CHAPITRE 10

6 minutes de lecture


CHAPITRE 10

C'était l'heure du déjeuner, et comme d'ordinaire, le Prince prenait son repas dans ses appartements, alors que le Roi, la Reine et Berthe-Conteuse partageaient la table avec les vingt-neuf invités du mariage.

— Il manque quelqu'un, remarqua le Roi en voyant une chaise inoccupée. Notre hôte se serait-il endormi ou égaré dans nos couloirs ?

— Hum... Cela est curieux. De qui s’agit-il ? questionna la Reine en regardant les attablés. Qui donc est cet absent ?

— C’est Blanche-Prudence ! renseigna une femme d’une trentaine d’années aux joues roses et replètes. C’est la plus jeune d'entre nous, une petite paysanne de dix-huit ans !

Le Roi remercia la dame pour son information, puis se tourna vers un domestique debout près de la porte.

— Auriez-vous l'obligeance d'aller frapper à sa porte, lui demanda-t-il.

— C'est inutile ! s'interposa Berthe-Conteuse d'une voix forte. Cette fille a quitté le château, il y a peu !

Curieux, tous les regards se braquèrent sur elle.

— Mais comment donc ? s'étonna le Roi.

Berthe-Conteuse raconta que sous son air candide, Blanche-Prudence était une sorcière qui tentait d'ensorceler le Prince en s'aidant de ses potions magiques. Elle expliqua qu'elle avait surveillé ses allées et venues dans les appartements du jeune homme, et rapidement compris ses intentions malveillantes. Se sachant découverte, elle ajouta que la blanche colombe qui n'avait de blanc que son prénom, avait fui le château à toutes jambes, abandonnant derrière elle ses quelques frusques et ses sabots de bois.

— Quelle aubaine d’avoir pu la confondre et d’avoir éloigné notre garçon de ses griffes diaboliques ! dit la Reine à Berthe-Conteuse, sa voisine. Vous êtes non seulement une Princesse courageuse, mais vous êtes également très futée !

Ce jour-là, autour du repas, Blanche-Prudence et ses maléfices furent le sujet de conversation principale. À voix basse, les vingt-neuf s'échangèrent leurs impressions sur la benjamine du groupe. Ils déplorèrent ses manigances qui ternissaient leurs valeurs et entachaient leurs bonnes réputations, pendant que le Roi et la Reine s'extasiaient sur l'intelligence de leur future belle-fille.

De retour aux cuisines en passant par les couloirs de service avec son plateau plein et ses plats vides, Manette, l’une des quatre servantes du château, parla de la jeune sorcière que chacun évoquait en se remplissant la panse.

— Quoi ? dit mère Gontrande de sa grosse voix. Qui est une sorcière ?

— Une des femmes du groupe des trente. La plus jeune, semblerait-il.

— La plus jeune ? Celle qui a le regard d’un ange et des boucles d’or ?

— Je crois bien, répondit Manette. Ils l’appellent Blanche-Prudence.

— Mais comment donc une sorcière ? gronda la matrone en aplatissant un gigot avec un impressionnant maillet. Cette petite n’est pas une sorcière, j’en mettrai ma main à couper !

— Moi aussi, dit Anophèle à voix basse tout en écossant des haricots.

— Et quelles preuves ont-ils donc pour la condamner ainsi ? questionna mère Gontrande en tapant sur sa viande.

— Eh bien, la Princesse a dit que cette fille était une sorcière qui cherchait à ensorceler le Prince Philibert-Armand avec des potions magiques. Elle raconte même qu’après l’avoir démasquée, elle serait partie du château à toute vitesse sans demander son reste.

— Démasquée ? Mais comment donc ? Une sorcière, cette petite ? Je n'y crois pas un seul instant !

— C’est pourtant bien ce qu’on raconte.

— Hum ! grogna la cuisinière. Moi, c’est cette Berthe-Conteuse qui ne m’inspire rien de bon. Non, rien de bon !

— Et pourquoi ça mère Gontrande ? interrogea Manette en sortant ses gratins du four. Le Roi et la Reine ont l’air de beaucoup l’apprécier.

— Hum... Je sais, mais c’est une impression qui ne me lâche pas... Une bien mauvaise impression…

Manette partie de la cuisine avec ses plats fumants, mère Gontrande réfléchissait pendant qu’Anophèle la regardait du coin de l’œil. Soudain, du plat de sa main, mère Gontrande frappa un grand coup sur son gigot et pivota vers le garçon.

— Anophèle ! Ce soir, quand tout le monde sera couché, toi et moi nous mènerons l’enquête et essaierons de démêler le vrai du faux de cette histoire ! Mon intuition me dit que cette gentille petiote n’est pas ce qu’on prétend, mais qu'elle a dû tomber dans un traquenard.

L’adolescent maigrelet au menton en galoche marmonna un " D’accord, mère Gontrande... " puis se remit à la tâche.

L'après-midi du quatrième jour, Berthe-Conteuse divertit les vingt-neuf avec un petit concert sans prétention de flûte, de harpe, de basse de viole et de luth. Les musiciens réunis sous un kiosque à colonnades offrirent aux spectateurs enchantés un moment délicieux dans le parc ensoleillé. Pour finir en beauté ce temps béni, Berthe-Conteuse les invita à une longue et enthousiasmante partie de croquet.

