CHAPITRE II

20 minutes de lecture

Ne prenez jamais la vie trop au sérieux : de toute façon vous n’en sortirez pas vivant !

Elbert Green Hubbard


Du travail et de ses soucis - Une grande sœur inquiète - Pâtisseries, chaussettes et autres mauvais signes - Câlin thérapie selon Marcy - Soucis du jour – Un choc biblique - Miss Salisbury et les ordinateurs - D’une erreur funeste et de ses conséquences - Crime et châtiment - Que faire quand on ne sait que lire - Désillusion artistiques - Quand la culture vous exaspère - De la réalité et de ses inconvénients - Une cible toute désignée - Perversité d’une jumelle – De Joyce comme moyen de rétorsion - Punzie ne se laisse pas faire - Méthode éprouvée en cas de conflits fraternels - La nouvelle conquête de Star - Moralité : ne jamais arriver à l’improviste - Conduite à tenir envers les apparitions de célébrités défuntes - Le réveil selon Marcy et Teresa - Besoins de vacances.


"Encore une fois et… Vous avez compris, Green ! " Max commençait à avoir une migraine conséquente : M. HiggelBottom, son supérieur hiérarchique direct n’était certes pas un tyran mais avait un sens très aigu de la hiérarchie et, s’il ne dédaignait pas l’humour, en faire à ses dépens, même pour soutenir une collègue, était dans sa situation à peu près équivalent à jouer à la roulette russe avec toutes les balles dans le barillet.

De toute façon, son contrat se terminait à la fin du mois et il se consola en pensant que M. HiggelBottom se trouvera sans mal un nouveau stagiaire à tarabuster. Content de rentrer chez lui, il traversa le petit jardin et poussa la porte d'entrée. Il faisait un peu froid pour la saison mais dans le couloir une délicieuse odeur de pain d’épice et de biscuits lui redonna un peu de confiance en lui, à défaut d'en avoir pour l'humanité, surtout quand l'humanité se présentait sous la forme de M. HiggelBottom.

Marcy s'était donc mise à faire de la pâtisserie, ce qui augurait une chaleureuse soirée. Max posa sa veste sur le bas de la rampe d'escalier, se débarrassa de ses mocassins en les fourrant comme d'habitude sous le buffet et se laissa envahir par l'odeur réconfortante de cannelle, de gingembre et de vanille qui s'échappait de la cuisine.

Sa sœur l'aperçu au seuil du salon et s'approcha. Apparemment, il devait être en une bien piètre condition car elle l’examina avec une minutie quelque peu inquiète. Il se redressa un peu jusqu'à ce que son regard croise celui de Marcy, qui le dépassait largement d'une bonne tête : "Mon pauvre Max, tu as vraiment mauvaise mine. Je crois que ce travail ne te réussit pas" Elle lui posa maternellement une main sur le front “heureusement, tu n’as pas de fièvre. Je pense qu'une bonne tasse de thé devrait arranger un peu les choses : Ceylan, Orange ou Earl Grey ?

- Je ne serai pas contre une tasse de Darjeeling, sans sucre s’il te plaît !

– Pareil pour moi ! Fit Teresa qui se trouvait dans le salon, et avec du citron.

Max rejoignit cette dernière, assise en tailleur sur le canapé et emmitouflée dans un de ses habituels sweat-shirts informes, curieusement assorti à ses chaussettes rayées rouges et vertes.

Plus surpris de voir sa jumelle avec quoi que ce soit aux pieds que par ce choix de couleur quelque peu déroutant, il décida de monter le chauffage et proposa même d’allumer le poêle. Au vu du sourire satisfait de Teresa, il se dirigea vers le cellier et revint avec deux fagots de bûchettes pour le feu.


Le thé fumait déjà dans la lourde théière de fonte et Marcy, devançant les attentes de ses cadets, annonça que les biscuits seraient prêts dans une dizaine de minutes.

