CHAPITRE III

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Votre manuscrit est à la fois bon et original, Malheureusement la partie qui est originale n’est pas bonne, et la partie qui est bonne n’est pas originale.

Samuel Johnson, Éditeur anglais du XVIIIe


Le petit-déjeuner selon Marcy - Max et le reporting - Jouer les chevaliers servant peut nuire à votre emploi - Des dangers de l’humour au bureau - Douloureuse attente - Première et dernière sommation - Monsieur Georges Knubble et sa librairie - Rule, Britannia ! - Jonson & Marlowe - Corben Grigorian, un auteur éminent - Pension alimentaire, népotisme et manuscrits - Mauvais endroit, mauvais moment – Un combat inégal - Comment ruiner une vocation en trois minutes - Teresa gagne et perds.


Personne ne travaillait ce matin, aussi nos héros sans emploi eurent tout le temps de discuter de leurs projets.

- Le tout est de prendre un bon petit-déjeuner ! Fit Teresa.

- Entièrement d’accord sœurette, Approuva une Marcy déjà douchée et habillée d’un jogging alors que ses cadets traînaient encore en sous-vêtements.

Elle attaqua donc joyeusement : Deux œufs au bacon, trois toasts à la marmelade de citron, une belle saucisse grillée, une large portion de fromage frais aux fruits, deux pommes Pink Lady, un verre de jus de pamplemousse et une copieuse tasse d’Orange Pekoe ! C’était l’idée que Marcy se faisait du petit-déjeuner idéal, “Repas le plus essentiel de la journée” comme elle aimait à le rappeler maternellement aux jumeaux.

Plus sobrement, Max prit quatre toasts beurrés et un imposant mug de café frais. Teresa quant à elle dévora une brioche au sucre de la taille d’un chaton, la même dose de café que son frère plus un verre de jus d’orange. Marcy ne buvait du café qu’exceptionnellement au contraire des jumeaux dont la consommation mensuelle, si l’on en croit les mauvaises langues, soutenait à elle seule l’économie Colombienne.

- Tu ne nous à pas dit ce qui s’était passé avec ce bon Monsieur HiggelBottom ?

- Pas plus que tu n’as expliqué tes déboires chez le libraire !

Marcy croqua dans sa saucisse, but une gorgée de jus de fruit avant de se décider à arbitrer la discussion : “A toi de commencer Max". Teresa, vaguement vexée, se renfrogna quelque peu tout en se réjouissant par avance de l’histoire !

- Hé bien, cela a commencé avant-hier, en début d’après-midi !

Max et une de ses collègues, plus expérimentée mais moins à l’aise avec l’informatique, travaillaient de concert sur le bouclage mensuel des positions de travail : en gros il s’agissait de faire correspondre le fichier local qui répertoriait l’ensemble du personnel de la filiale ou il travaillait avec celui mensuellement émis par le siège de la société, avant de le faire valider par le DRH.

Bien évidemment, sinon cela n’aurait pas été drôle, les données ne concordaient jamais ; c’est là que Max et sa collègue intervenaient et apportaient les rectifications nécessaires. Dis comme cela l’opération paraît facile - on appelle ça un reporting en jargon des ressources humaines - mais dans les faits, c’est un casse-tête car il faut inspecter les positions de travail service par service et… Bref, sans vous assommer de détails, c’est long, compliqué et enquiquinant au possible.

Florence, ladite collègue, n'était vraiment pas en forme et Max eut beaucoup de peine à se dépatouiller avec un fichier particulièrement récalcitrant ce jour-là. Ledit fichier devant (bien évidemment) partir impérativement avant la fermeture du service.

Ce cafouillage inquiéta le vénérable M. HiggelBottom, leur supérieur, qui demanda courtoisement mais fermentent une explication en règle. Max pris de cours, bafouilla quelque peu et l’aimable Florence évoqua une indisposition, conséquence d’une maladie particulièrement grave contractée dans son enfance et qui refaisait surface de temps à autre, et ce aux plus mauvais moments bien entendu.

Peu enclin en ce moment à la compassion, le chef de service déclara que lui aussi avait été fort souffrant dans son enfance mais qu’il n’en faisait pas toute une affaire !

