Semaine 12 - 1985

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[Ce texte s’inspire librement du roman 1984 écrit par George Orwell. Certains éléments ont dû être adaptés. J’ai simplement voulu imaginé une possible histoire, un monde différent.]

« En es-tu sûr ?

- Parfaitement sûr !

- Bon, alors suis-moi. Le Parti te remercie. »

Le petit homme sauta difficilement de sa chaise. Il invita le jeune garçon à le suivre et le précéda en dandinant. Ils sortirent du bureau, et ce fut comme franchir la frontière entre deux mondes. La pièce était éclairée par de grandes fenêtres qui rendait Londres presque accueillante et emplie d’une chaude odeur de café, du vrai, pas celui de la Victoire. Mais le plus frappant était qu’elle était silencieuse. Entièrement silencieuse. Pas d’annonces, ni de musiques, de rappels à l’ordre. Lorsqu’ils traversèrent le couloir, la réalité les rattrapa. Les télécrans, disposés irrégulièrement, parfois de façon consécutive, parfois éloignés de plusieurs dizaines de mètres. Lionel les regarda fièrement, ne détournant pas le regard comme à son habitude. Il le pouvait. Il n’avait présentement aucune raison pour tenter de dissimuler et de réprimer chaque éléments et attitude pouvant être incriminants. Un pain, une lame de rasoir, un miroir, ou même une mine renfrognée. Non, là, il n’avait pas à se soucier de ça. De toutes façons, les télécrans étaient dans cette situation inutiles, car celui qui le précédait était un officier de la police de la pensée en personne. Et à juger ses regards en coin suspicieux masqués maladroitement derrière un sourire, sa surveillance était active.

Cette suspicion était même en trop, car toutes idées relatives à une désobéissance ou même pire, qui pourrait s’apparenter à un crime par la pensée, demeuraient bien loin de Lionel. Il n’avait strictement aucune envie d’abréger ce moment de gloire qui resterait dans les mémoires, du moins jusqu’à que celles-ci soit reformatées, dans quelques années. Il déglutit discrètement, du moins s’y efforça-t-il, car cette idée lui était venue inconsciemment. Il s’appliqua à la repousser tout en restant neutre et à retrouver la pratique intégrale de l’arrêtducrime. Le passé était malléable à volonté, tout le monde le savait, mais il était encore intact. La doublepensée était l’essence même, mais elle n’existait pas. Ces pensées ramenèrent le calme en Lionel. En matière de doublepensée, il était l’un des plus efficient. Il arrivait à contredire les règles, muettes et officielles, à outrepasser les interdits, à aller à l’encontre du Parti même tout en étant convaincu que tout ce que celui-ci disait était la parfaite vérité et que tous devaient le suivre aveuglement, en son âme et conscience. C’était peut-être pour cela qu’il n’avait jamais eu d’ennuis et qu’il était là actuellement. Annihiler tous soupçons en les brossant dans le sens du poil tout en commettant délit sur délit, et ce sans en avoir conscience, était le mélange hybride entre le parfait citoyen d’Océania et son cauchemar.

Le télécran interrompit sa musique dissonante pour une annonce. C’était une exhortation à la haine contre l’Eurasia, ennemi de toujours, tueur impitoyable, que l’n devait écraser. À ces mots, des exclamations s’élevèrent partout dans le bâtiment contre l’Eurasia. Le message conclut sur le rappel que L’Estasia était le plus fidèle allié depuis des années, et que l’Océnania s’en rappellerait. La pensée fugitive que hier encore l’Eurasia était en guerre à leurs côtés traversa fugacement son esprit, sans pour autant changer son expression, et elle fut de toutes façon balayé par la doublepensée. Il suivait toujours l’officier, qui semblait d’ailleurs s’être relâché et qui marchait les mains croisées. Ils descendirent des escaliers et sortirent du Ministère de la Vérité. Dans la rue, les télécrans étaient tout aussi abondant et étaient accompagnés du portrait de Big Brother, avec son regard qui semblait vous suivre, inquisiteur et fraternel. En dessous était inscrit en gros le slogan du Parti : « La guerre, c’est la paix ; la liberté c’est l’esclavage ; l’ignorance c’est la force ». Quand on les comprenait, ces oxymores prenaient tout leur sens mais restaient pour la plupart un simple charabia et un fait irréversible.

Ils entrèrent dans un bâtiment juxtaposé à celui du ministère, quoique moins imposant et impressionnant. C’était le bureau de la Police de la Pensée. Ils entrèrent, traversèrent un nouveau couloir et entrèrent dans une salle, où se trouvaient d’autres officiers. Ceux-ci devaient être en pause, car ils n’avaient pu leur attitude impressionnante et le haut de leur uniforme était détaché. Lionel n’en fut pas moins impressionné et se raidit d’autant plus, pour renforcer sa vigilance. Mais l’officier qui l’avait accompagné était devenu presque amical et il le prit par les épaules. Il le vit avancer au centre de l’assemblée et proclama :

« Camarades ! Cet enfant, ou plutôt ce jeune camarade, est un héros ! Il est digne des espions ! Tenez, à son âge, ça fait trois ans qu’il a intégré la ligue Anti-Sexe Juniors ! Il est extrêmement impliqué dans toutes les actions. Le parti a besoin de lui. Mais figurez-vous qu’il ne s’arrête pas là ! Son père est un des plus grands criminels par la pensée… Il avait acheté du papier et de l’encre à des prolétaires, ces raclures, et écrivait un livre. Oui, un livre ! Alors qu’une section existe pour ça. Mais il n’écrit pas de la fiction ! Non, il écrit les plus grandes infamies et diffamations sur le Parti ! Il refuse Big Brother ! Il refuse la vie idéale ! C’est un criminel par la pensée ! »

Des hourras pour Lionel et des cris de haine contre son père s’élevèrent. Lui était dans sa bulle de gloire, de fierté et de crainte, il souriait bêtement. En effet, il avait dénoncé son père. Il l’avait surpris, tard dans la nuit, en l’entendant remuer. Il avait voulu le surveiller l’avait longuement observé. Sans laisser apparaître quoi que ce soit, le lendemain, il avait filé au ministère. Il avait dénoncé son père. Cette pensée le grisait, l’emplissait de joie et le terrifiait en même temps. Non, il ne devait pas avoir peur. Le Parti était le monde, le monde était le Parti. Tout traitre devait être éliminé ! Son geste était bon. Il avait dénoncé son père, George Orwell, qui avait mis en péril le Parti en écrivant sur lui. Que serait-il advenu si ce livre avait été terminé et transmis aux générations futures ?

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