Curieusement cette chaleureuse ambiance familiale l’inquiéta un tantinet : En général lorsque Marcy se lançait dans la confection de pain d’épice, biscuits au gingembre et autres Butterbredele, cela signifiait que quelque chose la tracassait suffisamment pour que la pâtisserie, soupape de sûreté mentale de l’aînée des Green supplante le sport, son exutoire habituel.

Quant aux chaussettes particulièrement hideuses de Teresa, elles n’auguraient rien de bon non plus, tout comme son sweat-shirt largement plus informe que ceux qui constituaient l’essentiel de sa garde-robe : La dernière fois que la jeune fille s’était attifée de la sorte elle avait treize ans et c’était aux funérailles de M. Peabody, son hamster préféré où sa lecture d’un extrait de l’In Memoriam de Tennyson avait ému jusqu’aux larmes quelques pieuses vieillies personnes particulièrement sensibles de son entourage.

Le temps de ces quelques réflexions, le bois se consumait dans le poêle en braises satisfaisantes. Max achevait de régler le tirage lorsque Marcy revint dans le salon avec un plateau chargé de pâtisserie des plus appétissantes et il se retourna juste à temps pour voir les affreuses chaussettes rayées voler en travers de la pièce pour venir orner le ficus près du mur opposé, signe évident que Teresa était à nouveau dans sa zone de confort.

Le poêle ronflait généreusement à présent et il s'affala à côté de sa jumelle, qui tourna alors vers lui de grands yeux en amandes pleins de compassion : "Mauvaise journée, mon vieux ?"

Sa migraine lui fournit une réponse suffisante s'il s'en fallait. Marcy, qui venait de s'asseoir à leur côté, versa une généreuse tasse de thé à chacun. Max repensa à son travail, à M. HiggelBottom et au reste.

En proie à une lassitude morale bien compréhensible, il demanda à Teresa si elle pouvait lui apporter une aspirine et se laissa glisser en arrière, juste assez pour que sa tête repose contre la confortable poitrine de Marcy. Celle-ci lui frotta affectueusement l'épaule en retour.

C’était une méthode dûment éprouvée par Marcy : En général, pour réconforter cette pauvre âme en peine, elle posait une main douce mais ferme sur son épaule, jaugeant ainsi de l’état d’abattement du patient, puis le serrait chaleureusement dans ses bras. Max poussait alors un soupir de soulagement, soupir qui évoquait quelque peu le sifflement d’une bouilloire sous pression, avant de poser sa tête contre l’opulent giron de son aînée. Marcy prolongeait ce câlin salvateur jusqu’à ce qu’elle constate que l’intéressé a recouvré un minimum acceptable de joie de vivre.

Marcy complétait en général le traitement par un baiser affectueux et encourageant sur le front du patient. Ce dernier, rasséréné, plaisantait souvent en affirmant que les câlins qu’administrait Marcy devraient être, au vu de leur efficacité, remboursés par la Sécurité sociale. Ce à quoi Teresa, toujours sarcastique, rétorquait en objectant que si ce remboursement devait être directement indexé sur le volume de la poitrine de Marcy, le système de santé s’effondrerait au bout de deux ou trois traitements.

Ce genre de commentaire, typique de Teresa, aboutissait en général à un échange de remarques peu amènes entre les deux sœurs et concernant principalement leurs plastiques respectives, Marcy affirmant en toute bonne foi que ces propos étaient la preuve d’une évidente jalousie, Max de son côté s’éclipsait en vitesse.

Ceci dit et même si cela lui coûtait quelque peu de le reconnaître, Teresa n’hésitait pas à profiter elle aussi de cette douce thérapie en cas de coup de cafard. En prime, Marcy qui la connaissait par cœur, lui gratouillait affectueusement la tête, ce qui avait pour résultat spectaculaire de la faire ronronner comme un chaton au soleil. Max usait également de cette amusante faiblesse lorsque Teresa rechignait à lui prêter un de ses livres ou qu’elle se montrait plus casse-pieds que d’habitude. En général c’était imparable et tout le monde y trouvait son compte.


