Noir

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"Though wise men at their end know dark is right,
Because their words had forked no lightning they
Do not go gentle into that good night"

 Depuis longtemps je suis boulimique. En baguette, en thé, en musique, en livres, en idées, en exaltation, en temps. Sur un coup de tête, j'achète pour 100 euros de bouquins. Qui se répandent dans le désordre de ma chambre et de ses potentialités. - L'être offre des possibilités ; c'est par le non-être qu'on les utilise. - Qu'est-ce que cela ? Soif, exaltation, - orgueil peut-être ? J'ai appris à être suspicieux vis-à-vis de moi comme des autres. J'ai appris que frénésie était frustration. Que frustration était acquise. Ici comme ailleurs, on fait avancer l'âne en tirant sur sa queue, et inversement. J'ai peur, parlons franchement, j'ai terriblement angoisse. "Où étais-tu ?" - je ne sais pas ; "Sous les flambeaux fleuris de la voûte céleste, comment n'aurais-je pas à rougir de ce que je vous apporte ?" Eternel retardataire, j'attends une parole vraie qui me libèrerait de mon passé, de mon pas fait, de mon imparfait. Mais la pesanteur est la loi de cet univers ; la grâce, l'amour : horizon qui ne dépend pas de nous. Le bonheur, plus encore l'eudaimonia, disent bien : "Sur la Terre comme au Ciel" et : "Aide-toi, le Ciel t'aidera", et : "Si tu veux être plein, laisse-toi être vide". Et...
 J'ai le syndrôme de la page noire. Dire ou ne pas dire, voilà la question. Le logos est une spirale ; celui qui en prend un bout en prend tout le tour. Je dis un mot, donc je dis cet autre mot, donc... Vous comprenez : il le faut. Dire ou ne pas dire. La voie du poète est une tragédie : il a les mots à coeur, il est les mots. Comment pourrait-il en laisser un crever à l'air libre ? Tel cet adolescent qui dans la piscine sauve les insectes qui se noient les uns après les autres. Tout compte fait, c'est lui le noyé, l'éternel noyé. Pourquoi sauver celui-ci plutôt que celui-là ? pourquoi dire ceci et ne pas dire cela ? Rien ne peut justifier une condamnation à mort à celui qui est pleinement l'accusé. Car le poète qui ne serait pas ce qu'il dit serait un faux poète. Alors sans doute, il faut ne pas faire naître ce qui est voué à n'être pas vraiment, ce mot qui est voué à manquer si terriblement de toute sa vérité, de toute son amplitude. "Sometimes, wish I'd never been born at all"... Le poète existentiel conduit aux frontières du monde. Ensuite - y a-t-il une voie qui mène à la Voie ?
 Toute philosophie qui ne condamne pas à mort est une fausse philosophie. Le Grand Inquisiteur japonais a une leçon pour les chrétiens qu'il éprouve : garder les yeux ouverts. Les yeux ouverts, contemple la Souffrance, pendant que tes oreilles écoutent le Silence de l'Eternel Absent. C'est là proprement l'athéisme purificateur. Si tu ne crois pas en Dieu, alors il te faut un théisme purificateur. Renoncer à tout ce en quoi on croit, renoncer à la loi de notre univers, pleinement et authentiquement, un instant : tu apprendras que dans la citation du Livre des Vers : "Tremblez, tremblez, prudence, prudence, comme si vous étiez au bord d'un abîme profond, comme si vous marchiez sur une mince glace", comme si n'est pas nécessaire. Tout homme est un funambule. Quant à moi, j'ai tendu le fil de la Lune à la Terre. Le noir, le noir, partout autour de moi.
 Et maintenant quoi ? C'est la nuit, et je n'y entre pas. "Entrer, c'est mourir". Est-ce crainte de la nuit et du noir ? mais qu'y a-t-il d'autre autour de moi ? C'est appréhension du jour au contraire. Le jour est un tyran terrible qui impose son diktat jusqu'à la nuit. "Comment n'aurais-je pas à rougir...?" Avant de me coucher, il faut bien dire ou penser ceci, et donc aussi cela... Et sans même savoir ce que je dois faire, je sais que je dois faire quelque chose. Voici mon intuition : je n'ai pas droit à la nuit. La nuit n'a pas droit à moi.
 Et maintenant quoi ? Attendez-moi. Je suis une tortue à sang chaud : dans mes veines coule le non. Non, non, non. C'est à cause de ce mur que je ne suis pas mûr pour le monde. Dans mes doutes existentiels, dans ma communion avec le non-être, ne suis-je pas nul, ne suis-je pas nu ? Alors vous comprendrez que par pudeur je me dérobe à vos regards. Je me change ; et je ferai des oui de mes non. Car à la nuit, et à la nuit ultime, je reste persuadé que c'est là ce que l'on dit : non. Do not go gentle. Dire non au non. C'est ainsi qu'on dit oui. Dans la Bible même, on se bat avec un ange - c'est ce que j'ai exprimé dans mon questionnaire. On dit oui à Dieu en lui disant non quand il dit non. "Nul n'entre au Ciel, sinon par la philosophie", car la Voie est subtile, elle est fine et fragile comme une mince glace ou comme le chas d'une aiguille.
 Dire sans dire ; agir sans agir. En noir-disant j'ai dit le noir, en disant le noir j'ai parlé. Et tout un océan reste immergé, hors de portée. Le Poète cherche à trahir, mais ne fait que trahir : c'est un des mes principes fondamentaux. Il reste beaucoup à dire et donc aussi à ne pas dire. Aurais-je même tout dit, vous n'auriez pas tout entendu.

Dire et ne pas dire
  Ce sont des mots pour personne
  Dont la nuit est noire

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