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 Le détective dévala aussi vite que possible l'escalier balancé de l'immeuble où se trouvait son bureau. Il aurait sans doute pu le faire plus rapidement si il ne s'était pas débattu tout du long avec son avec son trench, qui refusait de se montrer coopératif alors qu'il essayait de l'enfiler. Il se cogna plusieurs fois aux murs, en arrachant un peu d'enduit à chaque fois que son épaule en cognait un et faillit passer par dessus la rampe trop basse du premier étage.

 Manquant de faire tomber un vieillard s'appuyant sur sa canne en ouvrant la porte de l'immeuble, il lui lança :

 - Pardon Papy, je suis pressé. Eh ? T'aurais pas l'heure ?

 Le vieillard s'agita un instant à la manière dont seules les personnes âgées savent le faire lorsqu'on les brusque. La vieillesse ralentit tout, et la moindre irruption de mouvement peut la troubler, comme une pierre jetée à travers la surface calme d'un lac.

 - Mais … je … bafouilla un instant le vieil homme avant de reprendre. Milledieux ! Cette jeunesse qui vous fonce dessus et qui a le culot de …

 - Oh allez putain, files moi l'heure et fais pas chier !

 - Vingtdieux ! lança l'ancêtre comme un cri de guerre avant de lever sa canne et de l'abattre prestement sur la cheville de Neil.

 Les vieilles personnes peuvent la plupart du temps se montrer étonnantes de combativité. Neil grogna, serra les poings et poussa un cri que ses mâchoires serrées transformèrent en rugissement. Le vieillard recula, les yeux écarquillés, sourcils froncés, les commissures des lèvres dépassant presque les contours de sa mâchoire.

Mets-lui une putain de balle dans la tête, pensa Neil.

 - Eh, eh, eh, EH ! C'est bon l'ancêtre ok ? Je te veux aucun mal putain. Je suis juste pressé et …

 La cane siffla dans l'air comme un coup de sabre et son extrémité ferrée manqua d'un cheveu le visage du détective, qui commença par ailleurs à considérer plus sérieusement l'idée de se défendre. Malgré tout, si il devait flanquer une raclée à un petit vieux, il préférait le faire loin de l'immeuble où il se pointait presque tous les jours.

 La solution la plus avantageuse lui sembla être la fuite. Prenant ses jambes à son cou, il remonta l'avenue Cassiopée, sous les ricanements des gamins du quartier et des hommes qui traînaient par groupes de trois ou quatre sur le perron des immeubles. L'un de ceux-là, un grand gaillard portant sa chemise ouverte sur son maillot de corps, arrêta Neil d'un signe de main alors qu'il avait cessé de trottiner pour reprendre son souffle.

 - Il est dix heures cinq, camarade ! Lui lança-t-il. T'aurais pas une allebaque ?

 Le détective s'arrêta pour lui donner du feu, soulagé. L'homme ralluma la cigarette roulée qu'il tenait entre les lèvres et un nuage de tabac brun vint flotter entre eux.

 - Tu fumes du scaferlati mon gars ?

 - Du matin au soir, camarade. Du matin au soir …

 C'était le cas de la plupart des pauvres de l'île. L'armée française avait envoyé par erreur des caisses entière de tabac de troupes sur Isla Roja durant la Grande Guerre. Les dites caisses avaient mystérieusement disparues sur les docks de Port-Croix et, échappant tout aussi mystérieusement aux recherches des douaniers, étaient réaparues comme par enchantement sous les comptoirs des épiceries des quartiers populaires. Le pauvre type à l'origine de l'erreur d'envoi devait s'être fait sérieusement enguirlander, puisqu'on en trouvait encore quinze ans après la fin de la guerre.

 - Ça rapelle des souvenirs ! Dis, si tu m'en offres une je te laisse le paquet de suédoises.

 - Te biles pas, vas. Ça me fais plaisir.

 Neil finit de retrouver son souffle pendant que l'autre lui roulait sa cigarette, du geste souple de celui qui l'a répété des milliers de fois.

 - Merci camarade ! Et à la revoyure! dit il en lançant un paquet d'allumettes de sûreté à son bienfaiteur.

 Il faudrait une trentaine de minutes pour remonter le quartier des muses jusqu'au port. La panique qui s'était emparée de lui avait laissé place au soulagement. Le goût du tabac gris emplissait sa bouche et son parfum distinctif faisait remonter en lui des souvenirs auxquels ils n'avait pas pensé depuis longtemps. Son oncle Charles avait fumé ces cigarettes toute sa vie, embaumant l'appartement d'une fumée bleutée qui venait danser près de la cheminée, là où le vieil homme aimait se reposer en buvant un verre de vin. Les jours de pluie, Neil aimait passer son temps à l'écouter parler de ses affaires en cours ou lui raconter des histoires du temps où il habitait Toulouse. Dans les mots du vieux détective, cette ville inconnue semblait prendre vie sous les yeux du petit Neil. C'était son oncle qui lui avait transmis la passion et les ficelles du métier avant qu'il atteigne l'âge de quinze ans. Le brave vieux bonhomme avait bien essayé de l'envoyer à l'école, mais Neil l'avait toujours préférée buissonnière et un soir, le vieux détective lui avait dit "Puisque tu n'as pas envie d'étudier, alors tu vas travailler." Avaient alors commencées les meilleures années de sa jeunesse.