Pris d’un accès d’audace comme en ont parfois les timides, notre Max, dans un élan de solidarité et jouant maladroitement les Don Quichotte laissa échapper un : “hum, c’est vrai qu’il y a de ces maladies dont on reste idiot si l’on n’en meurt pas” suffisamment haut pour que l’intéressé l’entende.

Seulement, lorsque l’on est stagiaire au service du personnel d’une grande entreprise, endosser le rôle du chevalier à la triste figure, même pour le panache, ce n’est pas sans risque ! Surtout si le moulin à vent que vous chargez n’est autre que M. HiggelBottom, homme d’expérience, habitué à gérer du personnel, particulièrement à cheval sur la hiérarchie et donc fort peu enclin à encaisser une pique de la part d’un blanc-bec du calibre de Maxwell Green sans réagir ! Or, curieusement, il n’y eut pas de réaction…

À ce moment du récit, Marcy regarda son frère d’un air stupéfait, ses grands yeux bleus exprimant à la fois une grande surprise mêlée d’effroi, puis une immense dose de compassion, un peu comme le regarda sa collègue Florence après que les mots eurent irréparablement franchi ses lèvres.

Plus prosaïquement, Teresa exprima son soutien en s’étouffant bruyamment avec son jus d’orange, dans une imitation particulièrement réussite de l’agonie du dragon Malificent à la fin du film “La Belle au bois Dormant” de Disney. Fort heureusement, le violent jet d’agrume manqua Max (mais de peu) évitant au pauvre garçon une humiliation supplémentaire.

- Max, te rends-tu compte que tu aurais pu te faire virer ! Fit Marcy, inhabituellement inquiète.

- Co… Comment t’en est tu sorti ? Bafouilla Teresa tout en s’essuyant les lèvres.

S’étant assuré que sa jumelle était à cours de munitions, il poursuivit :

Non, la foudre ne s’abattit pas, le sol ne s’ouvrit pas pour l’engloutir, aucune tornade vengeresse ne le balaya aux quatre vents et Monsieur HiggelBottom regagna tranquillement son bureau.

Un instant il pensa qu’il ne l’avait peut-être pas entendu mais, très honnêtement, si le héros de La Machine à voyager dans le Temps s’était trouvé là avec son engin, Max aurait sauté dedans pour remonter quelques minutes plus tôt et administrer à son moi passé, sans autre forme de procès, une vigoureuse paire de claques histoire de lui apprendre à la fois la politesse et comment éviter de perdre stupidement son travail !

Mais la journée se passa sans autre incident et Max rejoignit ses pénates, pensif et inquiet comme peut l’être le monsieur qui vient de passer des examens et à qui le médecin déclare : “Ça y est, on a trouvé ce que vous avez, l’ami c’est… Zut ! Vous allez rire, ça m’est sorti de l’esprit ! Attendez… Je l’ai sur le bout de la langue, je crois que ça commence par un “S” et ça finit par un “A” , oui, en quatre lettres !

Le lendemain, quand l’infortuné s’assit à son bureau et commença son labeur, un Monsieur HiggelBottom plutôt souriant vint prendre place près de lui :

- Monsieur Green !

– Mmm… Oui ?

– Très drôle votre petite blague d’hier, vraiment !

– Heu…

- Bien ! Vous comprenez donc que, si jamais, par hasard, vous aviez quelques envies de récidiver… Dois-je continuer ?

Max eut envie de dire quelque chose mais il avait l’impression de revivre la scène de Star Wars, lorsque Darth Vader exprime à sa manière inimitable le léger agacement que lui inspire un de ses subordonnés. Aucun son ne put sortir de son gosier, instantanément transformé en corde à nœud par le lourd regard gris acier de son supérieur.

– Parfait, nous sommes donc d’accord et bien d’accord. Bonne continuation ! Et n’oubliez pas, votre évaluation à lieu dans trois semaines et j’y veillerais personnellement.

Tranquillement, il regagna son bureau, s’installa et ouvrit son journal le plus calmement du monde. Max attendit que ses jambes eussent fini de vibrer comme des ressorts et, après s’être assuré que M. HiggelBottom avait bien le nez dans ses dossiers, fila vers la cafetière du service pour s’octroyer une ration de Lavazza prompte à réveiller un mort.

