Bael (3/3)

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—… si tu m’accordes ce que je veux, dans vingt années révolues, tu seras le maître absolu, et pour l’éternité, de mon âme et de mon corps.

La formule évocatoire prononcée, Ethan ferme le livre d’un claquement sec. Un souffle flegme s’échappe de son nez. Il vient de prouver qu’il a été capable de la faire, cette ineptie inscrite en première page : « Osez, si vous n’avez pas froid aux yeux… ».

Et depuis quand un bouquin te prend de haut ? Et dire qu’on cramait des gens il y a des siècles rien que pour ça !

Mais évidemment, il s’attend bien à ce que toutes ces sottises démoniaques ne soient que du pure pipeau. Il s’en veut d’avoir eu un moment de doute à la boutique. Quel pathétique garçon il fait, avachi dans son canapé à lire ce genre d’idioties ! Outré par son manque de jugeote, il balance le grimoire et part se servir un whisky. Traverser son vaste salon jusqu’à la cuisine américaine s’avère être matière à réflexion et, il conclu néanmoins sur un point :

Heureusement que c’était gratis.

Il engloutit son verre au moment où son contact le rappelle. Le coup de fil incite ses main à plonger dans ses poches : l’une pour tirer son smartphone, la deuxième pour en extraire les pions dérobés à la boutique.

— Alors, t’as quoi pour moi ?

Si t’as rien, je t’en voudrais pas.

Il remplit un autre verre. L’histoire qu’entame immédiatement son collègue le fait boire d’une traite. Tant qu’il y est, il s’en rajoute un autre. Jusqu’au moment fatidique où il demande, incrédule :

— … c’est vrai ?

Ethan ne l’aurait parié pour rien au monde. Il regarde les deux pièces qu’il tient dans la main, le pouce effleurant leur poinçon d’argent. Son front se creuse de plis sceptiques à mesure que ses sourcils se hissent.

— T’es sûr ?

Son interlocuteur paraît catégorique.

— Ces pions font partie d’un jeu d’échecs de collection, vieux de cinq siècle, précisément.

L’homme poursuit son descriptif sans discontinuer. Il réitère au passage quelques informations, puisque l’autre ne saisit pas encore. Si Ethan l’avait bien contacté avec une certaine nonchalance, le voilà à présent plus vif qu’un animal en chasse. Dernière chose qui le fait tiquer : le pesant d’or. Déjà, son répertoire mental isole les enchérisseurs potentiels.

— Va falloir que je retourne négocier avec cette nana.

— Et pourquoi tu l’as pas fait là-bas ?

— Si j’avais su plus tôt que ce sceau était rarissime… ! C’est pour ton expertise que je te parle, là.

L’expert en question souffle. Derrière le téléphone, il paraît s’affaler dans un fauteuil confortable.

Ethan additionne un énième verre. Un rapide regard vers la bouteille précise qu’il en a sifflé plus de la moitié. Déjà, les lignes de son plan de travail se mettent à tanguer.

Si j’avais été moins con ! Qui aurait cru qu’un tel pactole dormait dans ce boui-boui ?

Mitigé entre l’alcool et ses émotions, il part au lavabo s’asperger un grand coup. Lorsqu’il relève la tête, son regard se porte vers la baie vitrée et, suivant la perspective de la pièce des yeux, le canapé. À la gauche du meuble, un détail le retient. Une masse noirâtre, dans ce décor impeccablement blanc.

— Nico, j’te laisse, y a la bonne qui a oublié son plumeau.

La communication terminée, son mobile glisse sur le marbre du comptoir, les deux pions avec. Au même instant, l’objet s’agite.

La bouteille est montée trop vite.

Il croit voir la queue d’un chat prêt à bondir. Oui, c’est peut-être ça. Un maudit matou qui n’a rien à faire là. Éthan se promet de tuer cette saleté à grand coup de derbies en veau. C’est une idée qui à ce moment l’émerveille.

Le prédateur en cravate avance à pas feutrés. Très bientôt, l’immaculé sera tartiné de rouge. Il presse la détente. D’un bond, il se jette derrière le canapé. La surprise manque de le faire chuter lamentablement.

Des pattes poilues de… grenouille ?