Tous trois burent en silence leur première tasse de thé avant de soupirer à l’unisson, puis Teresa se jeta sur un muffin avant de s’exclamer à la cantonade : “Visiblement, on a tous passé un mauvais moment ! Alors, qui commence ?

- Miss Salisbury, souffla pesamment Marcy.

- M. HiggelBottom, renchérit Max.

- Georges Knubble, acheva Teresa.

- Encore des soucis avec le libraire ? Demanda-il soucieux, ne me dit pas qu’il t’a demandé de régler ta note ? Max oscillait entre une inquiétude légitime vis-à-vis des déboires financiers de sa jumelle et une inquiétude non moins légitime d’avoir à régler la note du libraire sur ses propres deniers.

- Non mon vieux, juste un énième refus. Enfin, c’est un peu compliqué, je vous expliquerais tout ça plus tard !

Elle chipa trois biscuits et commença à laper sa tasse de thé d’une manière assez comique.

- Comme tu veux ! Et toi Marcy ?

- Hé bien disons que Miss Salisbury et moi avons eu un hum- désaccord sur le classement des dossiers de M. Wordsmith !

– Raconte-nous toute l’affaire, Punzie ! S’écria Teresa, tout d’un coup alléchée par le futur récit des déboires de son aînée.

– Ça ne peut pas être pire que mon problème au bureau, ajouta Max qui se voulait rassurant.

Max imagina un instant l’affrontement titanesque entre Miss Salisbury, un mètre soixante-cinq et à peine cinquante kilos, manteau d’hiver et bottines comprises et Marcy, du haut de son mètre quatre-vingt-dix et accusant quatre-vingts kilos à la pesée.

Certes, dans un épisode assez fameux de l’Ancien Testament, le jeune berger David ratatine promptement le géant Goliath d’un coup de fronde, tout ça avant de devenir roi, acteur de la vengeance divine et tout le tremblement… Du moins si l’on en croit ce que raconte le livre de Samuel. Mais pour ce que Max en savait Miss Salisbury, la très aimable quoique fort stricte secrétaire de Monsieur Wordsmith, n’avait probablement pas l’envergure biblique requise et ne pouvait donc guère s’offrir ce luxe.

Elle ne régnait du reste que sur les très nombreux dossiers et archives de son employeur, ce qui manquait la aussi singulièrement de souffle mythique et n’avait donc rien d’exaltant à ses yeux !


Marcy engloutit un muffin et un bredele, vida sa tasse de Darjeeling encore chaud pour faire passer le tout et attaqua son récit :

En tout état de cause le problème était venu d’une étourderie ! D’ordinaire fort consciencieuse, Marcy se trompa dans le format du nom de sauvegarde relatif à une partie de l’imposante masse de données que générait son travail, format dûment codifié par le protocole de sauvegarde et classement établi bien évidemment par Miss Salisbury.

Et si cette dernière reconnaissait volontiers l’efficacité des ordinateurs, elle ne voulait pour rien au monde avoir à faire directement avec ces machines, souris et logiciels compris qui selon elle, outre le fait qu’ils appartenaient à un temps radicalement diffèrent du sien, n’avait “ni tact, ni civilité, ni la moindre trace de bonne éducation… (sic).

Ses protocoles de classement et de mises en fiches étaient notés tous de sa main sur une série de carnets dans une calligraphie résolument impeccable. La seule exception était l’usage d’une ancienne mais robuste machine à écrire, une vénérable Underwood mécanique, maniaquement entretenue comme peut l’être une coûteuse voiture de collection par une longue tradition familiale ou plutôt dans le cas présent comme une précieuse relique transmise de générations de secrétaire en générations de secrétaires selon quelque rituel aussi obscur qu’immémorial…

C’est ce point très particulier du caractère de Miss Salisbury qui avait amené ce cher Monsieur Wordsmith à employer Marcy comme secrétaire adjointe : la jeune fille avait une familiarité naturelle vis-à-vis des ordinateurs et un sérieux qui l’avait convaincu d’emblée.