Teresa lui tapota gentiment la main : “Toutes mes condoléances ! Contente de t’avoir connue, frérot”

– Très drôle vieille branche ! Et si tu nous disais ce qui se passe entre toi et le libraire, tu faisais une de ces têtes hier !

– Donc à toi d’être sur le gril, ma grande ! Ajouta Marcy, moqueuse.

“Bien, si vous y tenez” Anticipant un possible manque de carburant pour son récit, l’intéressée se versa prestement un autre mug de café, précaution aussitôt suivie par son frère.

Monsieur Georges Knubble, le principal libraire de la ville (et par conséquent le seul) homme jovial, mais sans exubérance, accueillait toujours ses clients avec un bon mot, demandant des nouvelles de la famille, si les épreuves du bac s’étaient bien passées ou encore présentait les dernières éditions avec le sourire de connaisseur du caviste qui dévoile de grands crus à ses meilleurs clients, essuyant compulsivement ses lunettes toutes les deux minutes, un sourire amical sur son noble visage noir.

Peu marqué par le tournant de la cinquantaine si ce n’est une barbe poivre et sel toujours impeccablement taillée et quelques rides aux coins des yeux, son allure vive et souple laissait penser qu’il avait dû faire beaucoup de sport dans sa jeunesse et certainement avec succès. Toujours vêtu d’un polo Lacoste et d’un pantalon de lin assorti, il régnait sur sa vaste librairie qui, si elle n’était certes pas de l’envergure de Shakespeare & Co, apparaissait à Teresa et à la petite Lucy comme un endroit aussi merveilleux que la caverne d’Ali Baba, Le temple du roi Salomon et le Xanadu de Charles Foster Kane réunis !

Pour la petite histoire Georges Knubble qui avait autant le sens de l’humour que celui de la littérature avait appelé, non sans malice, sa librairie Jonson & Marlowe. Teresa, toujours cuistre, ne manquait jamais d’expliquer aux clients - qu’ils le souhaitent ou pas — que c’était un clin d’œil historique sur le fait que Ben Jonson et Christopher Marlowe, exacts contemporains de Shakespeare, étaient régulièrement soupçonnées l’un comme l’autre d’avoir écrit bon nombre des pièces de ce dernier.

Comme beaucoup de gens qui demeuraient à S* et ses environs, M. Knubble était d’origine britannique. Parti de Kingston, il était venu étudier à Nice dans sa jeunesse, avant d’entrer comme vacataire à l’université, section littérature, puis de quitter le monde l’enseignement pour ouvrir sa librairie dix ans plus tôt.

Les parents de nos héros sans emploi avaient suivi un itinéraire un peu semblable, passant leurs vacances sur la french riviera dès leur prime jeunesse, ils avaient fini comme bon nombre de leurs compatriotes par s’y établir, certains dynamisant fortement à l’économie locale par leurs emplois, d’autres étant juste plus désireux d’une retraite paisible, à l‘image de Monsieur Wordsmith.

Il était presque courant d’entendre plus souvent l’anglais que le français dans la rue ou chez les commerçants et une indéniable atmosphère de fair-play ajoutait une note de cordialité et de courtoisie entre les habitants du cru qui faisait pour beaucoup au charme de l’endroit.

Tout ce monde contribuait donc à faire de la bourgade de S* une véritable petite enclave de la couronne britannique. Enfin en exceptant les sœurs Mackenzie qui, en dignes représentantes des Highland, ont quelquefois du mal avec la suprématie Anglaise et sans compter le curieux melting-pot familial de Star qui prenait ses sources depuis l’Irlande.

Ceci étant dit, Monsieur Knubble et Teresa semblaient liés par un curieux pacte d’appauvrissement mutuel : Peu au fait de l’informatique, Georges s’était laissé convaincre par Teresa de la laisser créer un blog ou elle présenterait les dernières éditions et assurerait la promotion de la librairie, moyennant une modeste rétribution (âprement négocié) Elle empruntait les livres à critiquer, et en général la majeure partie sa solde était vite engloutie en livres d’occasions.

