Bael (2/3)

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L’air frais de la fin d’après-midi caressait son visage.

Perchée sur une estrade de pierre, Cynthia sentait que l’été laissait doucement sa place. L’occasion de s'interroger sur quel sortilège serait le plus propice à lancer en automne. Du peu qu’elle savait sur la magie, elle était au moins sûre que le temps avait ses préférences. Parfois le jour, parfois la nuit, condition dans certains cas doublée de la pleine lune, éclipse ou non. Temps pluvieux, temps nuageux, temps merveilleux. Peu importait le temps, pour Cyn, il était synonyme de contrainte.

Quoique, elle se demandait si cette emprise météorologique n’était pas en train de faiblir. La maîtrise de ses dons, de plus en plus exemplaire, restait sa préoccupation numéro une depuis qu’elle vivait seule. Et ce jour-là, elle réalisa qu’elle avait fait de grands progrès. Elle hésita à étirer un sourire de triomphe, mais se ravisa : il y avait aujourd’hui autre chose qu’elle décelait. Une certaine présence la perturbait.

Elle scruta la place que quelques passants traversaient. Des familles bruyantes, ceci dû aux enfants gravitant tels des fusées autour de leurs parents. Des enfants qui pouvaient se trouver sans adultes car rentrant de l’école ou jouant simplement dehors. Des jeunes, aussi. Une flopée de jeunes comme elle riant aux éclats, se bousculant sur les pavés ou emmurés dans le silence, des écouteurs nichés dans leurs oreilles.

Étrangement, Cynthia ne les enviait pour rien au monde. Après tout, ils avaient encore des impératifs qu’elle n’avait pas. Ou plus. Un nouveau balayage visuel écarta le moindre ado et jeune adulte. Ils étaient loin d’être susceptibles de titiller son instinct.

Bon sang, où se cache ce voyeur ?

Elle ne comprit qu’à cet instant qu'elle n’était peut-être pas l’unique magicienne de ce coin. Du reste de la terre, passe encore. Mais quelles étaient les probabilités de tomber sur une autre sorcière ? Et combien de son espèce étaient-ils vraiment ? En deux années da magie solitaire, elle n'en savait que trop rien.

Il lui arrivait cependant de répéter, devant un miroir ou une simple vitre, quelques scénarios — parfois violents — au cas-où elle venait à rencontrer un ou une semblable. Des mises en scènes engendrées par des acquis de consciences, mais dépourvues de sérieux. Une broutille anodine qu’elle regrettait car maintenant, jamais elle ne s’était autant sentie épiée. Ceci ne pouvait être que l’œuvre de quelqu’un comme elle.

Il y a forcément quelque chose qui cloche. Il doit y avoir une emprise, un truc comme ça.

Si seulement elle avait été plus rigoureuse dans ses lectures ! Concernant les livres de sorcellerie, elle en comptait plusieurs dizaines qu’elle a vu passer entre ses mains. La récurrence de ces ouvrages spécifiques l’a poussée à se demander une simple chose : si son don ne lui avait pas conféré un radar à grimoire en prime. Bémol : elle n’a fait que les survoler. Pire : les noms des formules occupaient bel et bien son esprit, mais pas le reste des recettes. Autrement dit, elle ne se sentit pas prête à affronter le moindre danger.

— Les sorts de persuasion sont de très bonnes armes.

Elle manqua de basculer au sol. Le survenu à ses côtés avait une influence énergétique hors-norme. Les impulsions qui s'échappaient de son corps déclenchèrent l´impensable : un chaos submergea sa conscience avant de se déverser sur la place. Les dalles de pierres se décelèrent comme sous la pression du pire séisme de la décennie. Les fissures qui se propageaient çà et là renversaient les piétons et les animaux détalèrent. Les crevasses gagnaient en taille autant que grimpait la peur de Cynthia, noyée dans l’aura écrasante de ce type. Elle l’avait trouvé, mais il était déjà trop tard ; sa négligence venait de rayer de la carte tout un parc, et envoyé en Enfer ses innocents promeneurs.

Et le film s’arrêta.