Mais ce jour-là elle commit une erreur et les précieuses données furent certes sauvegardées mais chamboulèrent le classement quelque peu monomaniaque de la dévouée secrétaire : le ton monta et Miss Salisbury tança vertement la coupable sans toutefois se départir d’une parfaite correction, fruit d’une éducation aussi britannique qu’irréprochable.

Marcy eu beau faire valoir que cette erreur (au demeurant l’équivalent de changer un + par un - dans une équation d’une centaine de termes) pouvait certes avoir des conséquences funestes si, par exemple, elle concernait le calcul de la fenêtre de lancement d’une sonde spatiale vers Jupiter mais dans le cas présent les dommages demeuraient somme toute limités.

Peine perdue, la dévouée gardienne du temple des archives lui démontra sans faillir que son système de classement – peaufiné depuis deux décennies — ne souffrait pas plus l’erreur que n’importe quel programme d’exploration à destination du système jovien.

Cet argumentaire dithyrambique enfla au fur et à mesure de la discussion et l’infortunée Marcy endura, stoïque, la tempête Salisbury.

Un instant, elle eut la tentation fugace d’empoigner la véhémente vieille fille par le col pour la suspendre d’une seule main au portemanteau de l’entrée avant de claquer la porte (ce qui était parfaitement dans ses capacités physiques) Mais notre héroïne, fondamentalement pacifique, demeura fidèle à son code de conduite personnel qui lui interdisait, entre autres, de brutaliser d’honnêtes et dévouées secrétaires, aussi acerbes fussent-elles !

Fort heureusement leur employeur, tout aussi soucieux d’équité que d’une tranquillité personnelle déjà largement entamée par ce chahut, trancha la discussion avec courtoisie et efficacité : Il rassura Miss Salisbury, promettant sur l’honneur, avec son tact coutumier que tout rentrerait dans l’ordre ce week-end et lui suggérant au passage qu’une visite chez sa sœur cadette, Miss Eleanor Dempsey secrétaire de son état chez un avocat d’affaire monégasque, lui ferait le plus grand bien.

Quelques tasses de thé plus tard une Miss Salisbury enfin apaisée quitta les lieux, se réjouissant d’une future discussion passionnante sur les arcanes du secrétariat avec sa cadette. Elle souhaita également une bonne fin de semaine à Marcy et ce sans sarcasme aucun : c’eût été un manque de fair-play intolérable !

Le calme retrouvé, Marcy eu aussi droit à une bonne tasse de thé mais, dura lex sed lex, Monsieur Wordsmith l’assigna avec son aimable et quelque peu paternaliste fermeté, à un week-end sans solde entièrement dédié à repérer et corriger l’erreur funeste.

- Pas mal ! Affirma Teresa en connaisseuse, c’est donc pour cela que l’on ne t’a pas vu ce week-end !

– Je croyais que tu avais une répétition, ajouta Max.

– Si seulement… Soupira la malheureuse Marcy, dépitée. Et toi, qu’as-tu donc fait pour t’attirer les foudres de l’honorable M. HiggelBottom ?

– Je crois que, moi aussi, je vous raconterai tout ça plus tard ! Je ne suis pas au mieux de ma forme et après ta prestation, mon récit partirait bien fade. Laisse-moi jusqu’à demain et on verra…

– Pareil pour moi, grommela Teresa, la bouche pleine de biscuits, je dois ménager mes effets.

– Vendu ! Conclus Marcy à nouveau souriante, Et maintenant profitons de notre thé… Hé, calme-toi sur les muffins, Teresa, tu commences à ressembler à un hamster !

