Chp 6 - Rika : un signal dans le noir

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Je traversais une partie du vaisseau que je connaissais mal. L’Elbereth était si immense que je n’avais pu en explorer qu’une infime partie : les quartiers d’habitation. Je savais néanmoins qu’ils étaient bien plus vastes que ce que Ren m’avait laissé voir. Certaines parties étaient fermées, abandonnées, leur personnel ultari encore endormi. Mais elles auraient pu accueillir tout un bataillon.

Ren n’aimait pas que je traine dans le vaisseau toute seule. Mais il m’avait nommée capitaine, et dans ma conception personnelle, cela ne pouvait pas être un simple titre en carton. Alors, je prenais ma liberté.

Le vaisseau était si vaste que, lors de mes excursions solitaires, je n’avais pu en explorer qu’une infime partie. Ces derniers temps, j’examinai une vaste salle de banquet, attenante à un immense jardin sous-coupole qui paraissait figé, comme vitrifié. L’eau elle-même était gelée dans un état de stase que j’échouai à comprendre. J’avais bien pensé à amener des outils d’analyse plus poussés que les implants oculaires première génération que j’avais obtenu avec l’implantation, mais cette fois-ci, je ne les avais pas. Au fond du jardin, il y avait un genre de lac, à l’extrémité duquel il me semblait apercevoir un ilot. L’analyse de profondeur m’avait stupéfaite : 37, 2 km ! Qu’il me faudrait faire à pied, sur une fine pellicule de glace, si je comptais m’aventurer dans cet étrange endroit...

Mais ce jour-là, avec mes pieds nus et mon gros ventre, ne constituait pas l’occasion idéale. J’abandonnai donc mon projet et revins en arrière, traversant la serre exotique jusque dans la salle du banquet endormi, puis allais fouiner dans une pièce non moins étrange que j’appelais « la bibliothèque ». On y trouvait des sculptures d’arbres à profusion, qui, une fois touchés, diffusaient d’étranges sons et glyphes holographiques. Ils avaient quelque chose de mélancolique, qui me ravissait et m’attristait tout à la fois, sans que je ne puisse dire pourquoi. Je restais là un moment à les faire chanter, puis je repartis dans le sens inverse, ignorant les scènes de batailles destructrices et les accouplements sauvages imposés aux vaincus par les vainqueurs gravés sur le noir brillant des panneaux du couloir. Des ældiens, je préférais retenir la facette poétique et mélancolique, que guerrière et agressive. Je laissai donc ce quartier oublié derrière moi et retournai dans le mien pour m’habiller, décidée à rejoindre Ren dans la salle des commandes.


*


Cela faisait des mois que nous voguions à l’aveugle dans une portion désolée de l’univers, sans pouvoir utiliser les vecteurs, cette technologie qui permet les sauts dans l’hyper-espace. Le couloir que nous avions emprunté pour sauter dans la Trame nous avait menés tout droit dans le Grand Vide. Une erreur de navigation sans doute… Ou un désir d’aventure un peu trop extrême de Ren. Tout ce qu’il y avait en dehors de la Voie n’étant pas cartographié, nous n’avions aucun moyen de savoir où nous nous trouvions ou de programmer le moindre saut. Pour naviguer, Ren se fiait à une espèce d’instinct qu’il prétendait avoir. Je le laissais faire, mais j’avais surtout l’impression qu’il avançait au petit bonheur la chance.

Ce noir constant, sans une seule étoile, était déprimant. Nous étions seuls dans ce vide immense, la Voie très loin derrière nous. Même si nous l’avions voulu, rien ne disait que nous aurions été capables de rebrousser chemin, sans rien pour nous repérer. C’est pourquoi ce matin-là – j’avais configuré un compteur de temps qui égrenait les heures, les jours et les mois selon le calendrier solarien – lorsque Dea m’annonça qu’elle captait un signal, je sentis mon cœur bondir dans ma cage thoracique.

— Tu crois que c’est Tyrn-an-nnagh ? lui demandai-je. On l’aurait déjà trouvée ?

Dea secoua la tête.

— Cela m’étonnerait. Si c’était si facile… Nous nous sommes enfoncés dans le Grand Vide, certes, mais nous nous trouvons encore relativement proches de la Voie. Si Tyrn-an-nnagh était si près, les ældiens l’auraient su bien plus tôt. Où est le commandant, au fait ?

