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 Neil sentit un flash blanc lui traverser la tête, le tirant brusquement de son sommeil.

 La douleur passée, la première chose qu'il sentit fut l'odeur du tabac froid partout autour de lui. Il essaya d'ouvrir les yeux mais ne parvint à en ouvrir qu'un ; l'autre encore scellé par une conjonctivite que sa nuit d'ivresse lui avait fait oublier. Ce fut néanmoins celui des deux qui s'en tira le mieux, car une fois séparées, les paupières de son oeil droit laissèrent une pincée de cendre s'y infiltrer. La brûlure fit se recroqueviller le détective sur le tapis où il avait dormi.

 - Raaaaaarg ... gargouilla-t-il avant de passer quelques secondes à gémir en position tortue.

 Après avoir essayé de frotter son oeil douloureux avec la manche de son pull-over, il se résigna à essayer une nouvelle fois de recouvrer la vue. Cette tentative se solda à nouveau par des grognements de plus en plus caverneux. Neil toussa, cracha de la cendre et le reste d'un cigarillo bon marché. La nausée gagnait du terrain. Tous les orifices de son visage semblaient couvert de la même couche de poussière irritante et fétide.

 Tous sauf un.

 Il avait bersoin de se repérer, au moins le temps de parvenir au lavabo ou à la corbeille avant que son estomac ne lui fasse faux bond. Prenant son courage à deux mains, il plaça son index et son pouce sur les paupières de son oeil gauche. Il aurait préféré pouvoir se nettoyer l'oeil avant de l'ouvrir, comme le lui avait conseillé son médecin mais ...

Aux grands merdiers, pensa-t-il, les putains de grands remèdes.

 Neil força sur les fines membranes de peau jusqu'à ce qu'elles s'écartent. Il poussa un nouveau gémissement, très aigu, qui se mua en râle une fois l'opération terminée.

 Quelque chose, toutefois, bouchait encore une de ses narines. Il l'expulsa dans un souffle et un nouveau mégot vint rebondir sur le tapis qui en était déjà constellé. Neil y voyait, respirait, mais le mouvement de ses poumons avait suffisament remué ses tripes pour qu'elles cessent de s'embarasser de leur contenu.

 Un jet acide, propre à la gueule de boisfut projeté hors de sa bouche, innondant le tapis sous lui. Puis un autre. Et un autre. Et un autre. Son corps secoué, il dut se résoudre à poser le poings au sol devant lui pour encaisser l'opération. Le jet acide se tarit pour laisser place à la bile, plus âpre à faire sortir. Quand ce fut enfin terminé, le détective se releva, non sans s'aider de la table basse à côté de lui pour se diriger vers le lavabo.

 - Putain de merde, mais c'est quoi ce bordel? vociféra-t-il à mi-voix. Tu parles d'un réveil, putain ...

 Avant même de jeter un oeil à son reflet dans le miroir qui surplombait l'imposant lavabo de céramique beige, il rinça abondamment son visage. L'odeur qui s'échappait du siphon lui indiqua qu'il avait pissé dedans la nuit dernière. Le fumet infect de la pisse d'ivrogne lui arracha encore quelques crachats bilieux.

 Neil resta quelques instants appuyé sur la vasque, haletant dans la lumière bleutée qui pénétrait par la seule fenêtre de son bureau.

Orientation plein Est, pensa-t-il. Donc ça ne peut être que l'aube. Si je me réveille ici à l'aube, c'est soit que j'ai encore découché, soit que Lena m'a viré. Dans tous les cas ce sera bientôt le quart d'heure à mon cul.

 Il s'assura qu'il n'y ait plus la moindre trace de cendre dans sa barbe broussailleuse et dans ses cheveux mi-longs ; leur masse châtain paraissait presque brune une fois mouillée et plongée dans l'ombre de l'aube naissante. Des poches de fatigue accumulée s'accrochaient sous ses yeux, d'un gris presque aussi sombre que les cernes qui les soulignaient.

 "Ce n'est pas normal d'avoir le visage aussi marqué à ton âge" lui répétait souvent Lena, son épouse depuis onze ans.

 Elle avait sûrement raison, car du haut de ses vingt-neuf ans, on lui en donnait souvent quarante. Quarante-cinq après une bonne cuite.

 "Qu'est-ce que je vais faire si tu disparaîs ?"

 Neil chassa ces pensées ; tenta de se re-concentrer sur le miroir, scindé en trois parties.

Mais qu'est-ce qui a bien pu me passer par la tête ce soir-là?

 La voisine du dessus avait bafouillé quelque chose au sujet d'une violente altercation, d'un éclat de verre et d'un cri de douleur. Il n'avait pas tout compris avec la migraine qui l'empêchait de se concentrer. Quoi qu'il en soit la cicatrice que lui avait laissé cet épisode ne semblait pas vouloir s'effacer de son front, et trois ans plus tard, il avait appris à vivre avec.

 Une petite bosse commençait à prendre ses aises juste à sa droite.

 Neil se retourna vers le tapis où il s'était réveillé. Immense, il recouvrait presque l'entièreté du sol de la pièce qui lui servait de bureau. Il avait été d'un rouge éclatant lorsque le détective l'avait installé. Des années de verres renversés, de chaussures sales, de cendre de cigarettes et de mauvais traitements en tout genre lui avaient donné la couleur cramoisie qu'il arborait à présent. Une petite table ronde encombrée de boîtes de bière vides étaient posée dessus devant un canapé défoncé, adossé au mur qui faisait face à la fenêtre et au lavabo.

 À voir son imperméable taché encore en boule sur l'un des accoudoirs, Neil comprit que c'était là qu'il avait du commencer sa nuit. Ou la terminer. Au sol, le contenu d'un cendrier renversé dessinait le contour d'une tête, comme si il était agi d'une étrange parodie de scène de crime. Le cas en question n'avait rien de difficile à élucider.