En début de soirée, c’était clair, Max avait maintenant envie de mordre : Après ses soucis avec M. HiggelBottom et les déboires de Marcy, sans compter ce que leur réservait Teresa avec le libraire. C’était maintenant Les factures, les nombreux coups de téléphone de gens très désireux de lui proposer avec beaucoup d’insistance des choses dont il n’avait nul besoin et tout à l’avenant…

Il avait vainement tenté de chercher un peu de réconfort dans la lecture, Las : Umberto Eco lui paraissait hermétique, D’Ormesson trop verbeux, Eliot déprimant, Shelley tire larmes, Houellebecq écœurant à l’excès, Agatha Christie artificielle et Philip K Dick à vous rendre illico paranoïaque. Sans compter Woody Allen, son préféré, qui lui fichait de monstrueux complexes dès que lui Maxwell Green, essayait de se montrer drôle. Le fait qu’il fichait encore plus de complexes à Teresa le réconfortait un peu.


Il se mit à son carnet de croquis pour changer un peu mais rien ne venait non plus : un portrait sur lequel il travaillait depuis un moment devint en quelque coup de crayon un ramassis de traits incongrus qui, s’ils avaient pris naissances sous le geste expert de Picasso lui aurait assuré gîte et couvert pour le restant de ses jours, mais en l’espèce et signés Max Green cela sombrait directement dans le ridicule.

Puis il tenta un autre essai de portrait : S’inspirant d’une amusante photo de Teresa, prise un matin à l’improviste alors qu’elle paressait sur le canapé, courte vêtue et coiffée d’énormes couettes, dans une pose de gamine délicieusement régressive. Mais ses efforts pour imiter le style de Dean Yeagle, qu’il admirait, tournèrent court et au vu du résultat le papier finit en morceau dans la poubelle.

Après quelques cafés et toujours fulminant, il alluma la télévision qui ce soir proposait une émission littéraire : d’ordinaire c’était passionnant et Teresa et lui les appréciaient beaucoup. Mais ce coup-ci tous les invités, scientifiques et romanciers plein d’esprit et gorgés de culture, lui tapèrent rapidement sur le système étant donné cet amer constat sans appel : Tous ces gens distillaient plus d’intelligence, de culture et de finesse en une heure que lui en toute une vie !

Certes Max n’avait que 21 ans, mais à cet âge-là Dylan Thomas avait bouclé son œuvre majeure et Rimbaud tout laissé tomber après avoir fracassé la voûte poétique, seul le fait que ces deux poètes aient finis plus imbibés d’alcools divers et variés que la moyenne des éponges lui apparaissait comme une maigre consolation.

Un des invités, brillant botaniste, déclara qu’il ne lisait pas de romans car il considérait la réalité bien plus riche : La réalité, Max n’en était pas friand, il suffisait de passer un moment dans un bureau de Poste, d’offre d’emploi ou simplement de prendre les transports en commun pour contempler bon nombre de spécimens humains bien réels qui, à vue de nez, oscillaient généralement entre la Nuit des Morts vivants et L’opéra de Quat’ sous.

Donc pas de quoi pavoiser, sans compter les bars où Marcy le traînait parfois et qui semblaient sortir directement des ports mal famés décrits avec force détails dans Moby Dick et en moins pittoresque et plus crasseux !

Non la réalité c’était enquiquinant, sordide, mais malheureusement le seul endroit où on puisse boire un bon café, voire un bon steak si l’on en croit Woody Allen. Que voulez-vous faire avec ça ?

Peu à peu, son volcan intérieur commença à fulminer et la foudre à gronder, ce qui l’amena rapidement aux conclusions suivantes :

1. Boire six expressos dans l’après-midi n’était pas l’idée du siècle !

2. Trouver un exutoire, de préférence inoffensif et sans défense, se faisait pressant.

Première candidate : Teresa, qui bouquinait dans un coin du salon, et constituait donc une magnifique cible pour un lancer à courte portée avec une pantoufle ou un coussin de la lourdeur appropriée. Max s’amusa un instant à estimer l’angle de tir optimal pour que le projectile fasse sauter son livre de ses mains avec un bonus si par chance elle tombait également au sol sous le coup de la surprise et de préférence sur le derrière.