 La cigarette arriva à son terme et avec elle ces douces réminiscences d'un temps maintenant finit pour de bon.

 Le quartier des Muses était unique en son genre. Avec ses bâtiments aux façades décrépites depuis si longtemps qu'on aurait pu croire qu'ils avaient étés construits de la sorte et que tout le monde s'assurait qu'ils le restent. Les quelques immeubles qui n'avaient pas menacé ruine à la légère et qui, une fois écroulés, voyaient leurs carcasses d'éboulis devenir le terrain de jeu des enfants du coin. La plupart des cafés n'y ouvraient leurs portes qu'après le crépuscule et une odeur d'opium s'échappait de tellement de sous-sol que plus personne n'y faisait attention. De nombreux vendeurs à la sauvette exposaient le produit de leurs larcins sur des couvertures, prêt à remballer si, fait rare mais qui arrivait de temps à autre, les forces de l'ordre pointaient le bout de leur nez. C'était le quartier des voleurs et des artistes fauchés ; là où terminaient les bagnards ayant purgé leur peine à Charon, et les voyous en cavale qui essayaient de ne pas purger la leur. Débouchant d'un côté sur le quartier de Lord Hampton et ses usines, de l'autre sur les docks méridionnaux, le port de pêche et sa criée

 C'est non-loin de cette criée que se trouvait le bien nommé Café du Port. Construit au rez-de-chaussée d'un immeuble de trois étages supplémentaires tout de brique rouge. Il n'avait pas de grande vitrines comme la mode de l'île en ouvrait alors partout. Croyez-le ou non mais les personnes qui font appel à un détective ont tendance à apprécier la discrétion. De plus, Neil trouvait amusante l'idée de faire venir ce magnifique spécimen de la bourgeoisie qu'était Genviève Bobois dans un repère de marins saoûls dès la fin de matinée et qui en venaient généralement aux mains sur le milieu de l'après-midi.

 Elle avait pris place dans un coin de la pièce. Sa petite tête ronde entourée d'un foulard de soie assorti à un trench, qui détonnait avec la chaleur du mois d'août, et portait des lunnettes de soleil à monture dorée, Visiblement mal à son aise loin des salon de thés chics des grands boulevards de la ville, elle essayait de dissimuler son sac à main de luxe sous la table où un café-crème avait cessé de fumer dans sa tasse ronde.

 - Très belle toilette, fit Neil. Très discrète.

 Le sarcasme rata sa cible, mais le compliment fit mouche.

 - Merci monsieur Moore, chuchota-t-elle. J'ai fait en sorte de passer inaperçue pour venir parler de, elle balaya rapidement la salle du regard, nôtre affaire. Alors avez-vous du nouveau ?

 - Je veux ouais, dit le détective en jetant l'enveloppe sur la table. Eh ! Renard ! lança-t-il ensuite à l'attention du grand type roux derrière le comptoir. Amène une tartine de houblon par ici, tu veux?

 Bobois ne l'entendais plus. Elle s'était jetée sur l'enveloppe comme un affamé sur un gigot. Et elle en faisait maintenant défiler les photographies moyen format qu'elle contenait. Des larmes lui montaient aux yeux.

 - Comment ais-je pu douter de toi mon Robert ?

 Des sanglots lui montaient dans la voix alors qu'elle caressait le portrait de son mari, un petit homme cachant d'une mèche de cheveux la misère de sa calvitie rampante, attablé à un restaurant avec plusieurs autres hommes qu'elle reconnaissait comme étant certains de ses collègues de travail. Geneviève avait engagé Neil plusieurs semaines auparavant pour vérifier les soupçons que les fréquentes absences de Robert avaient fait germer sur sa fidelité.

 - Vous remarquerez la qualité des clichés, dit le détective en essuyant la mousse de sa moustache. Je trouve que je m'améliore de jour en jour.

 Il le pensait d'ailleurs sincèrement. Vu le peu de temps qu'il avait passé avec un bi-objectif en main, il avait remarquablement bien dompté le Rolleiflex. Le métier de détective changeait avec son temps, et Neil faisait de son mieux pour ne pas se laisser distancer.

 - Maintenant vous pouvez dormir sur vos deux oreilles. Alors si ça ne vous déranges pas ...

 - Bien sûr, vos honoraires, où avais-je la tête ?