Je lui jetai un regard blasé.

— À ton avis ?

Dea hocha la tête en signe d’assentiment. Comme tout le monde, elle savait où Ren se trouvait. La salle des armes.

— Il t’a cherché, tout à l’heure, ajouta-t-elle.

Je crus discerner un léger ton de reproche dans sa voix.

— Ce n’est pas comme si j’allais m’enfuir, grinçai-je.

— Il s’est inquiété. Tu sais, ce n’est pas très bon d’énerver un mâle ældien pendant cette période... les mâles sont très protecteurs de leurs femelles pendant le rut, crut-elle bon de préciser.

— Ça tombe bien, je ne suis pas une femelle ! ironisai-je en croisant les bras.

Mais j’avais beau le dissimuler par une attitude bravache, la remarque de Dea m’avait troublée. Ren était tellement dans le contrôle et la retenue que j’éprouvais encore des difficultés à le voir comme un « mâle en rut ». C’était pourtant le cas...

— Bon, alors c’est quoi, ce signal ? demandai-je à voix haute en fixant la baie, toujours résolument noire.

— Je dirais que c’est un signal de détresse, annonça Elbereth en s’avançant dans la salle, une tasse de nes à la main – mon mug, accessoirement. Un vaisseau humain, selon toute évidence.

Dea se tourna vers elle.

— Tu l’as entendu ?

La wyrm posa sa main griffue sur l’épaule de Dea, et elle hocha la tête.

— J’entends tout ce qui passe dans mon champ sensoriel, nous apprit-elle.

— Donc, ce signal est relativement près ? tentai-je.

— Il se trouve dans un rayon de plusieurs milliers d’UA, oui, répondit-elle.

— Bon. On va mettre le cap dessus.

Elbereth me regarda.

— Pourquoi ? Qu’avons-nous besoin d’y aller ? Nous savons que ce n’est pas Tyrn-an-nnagh.

— Il s’agit d’un vaisseau humain, probablement en perdition, insistai-je. C’est notre devoir moral, en tant que nautes, que d’aller le secourir.

— Nous n’avons jamais souscrit à ce devoir moral, continua Elbereth. Nous ne sommes pas de l'Holos. Ce que font ces gens ne nous regarde pas. As-tu eu des instructions précises d’Alfirin à ce sujet ?

— Je n’ai pas besoin de sa permission, grognai-je. Je sais comment il pense. On est d’accord sur presque tout, lui et moi ! Du reste, si j’étais une femelle ældienne, tu ne me poserais même pas la question ! Tu saurais que ton Alfirin serait à ma botte, et c’est donc à moi que reviendraient toutes les décisions !

Sans se laisser démonter, Elbereth secoua la tête.

— Non, ici, c’est spécial : il a toujours été le seul maître à bord. C’est ainsi, sur un cair. Même Míriel n’a jamais eu aucune autorité sur moi.

Je me penchai vers Dea, après avoir cherché en vain la signification de ce nom dans ma mémoire.

— L’Étincelante, m’apprit Dea. C’est l’une des épiclèses de Mana.

— Ah, oui, marmonnai-je avec mauvaise grâce. Ces fameux surnoms !

Je n’arrivais même pas à retenir tous ceux qui servaient à qualifier Ren. Alors ceux de Mana !

— Je me demande ce qu’elle devient, murmurai-je en contemplant la simulation de la Voie qu’Elbereth avait déployée dans la salle de commande à la demande de Ren.

De multiples points lumineux, comme une trainée de sable scintillant jetée sur un immense voile noir... voilà comment apparaissait la Voie Lactée. Loin de cette concentration familière et rassurante — le monde de l’Holos, lui, se concentrait dans un petit tourbillon minuscule sur la carte —, notre vaisseau ressemblait à une poussière brillant par intermittence, à peine discernable à l’œil nu. Loin de tout signal-relais, il était difficile de déterminer notre position exacte, mais nous étions clairement perdus au milieu de nulle part. Mana, elle, devait s’être enfoncée encore plus loin...

— J’espère qu’elle et les filles vont bien. Qu’elles ont trouvé leur terre promise, et d’autres ældiens. Ce signal, ça pourrait être elles.

Elbereth haussa les épaules — un mouvement bien humain qu’elle avait sûrement appris de Dea.

— Si tu veux aller voir ce que c’est que ce signal, tu dois aller demander son accord à Ar-waën Elaig Silivren.