Seulement la riposte risquait d’être violente et disproportionnée : elle pouvait prendre en otage sa bibliothèque, changer le mot de passe de son ordinateur (elle lui avait déjà fait le coup) se venger d’une manière inédite et créative sur ses carnets de croquis ou encore le forcer à écouter quelque prose de son cru, spécialement choisie dans ses œuvres de prime jeunesse pour leur abyssale médiocrité, il n’osait même pas penser à aux désastreux poèmes gothiques qu’elle écrivait dans son enfance.

Le mieux qu’elle ait à ce jour trouvé en représailles fut de l’immobiliser par surprise sur le canapé et une fois sa victime entièrement à sa merci, de s’allonger voluptueusement dessus pour lui lire d’une voix lente et monocorde les premiers chapitres de Finnegan's Wake.

Quiconque a mis le nez dans ce bouquin sait qu’à moins de se munir d’une bonne dose de patience, de café ou de quoi que ce soit qui vous stimule l’intellect et d’avoir sous la main suffisamment de références littéraires et culturelles pour tenter de suivre les détours labyrinthiques de l’inépuisable érudition de Joyce, c’est fichu d’avance !

Tout au plus peut-on en apprécier les effets de consonances poétiques et les énumérations proprement vertigineuses. Mais en général et à moins d’être un fin connaisseur du génial Dublinois, trois questions vous assaillent rapidement l’esprit, y compris ce qu’en possède le brave Max :

1. Qu’est-ce que fichu galimatias veut dire ?

2. Joyce ne forçait-il pas un peu trop sur le proverbial whisky irlandais ?

(Hypothèse des plus simpliste, néanmoins à considérer)

3. Comment a-t-il pu fourguer un truc pareil à un quelconque éditeur ?

(Éternelle question sans réponse pour Teresa)

En résumé : Si vous n’êtes pas prêt à jouer les Champollion de la littérature avec, disons Ulysse et Dedalus en guise de pierre de Rosette, vous aurez du mal à vous en sortir. Et gardez à l’esprit que le dit Champollion après son exploit sur les hiéroglyphes mit plusieurs jours à s’en remettre, si l’on en croit son frère aîné et mentor. Prévoyez donc de l’aspirine !

Teresa, qui avait un beau jour décidé de se plonger dans la pensée Joycienne avec le sérieux qu’on lui connaît, savait donc mieux que personne utiliser ce texte majeur, sinon comme œuvre aux interprétations ouvertes, polysémique et aux niveaux de lecture multiples, du moins beaucoup plus prosaïquement comme un instrument de torture original sur son jumeau. Au paroxysme de la cruauté, elle pouvait même lui en lire la version originale, le tout avec une expression de délectation perverse que n’aurait pas renié la Juliette de Sade.

Quant à Max, vaincu, il préférait rendre grâce au bout de dix minutes de lecture forcée (son record absolu) et suppliait de tout cœur que sa sœur l’assomme directement et pour le compte avec le bouquin (923 pages, édition folio).

Pour des raisons aussi personnelles que mystérieuses Teresa chérissait l’œuvre du poète de Dublin et connaissait certainement mieux Leopold et Molly Bloom que ses propres parents. Elle chercha même à en imiter les tics. Max pour sa part préférait Borges, plus distant, moins humain mais nettement plus lisible.

Ces préférences littéraires étaient au fond plutôt compréhensibles : Joyce et Borges ayant fait de la culture universelle leur terrain de jeu de prédilection ; de facto nos jumeaux préfères les imitaient spontanément mais avec nettement moins de succès.

La cible Teresa étant abandonnée, il se reporta sur Marcy qui venait d’entrer dans le salon, un magazine quelconque à la main. Lorsqu’elle se tourna vers lui, il tenta de se composer une mine sinon menaçante du moins courroucée et bien à même d’exprimer son bouillonnement interne. Peine perdue, sa sœur lui retourna un doux et aimable sourire.