Teresa avait donc une ardoise conséquente, pompeusement rebaptisée “compte de frais de fonctionnement” par l’intéressée qui souvent se faisait un peu tirer l’oreille au moment des comptes. Malgré cela, elle arrivait pourtant à garder un solde positif et contribuait donc dans sa mesure au budget des Green.

Ce matin-là, Teresa était venue rendre et emprunter de nouveaux livres tout en méditant sur les arguments qui persuaderaient M. Knubble d’ajouter un bonus à sa rémunération habituelle. Il n’y avait pas grand monde, les estivants préférant visiblement le sable chaud des plages aux rayonnages bourrés de bouquins divers et variés de Georges Knubble, hormis une jeune femme blonde qui fouinait dans une pile de magazines, un homme plus âgé qui semblait s’intéresser au rayon des guides touristiques et bien sûr le maître des lieux qui déballait un carton de livres d’occasions.

Curieusement le bonhomme qui venait de prendre un guide de la région et commençait à le feuilleter d’un œil sûr lui rappelait quelque chose, un étrange sentiment de déjà-vu… Se rapprochant de Georges elle le salua et, tout en lui remettant les livres, ne put s’empêcher de lui demander : “heu, dites-moi Georges ce monsieur entre le rayon des romans policiers et celui des biographies, il ne vous rappelle rien ? "

- Je crois que c’est l’auteur de romans policier Corben Grigorian, fit Monsieur Knubble à voix basse, je pense qu’il cherche un peu de documentation sur la région, mais…

Avant même de finir sa phrase, Georges sut qu’il aurait mieux fait de se taire: les yeux bleus de Teresa se dilatèrent comme si on l’avait aspergée d’atropine. Se trouver dans le même espace qu’un écrivain confirmé l’avait transformé illico en pile électrique, ce qui était hélas prévisible. Il n’eut pas le temps d’ajouter quoi que ce soit, Teresa s’était déjà mise en arrêt, quelque peu ingénument, devant le dénommé Grigorian.

Ce dernier n’avait certes pas la stature littéraire d’un James Joyce ou d’un Faulkner, il faudrait plutôt chercher du côté d’un Chandler ou d’un David Goodis dans son cas, mais c’était un écrivain professionnel et chevronné, tout à fait le genre de spécimen qu’une Teresa Green ne peut s’empêcher d’approcher.

Mais voilà, approcher les animaux littéraires, quelle que soit leur envergure, n’est pas un exercice totalement sans difficultés.

Corben Grigorian écrivait principalement des romans policiers: Allant du roman noir, dur et poisseux à la Frank Miller, au polar suburbain mettant en scène ses thèmes favoris : les milieux interlopes de la rue, de la nuit et les no man’s land des citées où chacun est à la fois victime et gangster, le tout sur fond de drogue, argent facile et misère crasse.

Tout un programme et il faut dire que le bonhomme avait non seulement la plume mais aussi la tête de l’emploi : une dégaine à la Richard Bohringer dans le film Une époque formidable. Peu causant, mais impératif et le verbe haut, avec une voix grave, lente et rocailleuse que seule la consommation assidue de bons whiskies et de nombreux cigares peuvent vous donner.

En un mot comme en cent l’exemple type de l’écrivain qui a largement roulé sa bosse, enduré des coups durs et consommé plus de vache enragée que la plupart de ses concitoyens. Bref le CV idéal pour ceux qui font profession de connaître “la vraie vie” sur le bout du stylo, donc de facto l’exact opposé littéraire de Teresa.

Ce que notre Faulkner en herbe ignorait, c’est que le sieur Grigorian avait en ce moment divers problèmes personnels à régler, le premier étant la pension alimentaire de son ex-femme. De plus un litige avec son éditeur habituel, qui avait la carapace aussi dure que sa précédente épouse, avait non seulement raboté ses droits d’auteur mais le faisait hériter d’un livre de commande.

Et Corben Grigorian détestait ce genre de boulot, même s’il était rémunérateur. Pondre un bouquin d’après un manuscrit aussi plat, stupide, bancal et mal fichu était une gageure. Mais dans la mesure où ledit scénario qui sortait tout droit de l’imagination d’un des neveux préféré de son présent éditeur devait impérativement, à défaut d’être rentable, du moins éviter le lynchage par la critique, là ça virait au cauchemar.

