3 · Celle qui ne voit rien (1/2)

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Il y a le concert des Zero Degree ce soir. A priori une belle balade onirique en perspective. Les gars du groupe sont du patelin voisin et il y a dans leur musique matière à collaboration. Mais cette répète l’a un peu perturbé…

Espérant grappiller des miettes de beauté en se pressant tout de même jusqu’à la salle, Jésus arrive pendant le dernier morceau, exaspéré, essoufflé, trempé de pluie. Machinalement, il regarde autour de lui, pour voir s'il reconnaît quelqu'un. Aucune chance que son frère soit là : Iblis nourrit un mépris sans bornes pour le batteur du groupe, depuis que Lucie est partie avec lui. C’est arrivé il y a quelques semaines, les soirées déchaînées se sont enchaînées, Jésus devenu la lumineuse béquille de son sombre aîné. Iblis a laissé cette fois descendre les vapeurs de l'alcool sur ses yeux, pour atténuer l’abandon. Il est encore trop tôt pour qu’il puisse relativiser… Mais même sans son frère, Jésus reconnaît toujours quelqu'un dans cet endroit. Ou quelqu'un le reconnaît… Son regard finit par se poser sur une nuque qu'il ne connaît que trop bien et son souffle s'emballe à nouveau. Cela fait des années qu'il ne l'a pas vue… Et même après tout ce temps, il sourit comme un môme en la voyant. Elle fait partie de ces gens du passé qui ont pour toujours oublié une valise en déménageant de son cœur. Il la regarde finir d'engranger la musique à l'intérieur, les bras serrés autour de son propre corps, comme elle le faisait alors. Il aimait ça, cette ferveur fragile et éthérée avec laquelle elle appréciait le son, les mots, les saveurs… Il aimait ça.

*

Quand elle est arrivée, les conversations s'étaient déjà réduites à des chuchotements agités, excités. D'autres arrivèrent encore après elle, la tête et le corps emplis de vies qui fourmillaient autour d'elle sans la toucher. Il fait très chaud, trop chaud ici mais elle frissonnait en entrant, des perles de pluie constellant encore ses cheveux et ses cils.

Elle s'est faufilée un passage à coups de sourires contrits mieux placés que des coups de coude, pour être plus près d'eux, pour être plus au milieu, et puis elle a fermé les yeux.

Silence.

Elle a entendu s'éteindre les lumières, derrière ses paupières closes. Et l'instant d'après, des bruits de pas quelque part devant elle, pressés, feutrés. Des hésitations, un raclement de gorge, des changements d'appui rassurants… Sans regarder, elle les voyait.

Le bruissement de l'impatience irradia autour d'elle, des cris retentirent dans le noir.

Fébriles.

Ils se lancèrent enfin, et son cœur rata un battement. Son cœur qui cesse de faire du bruit au son du leur. Un grondement emplit sa poitrine et son ventre, se diffusa dans son corps jusqu'au bout de ses doigts. Une vibration emplit la pièce avec une puissance sourde, enveloppa les corps et les pénétra tout à la fois, rebondissant sur le sol, contre les murs, sous les pieds.

Une vibration. Puis deux, puis deux mille à la fois, partout à l'intérieur de la salle, et des gens, et d'elle. Qui faisaient trembler et arrivaient comme un typhon apprivoisé, face à elle. Elle les connaît bien, ces vagues, elle les a eues en elle, autour d'elle, des centaines de fois déjà. Elle a nagé dedans, s'est noyée plus d'une fois, sans jamais vouloir arrêter le déluge. Un désastre merveilleux qu'elle ne se lasse pas de revivre, encore et encore, à s'en couper le souffle toujours.

Elle arriva d'abord par le sol. Du béton ciré. Une grande vague qui entra partout dans son corps. Ses jambes vacillèrent, légèrement. Ses narines frémirent et sur sa langue, le goût métallique de l'attente s'estompa enfin.

Comme à chaque fois, elle a laissé l'ouragan la ballotter dans toutes les directions à l'intérieur, sans que rien ne bouge… à part sa tête. De haut en bas, de bas en haut, pour suivre le rythme, ne pas le perdre, ne pas se laisser distancer, submerger.

Et puis comme rarement, cette fois, comme il n'est plus là et qu'il ne sera plus jamais là pour le faire, elle a serré très fort ses bras autour de son corps, pour enfermer le son à l'intérieur d'elle. Elle se reprocha à voix basse d'avoir espéré qu'il viendrait. Depuis le temps…

Elle a entrouvert les lèvres et le son est rentré aussi dans sa bouche qui vibrait, fort et doucement. Elle avala les notes avec avidité, les notes, de plus en plus fortes, rapides, se pressaient contre toute sa peau et dans sa bouche. Et ses yeux s'ouvrirent brièvement sans qu'elle en ait besoin au milieu des lumières violettes et vertes qui zèbrent l'obscurité, pour avoir encore quelque chose à prendre, tout ouvrir, égoïstement tout prendre et jalousement tout garder, dans ses bras serrés. Les jointures de ses doigts blanchirent tant ses mains s'accrochaient à ses épaules, son visage enfoui au creux de ses coudes.

Et son cœur aussi s'est serré, son cœur trop gros pour elle, dont elle ne sait jamais quoi faire, son cœur qui prend trop de place et qui l'encombre, son cœur-cadeau qu'elle offre les yeux fermés, comme aujourd'hui. Elle le leur aurait bien donné en offrande. Un sacrifice aux dieux du son, pour la beauté du geste, pour ces vagues qui l'ont traversée avec cette violence caressante qu'ont les cordes, toutes les cordes. Des cordes de guitare enroulées autour de son cœur, son cœur enflé de l'exquise douleur.

Elle respire très fort très vite, jusqu'à voir les sons comme des couleurs.

Et la musique s'arrête. Elle entend le crépitement des lumières qui se rallument.

Dans sa tête, des étoiles rescapées de la nuit sous ses paupières, palpitent sur le décor.

Dans sa bouche, l'air se fraye à nouveau un chemin moins tortueux, lentement.

Un soupir se pose, silencieux, derrière son cou, brisant sa rêverie, effaçant un demi-sourire qui se métamorphose en rictus inquiet.

Elle ne se retourne pas, laissant le souffle, trop près d'elle, s'attarder sur sa peau. Puis elle fait un pas en avant pour éviter qu'il ne l'enlace. Des années qu'elle ne l'a pas recroisé, mais elle savait qu'il allait le faire. Elle le connaît, elle le sent. Après tout, elle savait qu'il viendrait ce soir, sans l'avoir contacté. Et lui, il y a quelque chose qu'il ne sait pas. Elle fait volte-face, son visage encore trop près de celui de Jésus.

« Tu as raté le concert…

  • Oui, j'ai été retardé par une répète interminable… C'était comm… Deborah ? Tes yeux ! Tes… »

Voilà.

*

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