 Neil apréhendait toujours le moment de réclamer son salaire. Quatre-vingt pourcent de sa clientèle était constituée de maris et d'épouses soupçonneux. Ce qui d'ailleurs ne l'enchantait guère. Il aurait voulu pouvoir revenir au bon vieux temps de son oncle, où la police manquait de moyens et où on le faisait travailler sur des affaires plus intéressantes. L'infidélité payait le loyer. Mais c'était une lame à double tranchant. Ceux qui espéraient leurs soupçons fondés se mettaient en rogne quand ils découvraient qu'ils n'obtiendrait pas un divorce profitable, ou quand ils reconnaissaient en eux la présence de doutes infondés ; ceux qui espéraient s'être fait du mauvais sang pour rien et qui venaient le trouver pour justifier la dernière flamme de leur espoir le tenaient en quelque sorte pour responsable quand il venait faire voler leur vie en éclat. Le perfectionnement des appareils photo lui évitait au moins d'être traité de menteur. La plupart du temps. Il n'y avait que ceux qui obtennaient exactement ce qu'ils voulaient qui payaient sans discuter, et même dans ce cas là, il devait parfois batailler.

 Bobois fit appeler son chauffeur et quitta le café en le remerciant chaleureusement, laissant même un billet de dix francs sur le comptoir pour offrir une tournée générale aux quelques marins présents qui la gratifièrent en retour d'applaudissements et de cris de joie.

 Quand l'horloge au mur du café indiqua onze heures et demi, il vida son verre et quitta l'établissement par la porte de derrière, puis patienta quelques minutes en fumant un cigarillo assis sur une poubelle en feraille. Une Ford Phaeton à quatre portes et à la carosserie d'un noir brillant parfaitement lustrée s'engagea dans la contre allée. La superbe automobile s'arrêta à hauteur du détective.

 Il adressa un signe de tête à la conductrice, une femme d'une quarantaine d'années, au visage masculin et à la coupe garçonne vêtue d'une livrée de chauffeur, casquette comprise. N'importe qui ne la connaissant pas l'aurait prise pour un homme et aurait perdu deux dents juste après son « bonjour monsieur ».

 - Dolorès, fit il avec un signe de tête.

 - Neil, répondit-elle en relevant légèrement la visière de son couvre-chef. Toujours un plaisir.

- Une seconde, vous vous connaissez ?

 L'homme à l'arrière du véhicule s'était étranglé de stupeur au milieu de son exclamation. C'était le même petit homme au regard bovin que sur les clichés qu'il avait remis à sa cliente. Robert Bobois rabattit ses cheveux sur le haut de sa tête, essayant de reprendre contenance.

 - Ça pose problème ? Fit Neil.

 - Euh non … Non, pas du tout mais …

 - Alors envoies plutôt ce que tu me dois au lieu de poser des questions à la con.

 La jeune femme assise à côté de Bobois ne put retenir un léger gloussement qui frappa ce dernier au cœur de son amour propre. C'était le genre de fille qui n'avait rien à faire avec un type pareil, si ce n'est gagner sa vie.

 - Écoutez-moi attentivement monsieur Moore, commença-t-il en gardant sa main serrée sur l'enveloppe qu'il tendait au détective alors que celui ci essayait de s'en emparer. Si je vous paie, c'est pour UN service : La discrétion. Et j'attends de vous que vous en fassiez preuve, étant donné le prix que je vous paie.

 - C'est toi qui vas m'écouter fils de pute. Peut-être que dans ton cabinet comptable de merde tu peux t'adresser à qui tu veux comme tu veux, mais pas ici. Alors si tu veux pas qu'un petit malin vienne poster les photos que j'ai prises les soirs où je te demandais pas de prendre la pose : tu fermes ta gueule, tu lâches l'aspine et t'arrêtes de me les casser. T'as compris ?

 Une lueur dans les yeux du détective brillait comme seule la folie sait le faire. Bobois lâcha l'enveloppe. Après avoir remis sa cravate en place et prit un semblant d'air digne, il bafouilla un petit :

 - Bon, allons-y, voulez-vous ? Quelqu'un de mon statut n'as pas de temps à perdre en enfantillages.

Alors qu'aux putes … se dit Neil sans en souffler mot.

 - À la prochaine Dolorès ! Mes respect à la patronne.

 Cette dernière joua à nouveau de la visière avant d'ajouter :

 - Pas trop vite j'espère, c'est toujours le bordel là où tu passes !

 La voiture redémarra tandis que Neil, qui s'allumait un cigarillo, interrompit son geste pour rire à gorge déployée. Il savait qu'elle avait dit ça pour titiller un peu le mari adultère. Il passerait sans doute le reste du trajet à la questionner sur le bordel en question ou à laisser planer le doute jusqu'à ce qu'il ait fini de lui dévorer les entrailles. Il aimait bien Dolorès.
 Neil prit un instant pour recompter les billets, et, le compte y étant, dut se rendre à l'évidence. Plus rien ne l'empêchait de rentrer chez-lui.

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