Pipe, boisson et conversation

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« Mais enfin, mon bon monsieur Douhard, dites-moi seulement quelle est la cause de toute votre agitation !

- Ah ça, mon cher François, ah ça, si je le savais, je ne demanderais qu’à le partager avec vous !

- Comment ? Êtes-vous en train de me dire que vous-même ignorez ce qui vous excite ainsi ?

- Oh, je peux bien le deviner, mais ça reste bien obscur. Tenez, dit Douhard en se redressant sur un coude et en agitant sa pipe, voyez-vous, cher ami, il m’est arrivé ce matin une chose des plus improbables. Rien de bien significatif, hein, mais assez pour me trotter dans la tête de la plus désagréable façon.

- Voulez-vous bien cesser de tourner autour du pot et enfin me mettre au courant de cet événement qui vous préoccupe tant ? J’ai l’impression d’avoir en face un enfant qui ne peut pas ouvrir son cadeau, et votre tension me gagne.

- Je vous comprends très bien, François, car moi-même j’aimerais avoir connaissance de cela. Je n’ose vous le dire, car je crains vous servir des divagations décousues sans queue ni tête.

- La meilleure façon de s’en assurer serait de parler, en débutant par l’origine de tout ça, et peut-être que nous serions tous deux éclairés.

- Vous avez sans doute raison, mon cher, je l’espère. Eh bien, puisque vous le désirez tant, je m’en vais vous conter ça. Vous n’ignorez pas que je réside rue des Blés, celle qui coupe l’avenue des Joailliers.

- Non, j’ai en effet déjà eu le plaisir de vous rendre visite.

- Le plaisir était partagé, croyez-moi. Mais ce n’est pas de cela dont je veux vous entretenir. Le fait est que je n’ai qu’à traverser l’avenue des Joailliers, passer dans cette charmante ruelle de Louis X, et je débouche dans un petit parc des plus tranquilles et agréables. J’apprécie particulièrement m’y rendre chaque matin, assez tôt pour ne croiser que peu de monde, assez tard pour qu’il ne fasse que frais. Je parcours ainsi chaque jour le même circuit, et ce depuis voilà quelques mois, et j’ai donc eu l’occasion de noter quelques détails amusants.

- Quel genre de détail ?

- Par exemple, à quelques pavillons du mien vit une petite dame âgée. Je passe devant chez elle à la même heure, et tout le temps elle est là avec un chat sur les genoux. Elle se tient assise sur le perron et me salue avec la main. Elle est ponctuelle, et je peux déplorer en retard de ma part si jamais je ne la vois pas. Parfois je ne prends pas ma montre, mais connais l’heure à sa présence. Je pus remarquer bien d’autres habitudes de mes voisins, qui constituent par ailleurs un rituel dont je ne me lasse pas. Mais, ajouta-t-il avant de faire une pause pour tirer une bouffée, mais, il y en a un qui retient mon attention.

- Ah, je crois pouvoir affirmer qu’il est en lien avec votre inquiétude actuelle !

- Et vous avez juste. C’est une dame, assez jeune, je dirais la trentaine. Son visage reste gravé en moi, ses yeux clairs, ses cheveux argentés, tant il exprime une tristesse infinie. Oh, c’est à faire pleurer une pierre, je vous assure, François. Je ne peux y penser sans avoir le cœur qui se sert. Je la croise chaque matin. C’aurait pu s’arrêter là, peut-être qu’elle aussi apprécie ce tour. Mais je n’y crois pas, voyez-vous. Non, un jour elle va dans un sens, le lendemain, elle va dans l’autre. C’est comme si elle alterne ses journées dans deux lieux différents. Je me suis toujours demandé ce qui l’appelait ainsi à faire ce trajet. Ce matin, je l’ai croisée, encore une fois. Elle allait bien dans la direction opposée à la veille.

- Eh bien, qu’y a-t-il d’étrange à cela ? Je ne vous suis plus…

- Figurez-vous qu’elle avait une lettre à la main, assena-t-il en tirant d’un air dramatique une nouvelle bouffée.

- Et alors ? Sans doute l’a-t-elle prise en chemin.

- Non, justement, non. J’y ai aussi pensé, mais ce n’est pas possible. Jamais en cinq mois, en cinq mois, vous m’entendez, elle n’avait quelque chose à la main. Jamais. Mais le plus frappant était son visage. Elle pleurait, cette fois-là. C’était désolant à voir, mais malgré tout, il était changé. Il semblait apaisé. Il n’avait plus cette tension, cette inquiétude. Je ne comprends guère ce qui aurait pu provoquer cela.

- Et c’est tout ? fit François d’un air incrédule.

- Oui, je crois bien.

- Ah ah, mon cher Douhard, vous vous prenez la tête pour si peu de choses, c’est amusant à voir ! dit-il en riant. Voyons, il n’y a rien d’anormal à cela. Sans doute avait-elle un amant, ou quelque autre raison. En quoi cela nous regarde-t-il ? Allons, allons, oubliez cela !

- Oui, vous avez sans doute raison… »

Et c’est ainsi que Douhard et François revinrent à leur boisson et à leurs habitudes. Eux ne furent en rien altérés, et leur vie continua. Mais Douhard ne croisa plus jamais la jeune femme…

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