De toute façon c’était une très mauvaise idée : Même si dans un noble élan sacrificiel, Marcy s’était livrée désarmée et sans défense aucune à la fureur homicide qui habitait son frère à cet instant, ce dernier n’aurait guère réussi qu’à la décoiffer.

Sans compter qu’une fois l’orage passé, elle aurait saisi son frère sous le bras comme un vulgaire ballot de linge sale avant de le fourrer sans ménagement sous la douche pour l’arroser copieusement d’eau glacée, méthode qu’elle jugeait infaillible pour lui rappeler le minimum de respect qu’un jeune homme bien élevé est censé devoir à sa sœur aînée !

Encore adolescent, elle lui avait fait le coup plusieurs fois. Notamment lorsqu’un jour, pris d’une flambée d’autorité virile aussi subite qu’inattendue au sujet d’une peccadille, Max lui déclara vivement “Je me laisserai plus jamais faire par personne, toi y compris, grande saucisse ! " Marcy tenta comme toujours la conciliation ce que son frère prit à cet instant, et à tort, pour une faiblesse.

Il eut un mot de trop, en l’espèce fort peu correct et – soit dit en passant — particulièrement déplacé envers Marcy.

La dite “Grande Saucisse” laissa alors tout juste à l’infortuné Max le temps de comprendre qu’il avait franchi le Rubicon fraternel avant de fondre sur lui avec une détermination brutale qui eut tôt fait de le ramener à une plus juste appréciation de la réalité, ce qui provoqua le rire hystérique de Teresa. Bonne joueuse, la compatissante jumelle aida le malheureux à se réchauffer, avant de lui fournir vêtements secs et cafés brûlant.

Peu après, revenus l’un comme l’autre à de plus nobles sentiments, Max et Marcy se donnèrent une longue et chaleureuse accolade sous l’œil attendri d’une Teresa persuadée d’avoir joué un rôle décisif dans cette affaire et fière de ses qualités de médiatrice.

Dépité, il songea un moment à sortir et passer chez son amie Star, qui lui faisait toujours bon accueil surtout s’il amenait une bouteille de blended malt avec lui.

Mais, après réflexion il décida également de s‘abstenir : Il avait déjeuné avec la jeune fille à midi et celle-ci, non content d’engloutir le dessert de Max en plus du sien – Tu vas vraiment finir cette tarte aux pommes ?- Lui avait également présenté son flirt du moment, une certaine Linsey L. Lemon qui semblait toute droite sortie d’une bande dessinée pour public très averti.

Cette dernière l’avait à dire vrai d’avantage impressionné par sa conversation d’une prodigieuse crétinerie que par sa plastique affolante et un tour de poitrine qui rivalisait avec celui de Marcy.

Subir une autre entrevue avec Miss L.L.Lemon, toute intéressante à regarder qu’elle fut, était en ce moment au-dessus de ses forces, sans compter qu’à cette heure-ci, les deux jeunes filles devaient certainement se livrer à bon nombre de galipettes à caractère érotiques ; Max savait pertinemment que son amie n’avait pas choisi la dénommée L.L.L pour la finesse et la pertinence son intellect mais pour d’autres qualités qui ne pouvaient qu’à coup sûr mettre quelque peu mal à l’aise un garçon sensible comme Max.

À ce propos, il lui était arrivé quelques années auparavant, par un hasard aussi total que malencontreux, d’aller à l’improviste chez Star et tomber pile sur une démonstration de grande passion entre celle-ci et sa copine du moment.

