Noir carnet

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Il lui semblait que ça faisait tellement longtemps qu’il avait acheté ce carnet, le noir, avec le cordon pour marquer sa page. Il l’avait vu à la Fnac et l’avait contemplé comme une œuvre dans un musée. Il avait feuilleté ses pages encore vierges et se les était imaginées couvertes d’encre, de ses mots, de ses rimes, de ses pensées. Il l’avait payé solennellement et il était tellement absorbé par cette grisante perspective qu’il n’avait pas remarqué le regard interrogateur, sinon moqueur, de la caissière. Il avait rajouté à cet achat un stylo, noir lui aussi, à la plume dorée. Si le carnet serait son confident, son compagnon, lui serait son arme.

Il était rentré chez lui et, avec une précision et une exactitude dignes d’un écolier, avait inscrit sur la première page ce qui plus tard deviendrait sa vie : Rap book. Il ne savait plus vraiment pourquoi il avait choisi ce titre, ni pourquoi il avait ressenti le besoin de l’écrire. Il justifiait cela par l’ivresse d’inspiration du moment. Il avait ensuite soigneusement tourné la page et débouché son stylo. Il avait laissé la plume en suspens quelques instants, puis s’était ravisé et dirigé vers sa chaîne stéréo. Il avait pris un CD au hasard et l’avait inséré. Les premières notes ténébreuses de l’intro de Paris sous les bombes avaient résonné, suivies de la voix caverneuse de Joeystarr . Il s’en souvenait bien : c’était le son de son entrée dans le paradisiaque monde chaotique du rap. Et sa plume s’était écrasée contre le papier, l’encre avait coulé, les premiers mots naquirent.

Aujourd’hui était un jour important pour lui. Un an et plus de quatre-vingts pages plus tard, il avait terminé. Il avait achevé l’œuvre de sa vie, son projet. Il avait médité cela durant des années, avait hésité, failli abandonner, s’était relancé, avait tout recommencé. L’achat de ce carnet noir avait signé son pacte avec la musique et il avait réellement commencé à écrire. Une année entière, il avait concrétisé ses espoirs. Trois-cent soixante-cinq jours, quatre-vingts sept pages, quelques dizaines de cartouches d’encre avaient été nécessaire pour écrire ses seize chansons. Seize textes, nés de l’alliance de son amour pour le hip-hop et la plume et de ses pensées. Et aujourd’hui, il allait les diffuser.

Il avait mis cette année à contribution pour essayer de se créer une communauté sur Instagram, « teasant » son projet à coup de freestyles et de petites bandes annonces. Exactement 3521 personnes le suivaient et il avait choisi de leur faire part de son projet aujourd’hui. Toute la semaine précédente avait été passée en studio pour enregistrer ses morceaux. Il avait tout sur une clé et sur son téléphone, il ne suffisait que d’un clic pour toucher enfin son rêve du doigt. Il avait officiellement annoncé leur sortie à quinze heures ; il était quinze heures moins cinq. Tous ses posts étaient prêts, il n’attendait que les trois tintements de son horloge.

Il était plutôt confiant. Il avait longuement travaillé ses sons, les avait faits écouter à ses amis, à sa famille, et tous l’avaient complimenté. Il avait particulièrement aimé les écrire, les enregistrer, créer sa mélodie : il avait mis dedans une partie de lui. Ses abonnés l’avaient encouragé, envoyé des messages de soutien et accompagné. Et pourtant, une boule dans son ventre le heurtait, lui tordait les tripes à le faire grimacer. Il avait peur, une part de lui était désagréablement anxieuse. Ce entiment se battait avec sa confiance. Il était grisé par l’adrénaline, le stress et l’impatience et tremblait nerveusement. Il fredonnait sa chanson favorite, intitulée « Parallèle attitude », tapant des pieds la mesure pour évacuer son angoisse. Il ne cessait de jeter des coups d’œil vers le cadran de son horloge et soupirait de déception et de soulagement en voyant que ce n’était pas encore l’heure.

Enfin, trois coups sonnèrent, le faisant sursauter. Le doigt tout tremblotant, il publia chacune de ses chansons. Il attendit fébrilement la confirmation que tout été correctement en ligne et quand tout fut terminé, il souffla longuement et éteignit son téléphone. Quelque chose coula sur sa joue ; il ne sut dire si c’était de la sueur ou une larme. Alea jacta est. Il ne pouvait plus revenir en arrière. Pourquoi le ferait-il, d’ailleurs ? Il ne voulait tout simplement plus y penser, couper avec tout ça, chasser ce projet qui lui occupait l'esprit en permanence. Il savait qu’il n’y parviendrait pas, du moins pas entièrement, mais sortir lui ferait du bien. Marcher dans les rues et profiter du beau temps sans ce compagnon composé de notes et de lyrics ne pouvait que lui être bénéfique.

