8 : Le souper

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Nous retournons dans le chalet et je fais la connaissance du dernier membre de la communauté, l’ado rebelle, Elaïs. Son aspect ne m’inspire guère confiance. Peut-être du fait de son accoutrement : elle porte des bottines renforcées, un pantalon en toile et un cardigan couleur feuillage. Un carquois et de nombreuses lames accessoirisent sa tenue. Elle salue Grand’Pa d’un signe de la tête et me darde un regard mauvais.

— Ne t’approche pas trop d’Elaïs, elle n’aime pas les connectés, me conseille le fossile.

La jeune fille rentre de deux jours de chasse en montagne. Ses prises sont quatre volatiles, deux ragondins et des truites. Alhassan et Sourire se mettent à saliver tandis que je partage un haut le cœur avec Aube. Une partie de la viande viendra agrémenter la soupe servie en mon honneur.

En attendant que tout soit prêt, Grand’Pa me fait faire le tour du hameau et m’explique comment fonctionne la communauté. C’est Mamouna qui a trouvé ce lieu et instauré un ordre des choses. Tout le monde y est le bienvenue à condition d’honorer quelques règles fondamentales. Respecter les besoins de la Nature et des esprits qui peuplent les environs, qu’ils soient humains, animaux ou végétaux. Faire preuve d’empathie et de sollicitude envers autrui. Apprendre la compassion et abandonner la cupidité. La communauté est donc en harmonie avec la Nature et vit de chasse, de cueillette et de troc.

Grand’Pa me fait signe à l’entrée d’un des trois abris vétustes.

— Voici un endroit où j’aime passer du temps, me confie-t-il.

Je pénètre dans une pièce unique, un peu sombre où un tas de papiers, de cartes et d’instruments de navigation s’amoncellent sur deux tables en bois.

— C’est la cabane du Voyageur. Au cours de ma deuxième vie, j’ai sillonné le vaste monde. J’ai troqué du temps, parfois des services, pour posséder ces dessins. Cette cupidité n’étant pas la bienvenue ici, ils sont à moi et à tous ceux qui souhaitent les consulter.

J’observe les cartes dont les tracés me sont inconnus. Des pastilles colorées désignent les cités connectées en activité. J’en dénombre au moins huit.

— C’est ici que nous sommes, me dit Grand’Pa. Et demain – il promène son index un peu plus à l’est – nous irons là.

Je me penche pour déchiffrer la fine écriture : « Plateau des Vénérables, 1600 m »

— C’est quoi les Vénérables ?

— Une surprise que seuls quelques privilégiés connaissent.

— Et comment va-t-on faire pour monter si haut ?

— C’est encore une autre surprise et pas des moindres.

Au loin, un carillon se met à résonner. Ainsi est annoncée l’heure du souper.

Quand nous entrons dans le grand chalet, Sourire termine de mettre la table pour huit mais il y a seulement sept couverts. Ils savent que les connectés s’alimentent différemment en s’injectant des cocktails de vitamines par intraveineuse. De ce fait, notre estomac a la taille d’un pois chiche et notre système digestif fonctionne autrement.

La soupe est servie accompagnée de viande rôtie. Je vois sur leur visage que le plat est nettement apprécié. Grand’Pa se délecte et me fait un clin d’œil.

— Il y a longtemps que je ne me suis pas régalé de la sorte !

Pendant le repas, Alhassan évoque sa collection d’ancienneries, des objets du passé qu’il déniche en se promenant près des ruines urbaines. Il est fasciné par les formes et s’amuse à imaginer leur utilisation. Il va me donner un exemple quand il est interrompu par Poucet qui me demande mon âge. Je ne sais pas s’il fait référence à ma durée de vie biologique ou à mon aspect visuel. Grand’Pa répond pour moi et ouvre sa main deux fois avant de lever l’index et le majeur.

Après le repas, Aube me fait un signe pour attirer mon attention. Elle va m’apprendre la raison pour laquelle son ventre est énorme. Elle se saisit d’une graine qui traine sur la table, la pose sur son abdomen et mime l’action de grossir. Je n’en reviens pas. Elle n’est pas malade, elle n’a pas avalé quelque chose qui est mal passé. Elle est enceinte. Un choc !

Pour moi, les grossesses naturelles sont inconcevables et expriment une régression en termes de sûreté. Deux siècles auparavant, dans ma cité, les femmes enceintes et leur descendance mourraient systématiquement durant la gestation. C’est pourquoi il fut décidé que l’enfantement serait désormais le fruit d’une alliance génétique parfaite et la production a lieu en couveuse extra-utérine.

Là, devant moi, je n’arrive pas à imaginer qu’un petit être se développe en elle. Pour me convaincre, Aube saisit ma main et l’appose contre son ventre. Je sens un mouvement qui m’effraie. Elle éclate de rire.

Va bien, tète, me rassure-t-elle. Te pas danger.

Je réitère le geste. Il y a bien quelque chose. Un millier de questions me traversent l’esprit. Le bébé est-il en bonne santé ? Comment viendra-t-il au monde ? Mais alors que je vais en poser une, le regard d’Aube se noie de larmes. Emue, elle débite un flot de paroles que Mamouna traduit :

— Le père de l’enfant a quitté son enveloppe de chair. Si je ne m’étais pas aperçu de mon état, je l’aurais rejoint pour renaître sous une nouvelle forme.

Je suis bouleversée par cette nouvelle sans pour autant comprendre les propos de la future mère.

— Est-ce qu’il y a des religions dans la Zone Fossile ?

— Comme partout, répond la vieille dame, il y a des croyances.

Peut-être qu'Aube croit en la réincarnation.

La lumière du jour faiblit progressivement. Alhassan, Sourire et Elaïs allument des bougies qui sont confectionnées par un hameau voisin. Grand’Pa me fait signe de le suivre à l’étage et m’indique un lit et une couverture.

— Tu dois être épuisée par cette étonnante journée, non ?

— Oui, c’est vrai et j’ai encore plus de questions à poser.

— Je répondrai à toutes tes demandes demain car il est l’heure de se reposer. Dors bien ma petite Uhna. Le jour sera bientôt là.

Il s’avance pour m’étreindre, retient son geste, gêné, puis se dirige vers sa couche. Pour un vieil homme qui n’en a plus pour longtemps, je lui trouve beaucoup d’énergie. Sous ses vêtements qu’il ôte, j’aperçois un corps frêle, flétri et d'horribles cicatrices. Je détourne le regard, retire ma combinaison et me glisse en sous-vêtements sous la couverture un peu rêche.

Je suis fatiguée, c’est vrai mais je suis aussi très excitée par les heures que je viens de vivre. Mes convictions sont bouleversées. Les savoirs qu’on m’a inculqué à propos de l’état du monde sont erronés. Pourquoi nous faire croire que nous évoluons dans la dernière cité des hommes ? Pourquoi nous enseigner que la Zone Fossile est le lieu de tous les dangers ? Sont-ce ces mensonges qui ont poussé Grand’Pa à prendre le large ?

Mon esprit fourmillait de questions. Je n’étais pas prête de trouver le sommeil.

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