— Pourquoi ? Parce que je suis sa femelle ? demandai-je en tentant de réprimer mon agacement.

— Parce que tu es son second, répondit Elbereth en ignorant la provocation. Je l’ai croisé sur le pont central tout à l’heure, je crois qu’il est descendu dans la cale.

— Bon. Je vais le chercher, fis-je en me levant et en ravalant ma mauvaise humeur.

Il y avait trop de fortes individualités sur ce vaisseau : le problème, c’est qu’il ne pouvait y avoir qu’un capitaine.

Padma avait donné de l’inspiration à Ren, et avec l’aide d’Elbereth, il avait terraformé la cale : elle consistait à présent en une grande plaine de lande moussue avec un lac, de nombreux arbres, quelques cavernes et deux ou trois collines, le tout dans un environnement de nuit perpétuelle, mais néanmoins onirique, éclairé par de minuscules créatures brillantes encore plus petites que les eyslyn et peuplé de jolis quadrupèdes blancs caracolants qu’Elbereth avait sorti du syntoniseur. Les enfants, quand ils ne dormaient pas, y passaient beaucoup de temps. Ren aussi, et je le trouvai assis en tailleur sous un arbre, regardant jouer nos enfants d’un air rêveur. Je vins m’asseoir à côté de lui.

— Qu’est-ce que c’est que cette créature ? demandai-je, émerveillée, alors que l’un des quadrupèdes s’approchait pour me pousser de son museau doux et rose.

Ren sourit, posant une main sur le nez de l’animal.

— C’est un carcadann, me répondit-il. Un noble animal qui se trouvait sur Ærung, une des planètes appartenant à notre empire. Cet étalon s’appelle Telaith-an-aran : ce qui veut dire roi des plaines. Je l’ai reçu du monarque local en remerciement pour avoir nettoyé son royaume des barbares orcanides. Il a envoyé une jument à la reine Aeluniaégalement, mais elle me l’a offerte pour me récompenser de la réussite de la quête qu’elle m’avait donnée. Du coup, j’ai eu un couple, et ils se sont reproduits. Ce qui m’a donné un troupeau. Pendant tout ce temps, ils étaient juste endormis, en attendant mon retour.

Je me pressai contre lui en me remémorant l’impression que j’avais eue en pénétrant pour la première fois dans son vaisseau. On aurait dit un château endormi, où tout était recouvert d’une pellicule de givre cristallin, comme dans les contes anciens.

— Cette reine a bien fait de te récompenser. Ces horribles créatures... dommage que vous n’avez pas pu toutes les éradiquer ! Comment était cette Aelunia ? Elle devait beaucoup te respecter !

Bizarrement, Ren garda le silence. Je n’insistai pas et fis mine de me concentrer sur les graciles et puissantes créatures s’ébattre dans le ruisseau. Il y avait tant de choses que j’ignorais encore, à propos de Ren. J’avais bien tenté de lui faire raconter ses aventures passées, mais il esquivait à la moindre tentative, ce que j’avais longtemps interprété comme un refus de sa part de s’épancher sur ses tueries. Apparemment, il y avait aussi de belles choses, dans cette vie qu’il avait vécue avant moi…

Baissant la tête, je réalisai que Ren devait bien s’ennuyer, après l’existence palpitante et aventureuse qu’il avait connue comme mercenaire au service d’une reine ældienne mythique. Ce n’était pas étonnant non plus qu’il rechigne à raconter. C’était tellement éloigné de ce qui faisait notre réalité aujourd’hui !

— Dea et Elbereth ont capté un signal, lui appris-je après ce moment de réflexion. Il semblerait que cela soit celui d’un vaisseau humain en perdition. Que fait-on ?

Ren se leva.

— On y va, évidemment. Ces gens ont peut-être besoin d’aide.

Je revins avec lui dans la salle de commandement, quelque peu triomphante.

— Alors ? demanda-t-il en arrivant. Qu’est-ce qu’il se passe ?

— Rien que le signal d’un vaisseau en perdition, Alfirin, lui répondit Elbereth d’un air distant. Humain, selon toute vraisemblance.

— Mets le cap dessus, ordonna-t-il.

Elbereth lui jeta un regard en coin, mais elle s’exécuta sans broncher. C’était encore lui, le commandant incontesté de ce vaisseau.

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