Lorsqu’il fut hors de son immeuble gris et sévère, il fut accueilli par l’air frais qui circulait tel un fantôme et les rayons du soleil. La brise lui fit l’effet d’une gifle : alors c’était ça, le dehors, pensa-t-il, amusé. Dans le mois de novembre qui venait de se terminer, il n’était sorti que trois fois : une fois pour aller se chercher un kebab et les autres pour aller et revenir du studio. Même pendant le confinement de l’an dernier il était plus sorti. Il chercha vainement ses écouteurs dans sa poche, puis se rappela qu’il avait laissé son téléphone chez lui. Les habitudes sont coriaces, comme on dit. Le rap attendrait, il pensait avoir écouté plus d’une vingtaine de fois l’intégralité de ses albums préférés. Il se dirigea vers le parc situé à quelques centaines de mètres de chez lui : de vrais arbres changeraient de sa forêt de pierre et de béton. Il s’assit sur un banc inoccupé, évitant les crottes de pigeons, et contempla les branches dénudées des platanes.

Fouillant dans ses poches, il trouva dans l’une d’elle un briquet et un crayon. Toutes sortes de choses se trouvaient dans ses sacs,et dans tout ce qui pouvait contenir des menus objets, des cigarettes aux tubes de colle, en passant par des élastiques et mouchoirs. Il ne fut donc pas étonné par ce crayon et, le plaçant dans son champ de vision de façon à ce que la mine se trouve sur le feuillage, il mima le geste dessiner des feuilles. Il les imaginait naître devant lui, fleurir et mourir encore, pour finalement revenir et entamer un cycle sans fin, le cercle vicieux de la vie.

« Tiens, ça pourrait rendre bien, ça… Fuis, fonce, va au-delà / Feuille, part, ou le vent t’emport… »

Il s’arrêta net en riant doucement. Non, s’il était sorti, ce n’était pour imaginer des chansons ! Cependant, ce début-là n’était pas mal… Il pesta d’avoir laissé son téléphone chez lui, sur lequel il notait habituellement les idées qui lui passaient par la tête. Il tenta vainement d’écrire à-même sa peau avec son crayon, mais il ne réussit qu’à s’entailler. Tant pis, soupira-t-il. Il se passerait de ça, pour changer. Ce n’était pas la première fois, après tout. Cette habitude de tout noter, tout, lui avait valu bien des remarques au collège. De plus, le fait qu’il adore les arts et les mots – son ancienne professeure de français lui répétait qu’il maîtrisait la langue de Molière mieux que quiconque dans la classe – lui avait valu les surnoms affectueux de « intellos », « fayots », et j’en passe.

« Hé, le rappeur ! l’apostropha une voix. Ça va ou quoi ?

- Hey Mathis ! Ouais, ça va et toi ?

- Tranquille, tranquille. Alors, ça y est ? T’as tout balancé ?

- Ouais, enfin ! J’attends une semaine et je les mets sur Spotify, ça va être dingue !

- Ah, lourd ça ! »

Mathis était un de ses amis les plus fidèles et accessoirement son beatmaker. Il n’avait jamais pris de cours de musique ou quoi que ce soit ; il avait commencé avec les applications sur portable, puis, au fur et à mesure qu’il créait des mélodies et des instrus, il avait développé l’étonnante capacité de sortir les airs et les notes qu’il voulait. Il avait publié ses musiques sur YouTube, sous le pseudonyme de BeatBiting, et avait eu l’occasion de vendre certains morceaux à des rappeurs amateurs. Bien évidemment, il ne faisait pas payer son ami, si ce n’est qu’il se faisait offrir des MacDo régulièrement. Ils discutèrent une demi heure environ, puis Mathis continua son chemin. "J’ai rencontré une meuf sur Insta, faut que je la rejoigne", lui avait-il expliqué avec un clin d’œil plein de connivence. Il l’avait regardé s’éloigner et, soupirant de joie et d’impatience, avait jeté un coup d’œil sur sa montre. Seize heures moins cinq. Il avait encore du temps pour recevoir assez d’avis qu’il pourrait apprécier.

Il se leva donc et se dirigea vers la supérette du quartier. Il s’y acheta un soda et une glace, qu’il savoura en marchant. Le vendeur l’avait regardé bizarrement, comme s’il ne comprenait pas que l’on puisse s’acheter quelque chose de froid avec la température glaciale qui régnait. Il déambula dans les rues, sans autre but que tuer le temps. Il s’arrêtait régulièrement saluer des amis ou des connaissances et chaque fois celles-ci lui demandaient s’il avait enfin diffusé son projet. Certains le questionnaient avec une certaine ironie non dissimulée, mais la majorité était sincère. Beaucoup s’essayait à poser leur texte sur des « type beat », mais aucun n’avait réellement construit un projet aussi abouti que le sien. Il était en quelque sorte la mascotte du quartier, quoiqu’un rival pour certains, un abruti pour d’autres. Il n’était pas dupe, il se doutait bien que beaucoup n’espéraient pas qu'il perce pour lui, mais plutôt par intéret.