Après avoir assez bu, tu t'es effondré comme une masse sur le canapé. Puis tu t'es vautré comme une merde en oubliant que t'étais pas dans ton lit.

 Il ne restait plus qu'à déterminer si le cendrier lui était tombé sur la tête dans le même mouvement ou si c'était advenu plus tard, à la suite d'un geste brusque. Rien de bien important, le résultat était le même. Se baisant dans un profond soupir, il ramassa l'épaisse masse de verre rond pour aller la poser sur son bureau, au centre de la pièce.

 Le bois aurait eu besoin d'un bon coup de vernis et l'un des quatre pieds n'était vraisemblablement pas d'origine, mais il tenait bon. Deux chaises métalliques aux soudures approximatives avaient été disposées devant pour que les clients puissent s'assoir. L'une d'entre elles gisait renversée sur le sol. Neil n'y prêta aucune attention lorsqu'il contourna son bureau pour se laisser tomber en arrière sur son fauteuil, dos à la fenêtre.

 La lumière du matin se faisait plus vive. Le détective alluma un cigarillo et porta son attention sur le calendrier au mur à sa gauche. Accroché au-dessus de la malle militaire de son père, qui avait constitué son seul bagage quand il avait mis les pieds sur l'île pour la première fois. Il était vieux de quatorze ans et donc parfaitement fonctionnel, du moins dans l'ensemble. On pouvait même y lire "VIVE L'ARMISTICE".

 Le gouvernement en avait distribué des milliers à la fin de la guerre. Celui-ci devait avoir appartenu à une famille. La plupart des jours avaient étés rayés d'une façon si nette qu'il soupçonnait la personne qui s'en était chargé d'avoir utilisé une règle. Pour s'y retrouver lui-même, Neil se servait de la fraise de son cigarillo pour y faire un petit trou chaque matin. Certains jours étaient marqués d'une inscription. "Amener Juan chez le médecin". "Porter des fleurs à abuelita".

 Fidèle à son rituel, Neil alla jusqu'à l'amas de feuilles punaisé au mur et cocha à sa façon la case du neuf Août.

 Quelque chose le dérangeait.  

Qu'est-ce que j'avais à faire le neuf?

 Cette pensée s'envola, comme emportée par le courant d'air que provoqua l'ouverture de la cantine grinçante. D'un côté, elle contenait une boîte de cigares poussiéreuse pleine de vieux souvenirs et une autre en métal, fermée par un cadenas ; l'autre côté était encombré d'une dizaine de bouteilles, entamées pour la plupart.

 La gueule de bois ayant cette façon si particulière de plonger ceux qu'elle affecte dans un léger état de flottement, il resta en contemplation quelques secondes devant les flacons multicolores. Il y avait de la vodka dans des bouteilles blanches, du whisky dans des bouteilles vertes, de l'eau de vie dans des bouteilles dorées et même quatre flasque de Rojo de contrebande qu'il ne s'imagina même pas toucher de bon matin.

 Il opta plutôt pour le whisky. N'ayant plus de verres propres à portée de main, il se contenta de s'en offrir quelques rasades au goulot, fumant confortablement installé dans son fauteuil.

Le mal par le mal, pensa-t-il, et toutes ces putains de conneries.

 Et, comme si une goutte d'eau avait le pouvoir de rappeler l'océan, tout remonta d'un coup. Chaque verre bu le soir précédent lui passèrent sur l'esprit comme autant de trains sur une voie ferrée déjà branlante. Il perdit le fil du temps. Se perdit lui-même dans une avalanche de pensées sans queue ni tête, se disant à chaque gorgée : Juste une dernière pour avoir la force de rentrer me faire tuer.

 Ce n'est que longtemps après avoir commencé qu'il remarqua la feuille de papier sur le sol.

 Elle reposait au pied des classeurs métalliques qui recouvraient le mur à sa droite et dont la plupart des tiroirs occupant les rangées supérieures avaient vus leurs poignées arrachées dans de médiocres tentatives de conserver son équilibre sous l'empire de la boisson.

 Au-dessus du morceau de papier, un tiroir était entrouvert.

 - Et merde ...

 C'était sa façon de se laisser des messages. Il avait pris l'habitude de les noter en gros sur une feuille qu'il coinçait dans un tiroir en le fermant. À la voir ainsi sur le sol, une trace de botte sur son verso, il commençait à la sentir mal.

 Effectivement, l'inscription disait " 09/08 Café du Port. Mme Bobois encaisser paiement 8h45".

 Il jeta un coup d'oeil à sa montre de poche et poussa un juron en se souvenant que peu importe l'heure, elle affichait toujours quatre heures.

Le dossier, retrouve ce putain de dossier !

 Pris de panique, il commença à ouvrir et fermer frénétiquement les tiroirs, tous pleins de feuillets épars et froissés, de calepins noircis et d'un bric à brac comprenant en gros des cadavres de bouteilles, des morceaux de crayons et des munitions de calibres divers.

Trop important. Tu ne l'aurais pas foutu dans ce bordel.

 Il claqua le tiroir qu'il fouillait et se rappela l'imperméable en boule, vers lequel il se précipita. Croyant l'attraper par le col, il le souleva haut devant lui, à l'envers, renversant une partie de son contenu sur le sol. Son 38 rebondit sur sur le tapis, lui arrachant un spasme aux airs de danse en passant entre ses jambes. La frayeur passée, il plongea sa main dans l'une des poches intérieures et sentit le contact rassurant de l'enveloppe kraft.

 La peur lui revint comme dans un écho quand il ramassa le revolver. Il le savait chargé, et la sécurité ne fonctionnait plus depuis longtemps.

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