du lycée. Passionnée de cuisine, elle adorait tester de nouvelles recettes.

 Tandis qu’elle cuisinait pour le dîner, j’admirais son corps de jeune femme, si souple, fin. Je priai pour lui ressembler à quarante-deux ans. Née d’une mère française et d’un père chinois, sa beauté exceptionnelle attirait les regards : longue chevelure d’ébène, yeux joliment bridés, carnation jaune-dorée. On retrouvait également ses racines orientales dans son prénom, Sijia. En redoutable femme d’affaire, elle gérait à merveille la carrière de mon père.

 Je montai l’escalier pour regagner ma chambre. Une fois dans mon antre, en rangeant mes affaires, quelque chose attira mon attention.

– Qu’est-ce que… ce n’est pas possible !

 Des pièces de monnaie trônaient sur ma table de nuit. Je m’approchai. Jamais je n’aurais eu l’idée de poser de l’argent à cet endroit. Et encore moins… la somme exacte que je venais de donner à la chiromancienne.

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