Le froid s’accentuait et les ombres s’allongeaient quand il décida enfin de rentrer chez lui. Il s’acheta une pizza puis revint vers son immeuble. Il était dix-neuf heures lorsqu’il poussa la porte de son appartement. Il mit sa pizza à réchauffer et, le cœur battant la chamade, alluma son téléphone. En attendant qu’il charge et que le wifi revienne, il se servit une bière et se découpa une large part. Il s’affala sur son canapé sous une couverture et ouvrit Instagram. Il avait reçu deux cents likes en moyenne – étrange, d’habitude, dans ce laps de temps, il en avait au moins trois cents – et ses dix publications avaient chacune entre trente et quarante commentaires. Cela était au moins normal. Une centaine de personnes avait partagé en story. Il alla sur sa première chanson et déroula les commentaires.

Son cœur faillit manquer un battement.

Tout ça pour ça, mec, t’es sérieux ?

E mé c’est claqué sa

Trop d’autotune, pas de flow, j’suis déçu.

Revois té lyrics, c nul

Je préférais tes freestyle…

J’aime pas trop, désolé. J’attends de voir la suite….

Des commentaires comme cela s’alignaient tout le long. Seuls quelque uns de ses plus fidèles amis le félicitaient. Blême, il passa de publication en publication, mais les mêmes critiques s’amassaient. En story, le partage était accompagné de commentaires cinglants. Cinquante-six messages lui avaient été envoyés et seulement dix l’encourageaient. Les autres étaient des insultes, des messages d’excuse, des critiques… Il avait terriblement chaud et froid en même temps, une nausée le prit, la sueur lui coulait à grosses gouttes le long de la nuque. Il lâcha son téléphone qui toucha le sol avec un bruit mat. Il en avait oublié sa pizza. La respiration lui manquait, il avait l’impression qu’on lui avait planté des dizaines de couteaux dans le cœur.

De simples mots écrits par des inconnus balayaient une année de sa vie d’un seul coup. Ils n’aimaient pas, disaient-ils. "Comment peuvent-ils ne pas aimer!", hurla-t-il. Il y avait passé tellement de temps, avait sacrifié tant de sa personne. Ce n’était pas possible, ils ne pouvaient qu’apprécier ! Qui étaient-ils pour juger, bon sang ? Etaient-ils seulement capables de faire la moitié de ce qu’il avait fait ? La moitié du chemin qu’il avait parcouru ? Savaient-ils écrire, créer des rimes et des allitérations, avoir du flow ? Savaient-ils ce que ça fait de se faire détruire en un clic ? Qu’ils retournent à leur Lego et écoutent leur rap insipide ! Ils ne comprendront jamais le vrai rap, son rap. Le visage baigné de larmes, il criait, criait d’une voix éraillée, ternie par des mois et des mois d’entraînement. Des mois qui n’avaient finalement servi à rien.

Comment avait-il pu en arriver là ? Ce n’était pas ce qu’il avait prévu, cela ne devait pas se passer ainsi. Pourquoi devait-il endurer cela ? Qu’est-ce qu’il l’avait conduit à cela ? Il ne comprenait plus rien, haut et bas s’inversaient, sa tête tournait. Pourquoi ? Comment ? Ces deux mots tournaient en boucle dans sa tête. Pourquoi s’était-il mis au rap ? Pourquoi avait-il voulu imiter ses idoles sans posséder une once de leur talent ? Pourquoi ses amis l’avait-il encouragé ? Comment avait-il pu y croire un seul instant ?

C’était la faute à ce carnet. À ce fichu carnet. S’il ne l’avait pas acheté, tout cela ne serait pas arrivé. Il ne pouvait plus faire machine arrière et continuer dans le rap lui était impossible. Il n’en aurait ni la force ni le courage. En revanche, il y avait un moyen de ne plus reproduire cela. Se débarrasser de ce carnet. Le détruire. L’effacer. Il sentit son briquet dans sa poche et sourit. Une larme lui coula dans la bouche et son goût salé et triste restera pour toujours gravé dans sa mémoire. Il fit jaillir une flamme, fixa sa lueur orangée et l’approcha de son carnet. Le feu le caressa, l’engloba et l’enlaça. Bientôt il s’y agrippa et le mordit. Là, il s’étendit, le dévorant avec avidité. Le rappeur aux larmes amères posa le carnet dans une assiette et le regarda se désagréger doucement. Une année de sa vie venait de partir en fumée. Mais, le carnet, lui, n’avait pas changé. Il était toujours aussi sombre. Noir.

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