Le soir venu, après que chacun ait copieusement dîné puis regagné ses appartements, la cuisinière et son marmiton entreprirent de résoudre l’affaire " Blanche-Prudence ". Pour commencer, ils se rendirent à pas feutrés jusqu’à sa chambre puis cognèrent tout doucement à sa porte.

— Petite... c’est mère Gontrande et Anophèle... Pssst... Viens donc nous ouvrir, nous sommes là pour t’aider.

Sans réponse, ils collèrent leurs oreilles sur le panneau de bois sans distinguer aucun bruit.

— Allons, dit mère Gontrande en tirant Anophèle par sa chemise. Ne perdons pas de temps, elle n’est pas ici et peut-être se cache-t-elle de cette Berthe-Conteuse qui lui voudrait du mal ? Hum... De celle-là, je m’en méfie drôlement… Oh, ça oui alors ! En attendant, il nous faut la retrouver avant qu’il ne lui arrive quoi que ce soit !

À la recherche de la jeune fille, les apprentis détectives décidèrent de sonder le château et de commencer par le haut. Pour cela, ils empruntèrent le gigantesque escalier du hall principal desservant l'étage des souverains ; puis celui des invités de prestige et enfin celui où les trente étaient logés. À pas de loup, ils arrivèrent dans le grenier qu’ils sondèrent à la lueur des chandelles. Puis, par des portes et des couloirs dérobés, ils se glissèrent dans les pièces aux niveaux inférieurs qu’ils savaient inoccupées. Fort heureusement, la tâche était aisée. Malgré son air benêt, Anophèle, muni d’un outil ingénieux de son invention, ouvrait chaque serrure verrouillée en moins de cinq secondes. Reconnaissante et épatée par sa débrouillardise, mère Gontrande chuchotait « Eh bien, mon garçon, tu m’en bouche un coin…. », qu’elle accompagnait d’une petite tape dans le dos.

Minutieusement, tous les deux regardèrent sous chaque meuble, sous chaque lit et derrière chaque rideau. Ils fouillèrent aussi toutes les armoires, tous les placards et tous les coffres en bois, mais rien de rien ! Pas de trace nulle part de Blanche-Prudence ! Après le rez-de-chaussée et l’aile où vivait le personnel de maison, et avant d’aller fureter du côté des écuries, il fallait inspecter les sous-sols, et notamment les caves.

Proche des réserves où étaient stockés les boissons, les conserves et les denrées non périssables, les explorateurs entendirent des frottements répétés sur le sol en pierre brute. D’instinct, ils songèrent à des rats des champs attirés par la nourriture entreposée. Ils s’approchèrent sur la pointe des pieds et lorgnèrent par l'entrebâillement de la vieille porte donnant sur le dépôt à légumes. De l’autre côté, malgré l’obscurité, ils discernèrent une bête qui ne ressemblait ni à un mulot, ni à un ragondin ou même à une souris, mais qui avait la taille d’un grand chien et se déplaçait sur huit pattes. Bien qu’effrayés, mère Gontrande et Anophèle voulaient en savoir plus sur cet étrange animal comparable à une araignée géante qui grattait les recoins terreux pour dénicher des doryphores mangeurs de tubercules et les gobait avec avidité. Soudain, ils virent le monstre pivoter sur lui-même et saisir un insecte en plein vol dans ses énormes crochets. Prisonnier de l’arachnide, le papillon de nuit enfermé dans la cave, termina sa vie dans son horrible gueule. La seconde suivante, le monstre s’avança dans la direction de mère Gontrande et d’Anophèle. En une seconde, ils soufflèrent leur chandelle et se cachèrent. Elle, en arrière de la porte repoussée par la bestiole. Lui, sous les étagères de bocaux poussiéreux.

Le monstre fit quelques pas et s’arrêta comme s’il avait détecté une présence. Il agita furieusement ses deux pattes avant velues, puis fit tourner ses yeux globuleux placés sur le haut de son crâne. Mère Gontrande et Anophèle ne bougeaient pas d’un millimètre. Craignant d’être repérés et d’avoir un destin identique au défunt papillon de nuit, ils bloquaient leur respiration.

Par chance, l’arachnide se remit sur ses huit pattes et poursuivit son chemin. Et bien qu'ils l'eussent échappé belle, la courageuse et déterminée mère Gontrande ne voulut pas en rester là. Elle fit signe à Anophèle de le poursuivre en maintenant une distance de sécurité d’au moins soixante-dix pieds. Le monstre grimpa l'escalier dans le noir. Quand il arriva au rez-de-chaussée éclairé de candélabres, il se métamorphosa. En un éclair, il prit la physionomie d'une femme, que de dos la cuisinière et le marmiton reconnurent immédiatement. Médusés, ils tombèrent tous les deux sur leur séant et laissèrent filer le monstre en habit de Princesse du Pays de Maux.

Annotations

Vous aimez lire Christ'in ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0