4. Glasialabolas (1/3)

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La paresse étant la mère de tous les vices, il est clair que le rôle de Glasialabolas est extrêmement important et étendu.

oOo

Un énième groupe passe les portes de la cafétéria. Le réfectoire se rempli plus vite que la foudre ne frappe la terre. Les écouteurs enfoncés dans ses oreilles, Sam espère que Cyn lui fera tout-de-même honneur de sa présence ce midi. Il admet volontiers qu’à l’instant, le tête-à-tête espéré se joue d’avantage entre lui et sa salade composée.

Heureusement que j’ai pas pris le gratin de légumes. Ce serait déjà froid sinon.

Il s’étonne aujourd’hui encore de la voir accepter ses rendez-vous. Les lieux garnis de vies humaines grouillantes la répugnent, et Sam le sait. Un rencard passé sur deux s’est soldé par un lapin. Un lapin débordé. Si Cynthia lui fait faux-bord ce coup-ci, il s’agira du quatrième recalé de la semaine. Dans sa tête, une multiplication de scénarios improbables sévit. Autant de raisons inénarrables, burlesques et biscornues prompt à retenir son amie. Des films que son infatigable murmure crânien cultive avec précaution.

Il semble clair que la magicienne préfère consacrer son temps tout entier aux objets animés. Du moment que les humains ne font pas partie du tableau, c’est une belle carte blanche qui s’offre au reste. Quant à lui, il ignore quel chiffre minuscule il incarne dans les calculs faramineux de la sorcière… et lequel incarne cet inconnu au bataillon.

Gabriel.

Penser à ce nom achève d’assombrir son regard.

Il redresse soudain le nez. Un courant d’air mordant lui titille le visage. Le frisson gagne son échine tandis qu’il interprète, aux aguets, le signe providentiel :

Elle est venue.

Cynthia s’assied dans un soupir. De quoi annoncer que le monde ici l’ennuie déjà. Après de brèves salutations envers l’étudiant, les premiers signes d’activité paranormale se déclenchent. Grésillement des plafonniers précédé d’une baisse de température. D’anodines turbulences supplantées par le claquement sévère d’une porte vitrée. L’impact en fissure méchamment le carreau. La foule, entre le réfectoire et la terrasse, sursaute.

— Proteste pas, Sammy, devance-t-elle. Si je suis là, ce n’est pas pour eux.

Sam rougit assez pour en oublier sa réprimande taquine, complètement partie en fumée. Cyn en enterre les braises aussitôt.

— Désolée, je suis un peu tendue.

Excuses acceptées. Son ami l’indique d’un clin d’œil, puis d’un geste de fourchette, plantée pile en travers d’une feuille de laitue.

Une délivrance.

Cyn fronce des sourcils affligés. Pas envers lui. Envers elle. Elle et ses pensées inquisitrices. Un hochement de tête personnel la rappelle à l’ordre.

Pas de télépathie avec Sam. Interdit.

— J’ai fait des recherches sur Gabriel, dit-elle distraitement. Ou plutôt, sur un moyen de me rappeler de lui. Sauf que, voilà, aucun sort n’a été efficace ! Tous trop faibles, tu vois.

— Ah.

Pas de télépathie, certes. Mais devant le visage soudain fermé de Sammy, Cyn se demande quel mot l’a piqué le plus.

— Il a fallu que j’en créé un moi-même. Un truc compliqué, je te passe les détails… mais ça a marché ! J’ai eu un flash-back. Pas sûre de pouvoir les provoquer à tire larigot, cependant... ça reste à voir. Si tu voyais mes efforts en bossant tout ça ! On dirait toi avant tes partiels.

— Ah.

— Tu m’écoutes ?

Il lève des yeux austères, un morceau de sucrine en travers de la gorge. D’habitude plus jovial, elle s’étonne de le voir aussi imperméable à sa petite plaisanterie.

— T’as dit toi-même que t’étais tendue. T’es sûre que tu veux en parler ? On peut discuter de sujets plus neutres, si il faut.

— Plus neutres ? Quoi, comme la météo, par exemple ? Navrée, Sammy. Ça prend de la place dans ma tête. Je veux en finir au plus vite. Et puis, les démons ne m’aident pas.