Est-il superflu dans ces conditions d’ajouter que ledit neveu, qui se piquait d’écriture, n’aurait même pas été fichu d’aligner deux phrases cohérentes sur le thème Une journée au zoo et considérait les blagues dans les emballages de chewing-gum comme le nec plus ultra de l’humour. Cerise sur le gâteau, l’histoire devait obligatoirement se passer sans la région et impliquer “la haute société”, autre lubie du Molière raté qui venait de découvrir Agatha Christie.

On était donc à des années-lumière des thèmes majeurs de Grigorian qui non seulement se trouvait avec ce pensum sur les bras mais se voyait retardé dans son dernier roman qui n’avançait guère. Il se préoccupait donc que d’une part son nom n’apparaisse jamais sur la couverture de ce Frankenstein littéraire et de l’autre de trouver au plus vite un nouvel éditeur. S’il était donc ce matin si loin de ses pénates c’était par pure conscience professionnelle et il était rentré plus ou moins par hasard dans la librairie de Georges pour chercher un peu de documentation sur la région uniquement parce qu’il y avait un café potable juste à côté.

– Hum… Monsieur Grigorian, Corben Grigorian ? Murmura une Teresa tout aussi charmeuse qu’inconsciente du péril qui la guettait

L’intéressé se tourna vers la jeune fille, la scruta rapidement, un peu surpris

– Oui ?

– Hé bien… Vos derniers livres “Requiem pour une endive” et “La saucisse était dans le poulailler” étaient très sombres, emplis de l’absurdité de la condition humaine, biens qu’ils n’atteignent pas le nihilisme de votre recueil “Nos Cœurs noirs, brûlés comme des tartines” qui est une réelle dénonciation du cri de désespoir de la jeunesse et de nos jungles urbaines. Mais…

Grigorian ne savait pas trop que penser de cette supposée admiratrice :

1. Bon point : au moins elle connaissait ses livres.

2. Mauvais points : elle triballait un très gros feuillet de pages imprimées, griffonnées, raturés et ses yeux bleus brillaient de la lueur fébrile et mouvante qui d’ordinaire n’est l’apanage que des illuminés mystiques, des grands criminels, des politiciens en campagne ou bien encore les écrivains amateurs devant une de leurs idoles.

- Content que mes bouquins te plaisent, petite, et donc tu es ?

– Teresa, Teresa Green ! Je… Je mentirais en disant que je suis votre plus grande admiratrice, mais voyez-vous, même si le roman noir n’est pas ce que je préfère, votre style est à la fois cru, percutant et en même temps si…

– Authentique et personnel ?

– Tout à fait, c’est ça !

Première gaffe de Teresa qui, même si elle avait fait preuve d’honnêteté, tomba tête baissée dans le panneau : dire à un écrivain que son style est “Authentique et personnel” relève non seulement de l’enfonçage de porte ouverte mais en plus montre que coté analyse stylistique, on n’a pas vraiment dépassé l’école primaire.

Toujours est-il que sous le coup d’une émotion certaine (Elle n’ayant encore jamais parlé à un vrai professionnel, imaginez donc ce qui se serait passé si jamais elle avait croisé Pat Conroy) Notre George Sand du pauvre commença à s’enliser sans que son interlocuteur puisse se décider entre lui tendre une main secourable ou assister, impassible, au désastre.

Teresa fit d’elle-même pencher la balance lors que, après quelques éloges maladroits, elle commença à feuilleter ostensiblement son paquet de pages griffonnées avant de le tendre doucement, l’œil humide, vers un Corben Grigorian qui d’une part ne lui avait rien demandé et était plus habitué à faire des dédicaces qu’à étudier la prose d’une novice.

