Chp 7 - Yaelle : première affectation

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L’avantage du sommeil, c’est qu’il permet l’oubli. En dépit de la fatigue, j’ai mis du temps à m’endormir. Mais j’ai pu obtenir quelques heures de répit. Et en ouvrant les yeux, j’ai réalisé que j’étais de retour dans ce cauchemar dont le sommeil m’a momentanément extrait.

Je me redresse sur mon lit. Mon corps est douloureux, comme si j’avais été passée à tabac. J’ai passé une très mauvaise nuit. La première en captivité, sur une couche dans un recoin de l’espèce de laboratoire où les femmes des bain m’avaient amené la veille. Comparé à l’immense lit de celui qui se disait mon maître, c’était rudimentaire. Mais, de toute ma vie, je n’avais jamais dormi sur un lit aussi confortable. Le problème, c’est que je suis sur un vaisseau de pirates exogènes. Comment bien dormir, dans ces conditions ?

Et Mila est toujours prisonnière de ces monstres. Quelque part, dans cet immense vaisseau, peut-être...

Aslith !

Je me redresse immédiatement. C’est la voix artificielle, celle du masque. Et ce n’est pas celle du prince.

Un ældien immense apparaît devant moi. Il ne porte pas d’armure, mais un masque comme celui de Tamyan, recouvert d’une capuche. Je devine qu’il l’a mis autant pour me dérober son visage que pour pouvoir parler avec moi : les aslith qui m’ont conduit ici la veille m’ont dit que ma plus grande tâche serait d’apprendre leur langue, car les « Maîtres » refusent de parler la nôtre. À l’exception notoire du mien.

— Sa Seigneurie t’attend dans ses quartiers, m’apprend la voix désincarnée.

— Tamyan ?

— Le prince Tamyan As-Vyr Niśven, aslith ! gronde l’ældien en levant une main menaçante. Et pour toi, ce sera « Maître », ou « Sa Seigneurie ». Compris ? Encore une insolence de ce type, et tu écoperas de dix coups de fouet. Vingt si tu recommences.

D’un geste, il écarte le pan de sa lourde cape. J’aperçois un fouet accroché à sa ceinture.

J’ai encore du mal à bien appréhender ma situation. Là, c’est un rappel sans équivoque.

— Dépêche-toi. On ne fait pas attendre son maître.

— Est-ce que je peux au moins me couvrir, me débarbouiller... ? Je viens juste de me lever. Je ne peux pas me présenter devant le...

D’un geste invisible à mes yeux, l’ældien décroche son fouet. Il le fait claquer sur les dalles, une fois. Cela suffit à me faire bondir de mon alcôve.

— Je ne le répèterai pas deux fois. Tout de suite !

Je le suis dans les couloirs. J’essaie d’en profiter pour regarder autour de moi, discrètement. Ce ne sont pas des couloirs de vaisseau normaux. On dirait un bâtiment religieux, avec des arcs, des ogives. Tout est finement sculpté. Je distingue des formes végétales, des entrelacs d’arbres comme je n’en ai jamais vu. Et parfois, entre ces sculptures, des images. La plupart représentent des scènes de guerre, mais ce ne sont pas des guerres stellaires, de vaisseaux dans l’espace. Elles représentent des créatures ailées, énormes, montées par des ældiens en armure, dans des décors de feu et de volcans, ou des plaines enneigées. Des paysages totalement étrangers à mon expérience.

L’ældien s’arrête devant une lourde porte. Je la reconnais : c’est celle qui mène à la cabine de Tamyan, si on peut appeler « cabine » une chambre aussi somptueuse. Il s’annonce dans leur langue, puis la porte s’ouvre. Et il me laisse là, sans me jeter un regard.

Tamyan est debout face à son bureau, comme la dernière fois. Il me tourne le dos. J’ai un mouvement de recul en constatant qu’il est torse nu : sa longue chevelure noire, entièrement dénouée, coule jusqu’au bas de ses reins musclés.

Je reste là un certain temps à le regarder, sans oser rentrer. Finalement, entendant un bruit dans le couloir, je me racle la gorge. Mieux vaut Tamyan qu’un autre ældien.

— Seigneur...

— Soigne cette aslith, ordonne-t-il sans se retourner. Et surveille les traces d’intoxication. Si ça arrive, tu devras trouver un remède. C’est compris ?