— Parce qu’ils le faisaient, avant ?

Un point pour lui. Elle hausse les épaules, mais en vient à relativiser docilement.

— Sam, tu peux me l’avouer si je t’embête avec cette histoire. C’est vrai que ça fait quelques jours que j’en ai fait ma priorité, mais… si tu trouves que je t’ai laissé de côté, fais-le moi savoir.

Elle distingue nettement ses traits s’adoucir. Pas besoin de télépathie, finalement ! Sauf que Sam se lance avant qu’elle ne réponde quoi que ce soit :

— Il doit être quelqu’un de très important, ce Gabriel.

— Justement, c’est ce que j’aimerais savoir. Pourquoi tu le suppose ?

Mouvement de couvert en direction du pendentif, œillade suspicieuse envers l’objet doré.

— Le collier. Tu portes jamais de bijoux, d’habitude.

— Ça ? J’en ai besoin pour mes rites.

Ce mensonge déplorable lui intime de prier en son for intérieur que l’autre n’en perçoive rien. La vérité, c’est qu’à ce stade incantatoire, et en termes occultes, le présent de Gabriel ne vaut que des nèfles. Elle conclut que s’il orne toujours son cou, ce n’est que par pure étourderie.

— T’es jaloux ?

— Quoi ! Non, pas du tout.

Ses protestations s’enchaînent par de plus fortes mastications, les yeux perdus dans le vide. A nouveau, le rouge lui grimpe au visage, et la couleur cramoisie s’infiltre jusqu’à ses oreilles. Un débordement émotionnel que Cyn sent s’étendre jusqu’à son propre coeur.

Je vois.

Un constat supplémentaire appuie l’inutilité de la télépathie avec ce garçon. Gênée, elle décide de suivre l’idée proposée précédemment, non sans se tortiller sur sa chaise. De but-en-blanc, elle expose son aventure chez le trader. Le vol des pions, l’invocation de Bael, la stupidité de l’humain négligeant — dont le point de vue suggère qu’il s’agit assurément d’une mésaventure — et précise, comme issue du récit à l’assurance grandissante, que l’utilisation de sa lance fut nécessaire.

Le dénouement de l’histoire porte ses étincelles jusqu’aux yeux de Sammy. Au plus grand soulagement de Cynthia, la Sainte Lance le fascine davantage que la quête de ses souvenirs absents. L’avalanche de questions qu’il déblatère ensuite, quoique pénibles sur les bords, éloignent le sujet fâcheux à la perfection. La sorcière ne retient qu’un fragment du charabia de son ami : le plus éminent à l’instant.

— Ne t’inquiète pas, je sais d’où elle vient, celle-là.

Sam lui signifie un « je t’écoute » en sifflant bruyamment son soda, de curieuses mirettes rivées sur elle.

— C’était bien avant que je n’ouvre la boutique. Je sillonnais déjà les bibliothèques, avide de connaissances — ce doit être un trait de personnalité récurent chez les sorciers — lorsque je suis tombée par hasard sur elle, dans un ouvrage cryptique.

— Le fameux… ?

— Non, bien-sûr ! Aucun démon n’écrirait sur cette arme. Elle est dangereuse pour eux. Cela dit, j’ai grandement étudié sa litanie, et je me suis entraînée à la manier dans ce vieil immeuble. La suite, tu la connais : j’en ai fait mon Q.G. !

Elle rit. Ses vestiges mémoriels intacts lui rappellent— bien que discrètes — les marques au plafond. Celles qui témoignent de sa maîtrise balbutiante passée. Certaines cicatrices arborent même quelques tâches de sang, traces timides censées disparaître après les affronts. Cyn tiqua sur ce point.

Maiset s’il s’agissait d’autre chose ?

Subitement, sa bribe passée s’ébroue dans sa tête. Le manège de l’étranger au manteau sombre comme seul indice, la magicienne convie alors que le sort de contenance ait pu être endommagé par les coups. L’hypothèse voudrait que, tout comme les démons, la Lance de Longinus soit nocive pour la Lumière également. Les éclats sanguins constitueraient donc une manifestation des dégâts. Toutefois, elle note que ses exercices d’arme d’hast eurent lieu après sa rencontre quelque peu… explosive.