Il s’assura de soupirer suffisamment fort pour qu’elle l’entende, avant de souffler, glacial : “Je suppose que tu ne me lâcheras pas tant que je n’aurais pas jeté un œil là-dessus, hein, Amanda”

- Heu… C’est Teresa ! Et c’est juste quelques lignes, une esquisse, un peu dans la veine d’Agatha Christie mais avec un petit côté nonsense à la S.J. Perleman et puis…

Déjà agacé par ce cocktail littéraire très improbable, il feuilleta en diagonale et d’un œil averti ce qui semblait une préface et un début de chapitre, puis la mine assombrie, donna sans lever les yeux son avis sur ce poulet prétentieux :

– Dis, Julietta, côté policier, Christie c’était sympa il y a encore trente ans, mais c’est plus qu’artificiel. Et là, ce n’est même pas elle que tu imites, mais tout juste Ariadne Oliver, sa caricature.

Et côté humour, tu crois sérieusement qu’il suffit d’écrire “Cette énigme était plus opaque que la fumée de la pipe de Sherlock Holmes” pour faire du Perleman ou du Allen, hein ? Non, ou alors c’est que tu vises du côté des Trois Stooges, sans blague, tu es plutôt Larry ou Moe !

Pour terminer, tu es au courant que depuis Jane Austen ou Charlotte Brontë un peu d’eau a coulé sous les ponts et que maintenant ce n’est plus la campagne le lieu des grandes passions ? Laisse ça à L’Amour est dans le pré”.

Cette triple salve, aussi violente d’inattendue, atteignit l’USS Teresa Green juste au niveau de la ligne de flottaison. Elle déglutit, fronça les sourcils “Dites, d’abord c’est Teresa ! Et si je reconnais que je débute, je vous assure que…

- Et cette manie des citations et des incipit, il y en a autant que de ta prose ! Ôte-moi d’un doute, tous les types que tu cites, tu as au moins lu un peu de ce qu’ils écrivent ou alors tu pioches au hasard ? J’ose imaginer que tu as au moins un dictionnaire de rimes en plus de la dizaine de dictionnaires de citations que tu dois te coltiner, juste au cas où tu veuilles tâter de la poésie, je me trompe Paola ?

- Hé, C’est T.E.R.E.S.A ! Écoutez, je pense que…

– Bon, continue à écrire si ça t’amuse ou si ça te défoule, mais au moins arrête de te prendre pour ce que tu n’es pas ! Il suffit de te regarder cinq minutes pour comprendre que tu passes ton temps le nez dans les bouquins : Et au final, quand tu t’exclames toute contente “Wow, quelle bonne idée” ou “Çà, c’est une super réplique”, tu ne te rends même pas compte que tu viens de tout piquer à un autre.

Sérieusement la littérature, c’est de la vie : Ça bouge et palpite comme du sang chaud, Ça respire ! Toi tu te contentes de respirer la poussière de vieux bouqu: tu crois écrire alors qu’au mieux, tu ne fais que tousser ! Bon sang, utilise un peu tes tripes et moins ta caboche, vit non de non ! Et demande à ton petit copain de te sortir un peu de ton trou !

– Je… S’étrangla Teresa

Corben lui rendit son tas de papier et, se dirigeant vers la porte, lâcha avant de sortir : “Dernier conseil, Matilda, achète-toi au moins une paire de godasses ! Comme ça, il y aura peut-être un peu plus de chance pour qu’on se souvienne de toi pour ce que tu écris plutôt que parce que tu te balades pieds nus à longueur de journée”.

- TERESA ! Hurla-elle.

Peine perdue, les deux dernières torpilles du porte-avions Corben Grigorian envoyèrent par le fond la corvette Teresa Green, qui demeura sur place. Tremblante de rage et partagée entre l’envie de disparaître dans le premier trou de souris disponible et celle de courir enfoncer son paquet de feuilles dans la gorge du plumitif jusqu’à la dernière page !

- Wow ! Fit simplement Marcy

- Je crois que tu gagnes haut la main ma grande ! Ajouta Max en lui passant une main affectueuse sur l’épaule, après tout Marcy et moi avons juste risqué de perdre notre travail, toi tu y as carrément laissé ta dignité !

- Et aussi mes illusions ! Ajouta Teresa, vaincue, qui s’affala sur la table, le nez dans sa tasse vide.

– Pas facile la vie en société, hein ? Conclus Marcy.

– Tu parles, Punzie, Hobbes avait raison !

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