Pantois, son attention prise en otage reluque la bête affalée. Une seconde plus tard, il s’en retrouve pétrifié. L’animal n’est pas un chat, mais un monstre qui grossit à vue d’œil. Déployant une myriade de pattes velues, la créature étire son dos hérissé de poils noirs, puis ses trois cous, surmontés de ses trois têtes animales.

Crapaud ? Félin ? Homme ? 

Ethan tombe finalement lorsque la chose inidentifiable, ses bouches grandes ouvertes par un bâillement coordonné, se tourne, poussant les quelques meubles sur son chemin. Quand les six yeux déments du démon s’ouvrent, c’est pour se poser sans ménagement sur l’humain paralysé de terreur.

— Imprudent !

Le mot rebondit aux quatre coins de la maison. L’impact des voix fracasse les tympans de l’homme mortifié. La peur tout compte fait le porte derrière l’îlot de la cuisine. Il se met à bêtement hurler comme un forcené :

C’est l’alcool ! C’est l’alcool !

L’amalgame réplique par un cri n’appartenant à aucune espèce terrestre. Le monstre se précipite ventre à terre alors qu’Ethan file vers la salle à manger. Il dérape et culbute sous la table.

Il est trop gros, il passera pas. C’est du chêne massif, c’est trop lourd.

L’ombre où il se croyait faussement à l’abri disparaît : la chose a envoyé le bois s’éclater contre les murs. Debout sur ses deux membres amphibies, elle écarte de son large buste ses pattes arachnéennes, prête à les refermer sur le moucheron baigné de sueurs froides. L’instinct d’Ethan le propulse vers l’avant. Par cet élan inespéré, il contourne de justesse la bête qui s’aplatit au sol. Mais à présent, ses forces l’abandonnent. Il chute sur le marbre. S’en est fini de lui, vautré lamentablement dans le hall de sa villa.

Dans sa propre confusion, il croit distinguer quelqu’un. Un barrage humain qui s’immisce entre son corps alourdi et le monstre qui le malmène. Deux ombres, l’une campée fermement sur ses jambes, l’autre, immense, dont la course s’arrête à deux pas de la première.

Cynthia peste tandis que le souffle du démon s’écrase sur son visage. Si la créature, à l’arrêt, semble peiner à concevoir cette seconde personne, la sorcière, elle, s’étonne que le trader ait craqué aussi vite face au grimoire. Qu’il ait cédé, passe encore. Les résistants à la magie dans ce monde moderne se font de plus en plus rare. Mais que l’invoqué soit précisément cette entité-là…

Bael, chargé de la punition des gourmands, orgueilleux et colériques.

Le prénommé fulmine, signe qu’il ne s’attardera pas davantage sur l’intruse. Le temps presse, Cyn redoute un coup qui l’enverrait valser à l’autre bout de la maison. Visualisant son état méditatoire lors de ses rites, elle cherche la faille. Ce fil invisible dont elle ne s’est plus servie depuis des lunes, sans doute car elle n’en avait pas besoin. Une étincelle jaillit. Elle l’a trouvée. La brèche s’ouvre, Cynthia y glisse la main pour en saisir l’arme endormie. L’en extirper déchire la poche d’énergie qui la gardait précieusement scellée. D’un grand geste, elle décrit une ligne circulaire de la pointe sanglante. Puis, elle frappe le sol de l’autre extrémité. Une clair résonance se propage alors jusque dans ses entrailles.

Le triple regard de Bael louche sur l’objet érigé. De ses trois voix rauques, il crache :

— La Sainte Lance de Longinus, tiens donc.

Cyn, tête baissée, note son ton quelque peu surpris. L’artéfact a toutefois eu l’effet escompté : la créature, désormais méfiante, reste aux abois. Dans l’équation fortuite que doit s’imaginer Cynthia, le moment de négocier fait son entrée.

— Votre Grandeur, je ressens clairement votre frustration face à l’offense qu’a pu vous infliger cet imbécile. Mais l’âme de l’idiot à mes pieds ne vaut pas le moindre contrat. Je vous en trouverai des dizaines autres d’une valeur inestimable, je peux le garantir à Votre Majesté.

Elle conclu d’une gracieuse révérence.