— Et moi ? Tu crois que je pourrais la faire apparaître, cette lance ?

Cynthia manque de s’étouffer de sa propre salive. Sa réaction étranglée se transforme en un ricanement digne d’une sorcière de conte.

— Bien sûr que les humains peuvent apprendre la magie, Sam. Mais il leur faudrait une vie toute entière pour m’arriver à la cheville. Voilà la différence : les sorciers sont prédisposés à se servir de ces flux.

— C’est faux ! contesta l’humain. J’ai déjà expérimenté des sorts avec toi. J’ ai rédigé tout un manuel, et je m’en sers très souvent !

Il en extirpe violemment l’objet artisanal de son sac de cours. Au passage, une nuée de feuilles s’en échappe. Cynthia les regroupe d’un rapide mouvement du doigt. Devant la septicité de son ami, elle contemple le livre manuscrit d’un air blasé.

— Oui, le manuel, justement. Celui que j’ai consacré, non ?

— Euh…

— C’est un artéfact. Un catalyseur entre toi et la magie, si tu préfères. Si je te l’enlève des pattes, tu auras beau connaître les formules par coeur, rien ne se passera. Et puis…

Elle feuillette nonchalamment le livre.

— …il faut dire que ces sorts sont à la magie ce que les poissons rouges sont à la pêche : riquiquis.

Dépité, Sam couine de désolation, le visage si bas qu’il s’en enfonce presque dans son plat.

— Mais si ça peut te rassurer, j’ai lu quelque part que pas mal de sorciers se servent d’artéfacts, notamment pour accroître leur puissance très rapidement. C’est totalement ce que je fais avec cette lance, alors…

Le thème relate par hasard les reliquats du passé proche. Cyn se revoit chez le trader, l’arme à la main. Devant elle rugit Bael, son déconcertant propos qui ricoche à l’intérieur de ses oreilles.

« Hypocrite ! »

Et pourquoi cela ?

Quel motif plausible estimait le démon à cet instant ?

Ça ne doit pas leur plaire que je tienne un grimoire maudit d’une main et une lance bénie d’une autre…

— Et… tu manges pas ?

Sam l’extirpe de ses songes encombrants. Partie à la chasse aux détails, elle en a délaissé le pourquoi véritable de sa venue. Son embarras se renforce à la suite d’un constat déplaisant : Sammy est presque arrivé à bout de son repas.

— Ne bouge pas, s’enquit-elle, perdue. Je vais arranger ça.

Son assiette, Cynthia veut la mériter. Cette perspective lui confère une concentration accrue. Les paupières closes, l’image de la bulle d’isolation survient la première. Une abstraction la plus totale du monde réel. La dissociation ne dure en fait pas plus de deux seconde. Devant la sorcière, Sam ne perd pas une miette du procédé succinct. Même lui ignore ce qu’il se trame.

Elle brise subitement le cocon de silence.

— Sam, il y a bien quelque chose sur la table ?

Il inspecte. Entre eux deux, une assiette de bolognaise fumante.

— Oui, des spaghettis. Tu viens de les faire apparaître.

— Non, je les ai pris à la cantinière, à ta droite.

Le jeune homme repère la femme se dandinant sur ses pieds. Une main fébrile sur sa charlotte, elle s’en trouve incapable d’expliquer où la plâtrée, promise à un autre étudiant, à bien pu s’envoler. Ni même s’il y en avait vraiment une.

— Tu les as téléportés ?

— Plus compliqué que ça : j’ai arrêté le temps.

— C’est génial ! C’était comment ? Raconte !

— Angoissant.

— Pourquoi ça ?

— Il n’y avait pas un bruit. L’endroit paraissait similaire, mais avec l’impression terrible de vivre dans un univers… figé à jamais.

— T’es de retour ici, maintenant. Tout va bien !

— Nan.

Finalement, ses paupières se lèvent. Derrière elles perdure une étendue de blanc sépulcral.

— Sammy, je vois plus rien.

Cynthia se sent happée quelque part. L’informel lui couvrant les iris l’appelle ailleurs. Un tourment qui l’embarque droit vers un temps usé.

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