Ce qui avait provoqué les évènements suivants, dans cet ordre chronologique :

1. Une gêne indescriptible qui colora le visage de Max d’une nuance inédite de carmin.

2. La surprise, puis la franche hilarité de Star.

3. La stupeur et la fuite éperdue du flirt de cette dernière, jamais revue depuis.

4. Un verre de cognac sec offert par une Star compatissante qui, s’étant sommairement revêtue d’un poncho, s’amusa à taquiner gentiment le pauvre garçon : “Max, chère vielle chose, qu’est-ce que tu peux être prude ! Enfin, tu es quasiment mon frère, tu aurais bien dû te douter que je ne me contenterais pas de lui faire la conversation à cette chère petite… Euh, zut alors, comment s’appelle-t-elle déjà… ? C’est ça, bonne idée, reprenons donc un verre…

5. Le feu nourri des questions inquisitrices d’une Teresa, alors en pleine période Philip Roth qui se faisait plus libidineuse que d’ordinaire : “Ça peut être intéressant pour ma prochaine nouvelle, alors tu as vu Star, dans son salon et donc…

6. Une conversation gênante, quoique instructive, avec Marcy.

7. Une série de conversations supplémentaires, encore plus gênantes, avec le psychologue qu’il consultait parfois et qui pour l’occasion revit ses honoraires à la hausse.

Il renonça donc à sortir et se concentra sur l’émission.

Un autre des invités, au palmarès particulièrement brillant, parla de son habitude d’étreindre les arbres lors de ses promenades en forêt, pratique qui fut jugée pleine de sens par les autres intervenants. Max, acerbe, se demanda s’il en aurait été de même au milieu d’un champ de cactus mexicains et à sa connaissance la seule autre personne de son entourage à se livrer à cet exercice était son Oncle Ford, qui dans sa prime jeunesse, embrassait les lampadaires lorsqu’il rentrait chez lui mais seulement après avoir consommé du Bourbon en volume suffisant.

Quand le romancier présenta son dernier ouvrage, fort passionnant au demeurant, et directement inspiré par les mânes de Nicolas Tesla et Erwin Schrödinger qui, selon lui, étaient un beau matin apparurent dans sa propre chambre un peu avant l’aube, Max en vint légitimement à se demander ce que ce monsieur prenait avant de se coucher et en quelle quantité.

Jamais il n’avait eu la visite, fussent-elles en rêve de Michel Ange, du Caravage voire de Salvador Dali, ni même à défaut de quelques plus modestes muses comme Frank Frazetta, Vincente Segrelle ou bien encore Rodney Matthews.

Non, les seules apparitions matinales qui se manifestaient dans ses appartements se bornaient à celles de Marcy, qui plus soucieuse que d’ordinaire de la bonne santé de son cadet le sortait prestement du lit pour un footing revigorant dès six heures du matin.

Ou encore d’une Teresa, qui soudainement matinale, venait aux aurores lui faire la lecture détaillée du fruit de ses ruminations nocturnes.

Au demeurant, ces apparitions bien tangibles (particulièrement Marcy avec son mètre quatre-vingt-dix et sa poigne en conséquence) pour envahissantes qu’elles puissent être demeuraient infiniment plus rassurantes que celle de quelconques génies artistique du passé, qui sait-on jamais, auraient pu imposer à Max de franchir le Styx en leur compagnie. Et sans doute aurait-il eu en plus à avancer les oboles requises pour Charon, les grands artistes n’ayant en général jamais de monnaie sur eux !

Mieux valait donc des manifestations d’amour fraternel, aussi éruptives que sincères, que celles de quelconques esprits défunts, si illustres qu’ils puissent avoir été de leur vivant. (Max redoutait également l’intrusion nocturne de quelques extraterrestres, crainte partagée par Teresa, mais c’est une autre histoire)

Finalement et à force de ruminer, il en conclut que du repos s’imposait incontestablement et en fit part à ses sœurs qui l’une comme l’autre s’inquiétaient de voir leur pauvre frère si tourmenté depuis ce matin. Réconcilié avec l’existence et après le dîner magistralement préparé par Marcy, la décision de prendre des vacances fut prise à l’unanimité !

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire HemlocK ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0