Cette aslith... Il y en a donc une deuxième humaine. Je la cherche du regard, sans succès. Jusqu’à ce que mes yeux tombent sur le lit. Il y a quelqu’un dedans. Une femme. Nue, couverte de sang et... d’autre chose. Attachée. Inerte.

Je reste en apnée, incapable de proférer un son. Cette pauvre fille... Ce monstre l’a sauvagement violée, puis laissée pour morte.

Aslith. La traduction correcte de ce terme est « esclave sexuelle ».

Tamyan se retourne. Visse ses yeux noirs dans les miens, tout en continuant de siroter je ne sais quel liquide dans une grande coupe en argent. Une fois de plus, je me noie dans ce regard inhumain, aussi beau que cruel.

Comment un être aussi magnifique peut-il être aussi monstrueux ?

Soudain, un objet s’abat sur le lit, juste devant moi. Un couteau à la lame dentelée, grand comme une machette de combat.

— Détache-là. Et soigne-là. Je passe aux bains : lorsque je sortirai, je veux voir mon khangg vide et propre. C’est compris ?

J’acquiesce en silence. Tamyan repose sa coupe sur son bureau, attrape une légère tunique de soie sombre et la passe sur ses épaules. En traversant la pièce, je sens les longues mèches noires de sa chevelure qui me frôlent. Elles sont glaciales.

Je me précipite au chevet de la fille dès que la porte se referme. Elle respire encore. Je ne sais pas si c’est encore une bonne chose... Comment survivre à une telle horreur ? Tamyan s’est lâché sur elle. Je découvre avec dégoût que son corps est couvert de traces de morsures, comme si elle avait été attaquée par un chien, ou plutôt, une horde de loups. Elle en a même sur les fesses, l’intérieur des cuisses. On dirait presque qu’il a essayé de la dévorer.

C’est peut-être le cas. Ils parlaient bien de « marché à la chair »... ces monstres sont anthropophages !

L’ældien qui m’a amené-là ne m’a même pas laissé le temps d’apporter le moindre matériel. D’ailleurs, il ne m’a même pas expliqué pourquoi ma présence était requise. Mais il faut sauver cette malheureuse. C’est mon devoir de médecin.

Je dois retourner au laboratoire.

Sauf que la porte est fermée. Impossible de l’ouvrir. Impuissante, j’arpente l’immense pièce. Et trouve une alcôve, dissimulée par un rideau. Je le soulève... puis le referme aussitôt.

C’est une salle de torture. Qui, vraisemblablement, a servi cette nuit, pour cette pauvre fille. Je ferme les yeux, essaie d’oublier ce que j’ai vu. Les instruments, les chaînes, le pilori ensanglanté. L’horrible chevalet, le carcan et cette espèce de siège bizarre...

Ce prince Tamyan est un sadique qui prend plaisir à torturer ses proies avant de les violer, et qui les mord à sang pendant le sexe.

Je m’acharne sur la porte.

— Ouvrez-moi ! Je dois sortir !

Personne ne me répond. Je hurle. En vain.

— Quelqu’un ! Ouvrez !

La panique me brûle, de véritables vagues de feu. Il faut que je sorte d’ici. Il faut que je sorte, il faut que je...

La porte s’ouvre d’un seul coup. Sur la haute silhouette de Tamyan.

— Qu’est-ce que tu veux ? grogne-t-il.

J’aperçois des pectoraux tatoués de lignes étranges, des cheveux mouillés qui dégoulinent sur des muscles secs, une aine longue et nerveuse. Tamyan est entièrement nu.

Je ferme les yeux de toutes mes forces.

— L’accès aux médicaments, Seigneur, réussis-je à articuler.

— Il y a un passage qui donne directement sur la serre. Nazhrac ne te l’a pas montré ?

— Non, Seigneur.

— Bon. Ouvre les yeux. Je suis couvert.

Je fais ce qu’il me dit. J’ouvre un œil prudemment, puis un deuxième. Tamyan s’est couvert d’une grande cape à capuche, comme son lieutenant portait ce matin. Il fait des efforts, d’un certain côté. Pourquoi ? Il pourrait me faire ce qu’il veut. Même me jeter sur ce lit, me mordre à sang comme il l’a fait à cette pauvre fille qui gît là, derrière moi...

Il me saisit soudain par les épaules. Je me raidis, comme un animal pris au piège.