Espérons que cette tirade m’épargne un combat épuisant

Bael se dresse à nouveau sur ses pattes arrières. Cyn ne peut le voir, mais ses yeux jaunâtres décrivent d’intenses mouvements de réflexion, ponctués d’œillades mauvaises vers l´arme sacrée.

— Je me passerai de tes services, Sorcière, et de cet homme que j’attendrai de toute évidence en Enfer le moment venu.

Un voile de fumée s’échappe de ses six naseaux.

— Quelle audace de brandir cette arme, hypocrite ! Nous en discuterons ensembles, lorsque ton tour sera venu.

Sous son corps se dissolvent les fibres de la terre. L’ouverture dimensionnelle, quasi imperceptible, engloutit le démon, des griffes jusqu’aux oreilles, sans le moindre bruit. Seul un son guttural résonne enfin du portail où Bael est parti se cacher. Finalement, le sol se tamise. Cyn s’en assure en y passant doucement la pointe de son arme.

Envolé. Sans doute aussi vite qu’il est arrivé...

Le périmètre sûr, elle pivote vers Ethan. Sur le bras de l’homme figure une marque d'un rouge sombre : le malheureux s’est pincé jusqu’au sang par souci de lucidité.

Dernier point de l’équation infernale : le sermon.

— Encenser de la myrrhe, ménager sa patience voire s’agenouiller devant lui, ne pas le regarder dans les yeux... vous ne savez pas lire ?! C’était écrit dans le livre ! Ce sont les directives à accomplir si l’on souhaite passer un contrat avec Bael !

Il tremble comme une feuille. Dans ses mirettes, aucune volonté de passer le moindre pacte. Les termes de la magicienne restent emmêlés dans un terrible suspens.

— Vous ne vouliez pas passer de contrat ?

— Non...

— Quelqu’un a bien prononcé la formule, pourtant !

— O-oui...

— Par votre faute, je l’ai renvoyé !

D'habitude imperméable aux affaires infernales, Cyn retient comme unique raison un tantinet vengeresse qu'elle seule disposait du droit d'en découdre avec le trader.

Consternée, elle replace la lance dans son cocon. La manoeuvre a le mérite de l’apaiser de peu.

Au moins, la démonstration de ma maîtrise catastrophique peu attendre.

Le monstre n’était pas le motif de sa visite. Cyn le réalise enfin lorsque son instinct l’emmène jusqu’au comptoir. Là, elle retrouve la petite reine et son cavalier, deux petits êtres agités qui se précipitent dans sa main lorsqu’elle la leur tend. Une fois assurée que ses protégés sont à l’abri dans la poche de son gilet, elle se dirige vers la baie vitrée. Au sol, le livre que Bael n’aurait pas pris la peine de ramener, trop agacé par l’affront et par sa visite inutile. Elle le prend, les termes inscrits à l’intérieur parlant à la place de sa propre conscience.

Il ne faut jamais le déranger pour de minces affaires.

Un malvaillant satané se serait acquitté de lui rapporter l'ouvrage licencieux, bien-sûr. Mais elle consent que ses recherches tendent à fragiliser son humeur d'ordinaire bénine. Mieux vaut limiter les passages infernaux en sa maison le temps que les remous s'apaisent.

— C’était un véritable démon ?

À l’entrée de la pièce à vivre, Ethan, débout sur ses pieds par miracle, la fixe de ses yeux écarquillés. De quoi ajuster l’affreux tableau du trader éméché, rien à voir avec le type venu à la boutique plus tôt.

— Ouais. Un peu plus et il vous gavait d’immondices avariés, contrat ou non.

Il déglutit, mutique.

— Cela dit, j’aurais dû arriver plus tard. Vous seriez mort, mais je n’aurais pas eu à m’adresser à lui.

C’est avec le sourcil levé qu’elle lui balance cette pique. Une façon de dire « de rien », et au passage un implicite « ne tentez plus de jouer avec ce feu-là ». À ces mots, elle abandonne l’homme retourné par la terreur, planté tel un arbre dans la maison dévastée qui est la sienne. Cynthia se doute que même après son départ, il ne bougera pas le moins du monde.

Pas de formatage de mémoire. Qu’il se rappelle à jamais de ce que Bael a promis.

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