— Regarde cette fresque, dit-il en me tournant en face d’un mur de laque noire, recouvert de fleurs jaunes et argentées en émail, surmontées d’entrelacs et d’inscriptions en langue exogène. Si tu appuies-là, le passage s’ouvre.

Tamyan s’empare brusquement de ma main et, avant que je ne puisse crier, la plaque sur un endroit précis du mur. Soudain, les inscriptions s’illuminent, et le mur glisse lentement sur des gonds invisibles, révélant un couloir sombre.

— Vas-y, ordonne-t-il en me poussant dedans.

Mon cœur bat la chamade. Est-ce un nouveau piège ? Une autre chambre des tortures ? J’ai peur, mais je n’ai pas le choix : il est juste derrière moi, immense et maléfique, à guetter la moindre réaction de désobéissance. Je dois avancer. Une lueur apparait, flottant dans l’obscurité. Elle me suit tout le long. Et au bout de quelques dizaines de secondes à peine, je débouche sur l’autre pièce. L’endroit qui se sert de laboratoire, qu’il appelle « la serre ».

Il peut s’y rendre à tout moment, quand il veut. Aussi silencieusement que la mort. Pendant que je dors.

Je réprime un frisson et commence à chercher dans la multitude de flacons. Il n’y a aucun produit que je connais, ici.

Une trousse kaki marquée du signe médical atterrit devant moi.

— Tiens. Sers-toi de ça. Tu ne sais pas encore identifier notre pharmacopée, mais moi, je ne comprends rien à vos produits adannath. Je compte sur toi pour m’expliquer.

Je me baisse et ouvre le sac. Ce sont des fournitures militaires, en parfait état. De quoi pratiquer les premiers soins, et un peu au-delà. Je reconnais le sigle de la milice sur le revers. En comprenant où il a dû ramasser ça, je serre les poings.

Sa voix rauque sort de l’ombre.

— Un problème ?

Reprends-toi. Ne lui montre pas ta colère, ne lui montre pas ta peur. Cache ta haine.

— Il faudra plus que ça, murmuré-je en prenant un paquet de compresses.

En deux gestes graciles, il se détache des ténèbres du couloir. Il me regarde faire, adossé contre le coin de la porte. Une mèche noire de jais pointe à l’extérieur de la capuche, et son manteau mal boutonné laisse voir les arabesques agressives d’un tatouage hérétique.

— On te fournira ce qu’il faut. Tu n’auras qu’à me dire.

Cette fois, je me redresse. Ce qu’il est en train d’insinuer...

— Vous comptez attaquer d’autres colonies ?

— Je peux aussi les acheter. La vente des aslith nous rapportera beaucoup d’argent.

La vente. De mes compatriotes, comme de simples têtes de bétail cloné. Toutes ces vies, écrasées sous le mépris et la cruauté.

Reprends-toi. Respire. Focus. N’oublie pas ton objectif. Tu dois rester en vie. Pour elle.

— À ce propos... ma sœur a été capturée sur Eden avec moi. Est-ce que vous pouvez me dire si... si elle est toujours en vie ?

Je n’ai pas osé lui demander autre chose, même s’il faudra bien que j’affronte la vérité un jour.

Tamyan porte la griffe acérée de son ongle à ses lèvres. Si ce n’était pas une bête sans âme à forme plus ou moins humaine, il aurait presque l’air coupable.

— Ta sœur ? dit-il en mordillant son ongle. Comment veux-tu que je le sache... Plusieurs milliers d’entre vous ont été raflés.

Je prends une grande inspiration, m’efforce de maîtriser ma voix.

— Elle est... très jolie... jeune... fertile. Avec les cheveux roux. Vous ne pouvez pas la rater...

Tamyan décroise les bras. Les recroise. Tapote ses griffes noires sur son menton.

Mhm.

Cette espèce de moue perplexe, c’est tout ce qu’il me répond.

Enfoiré d’ylfe de merde. Tu vas me répondre, oui ?

— S’il vous plaît... Juste me dire si... elle est encore en vie... ?

Si elle a été violée et torturée par des monstres comme toi.

— Si elle est belle, jeune et fertile comme tu le prétends, oui, elle est encore en vie, répond-il avec humeur. Ce serait plutôt pour toi que je m’inquiéterai. Fais ton travail, et vite ! Ou je trouverai une autre affectation.

Sur cette menace, il disparait dans le couloir.

Je peux enfin respirer.

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