Confuse, Cyn gardait les yeux rivés sur l’horizon. Ligne stable où prospéraient ces gens qui ne se doutaient de rien. Elle leva la tête après de longues secondes béates. L’inconnu regardait, imperturbable, le même panorama. Il fixait toujours le paysage lorsqu’il lui lança :

— Heureusement que tout cela n’est pas arrivé. Quel désastre, autrement…

Il s’exprimait d’une façon hiératique. Fiché dans une tenue des plus sobre, seul le sombre manteau qu’il portait différenciait son style de la norme. Même son visage, qu’elle distinguait de profil, avait les traits de tous comme de personne. En quelques mots, il aurait pu être n’importe qui. Quant à Cynthia, elle se savait pas encore où donner de la tête. Son coeur battait à tout rompre, autant que ses membres continuaient de trembler. Aucun son ne parvint à s’extraire de sa gorge.

Cette catastrophe… elle n’a pas eu lieu…

Non, en effet.

Il leva une main. Ce mouvement révéla une distorsion à priori totalement invisible. Autour d’eux s’était déployée une bulle, qui en plus avait le mérite de tanner le moindre bruit. Ce silence, que Cyn perçu enfin, permit à la peur de se résorber et au stress de redescendre. Petit à petit, le calme dans son esprit revint comme un lac à l’abri des ondes. L’absence de variation amena la jeune fille à s’imaginer assise au-dessus d’un parfait miroir d’eau.

Jusqu’à ce que le fauteur de trouble ne reprît la parole.

— Bien. Nous pouvons dès à présent faire les présentations. Puis-je me permettre de commencer ?

Le miroir se brisa. Une colère sans pareil supplanta les émotions précédentes au profit d’un nouveau cataclysme. Cette fois, Cyn ne chercha même pas à retenir son coup. Elle fulminait tant que la chaleur dans la bulle se fit cuisante. Le monde vira au rouge. Une nouvelle fois, la vague, même enfermée, déferla comme un tsunami. Un déchaînement que la jeune fille ne comprenait, dans le fond, pas vraiment. Aucune raison ne vint lui éclaircir les pensées. Le décor, lui aussi, avait tout perdu. Plus aucune couleur, plus aucune forme. Plus rien.

Oh non. Ça a marché.

Cynthia attendait que les scrupules ne l'envahissent, trop vide pour dénicher le moindre sentiment. Elle se savait immobile, mais qu’en était-il du reste ? Et ce type, alors ?

Toutefois, l’univers se recréa après un plénitude notoire. Un festival de couleurs plus ternes inondaient les mirettes de la sorcière. Ce lieu avait perdu de la lumière, et de l'espace. Dorénavant, elle n’était plus dehors, mais assise au centre d’une vaste pièce délabrée. Les murs décrépis, moisis par endroit, comportaient de vieilles affiches sans contexte. Le carrelage brunâtre au sol rappelait le dallage de la place qu’elle avait quitté. Les petites fenêtres et la grande vitrine étaient tapissées de papier journal. Et l’homme se tenait toujours là. Un bras tendu vers les parois, il fit lentement et plusieurs fois le tour de la salle spartiate.

— Le sort de contenance imprègne toute la surface du bâtiment. Tu pourras désormais exprimer ta fureur ici, ou n’importe laquelle de tes émotions, à chaque fois que tu en ressens le besoin.

Cynthia resta abasourdie. En face, il se portait comme un charme. À un cheveu près, lui et son manteau se faisaient pulvériser par l’onde de choc. Il fit les cents pas tandis qu'elle déglutit. Un semblant de mots s’imbriquèrent hors de ses lèvres. À nouveau, elle se racla la gorge, et redemanda d’une voix rauque :

— Qui es-tu ?

L’inconnu la dévisageait. Peut-être était-ce finalement une image blasée qui correspondait le mieux à cet homme. Les paupières à demi plissées, il jaugeait la jeune fille. Puis, une harmonie étrangement indistincte s’échappa de sa bouche. Outre cette mélodie paradoxale, Cynthia n’en retira rien de compréhensible. Puisqu’elle ne comprenait pas, il réitéra. Tout de même, elle cru entendre quelque chose. Une nouvelle écoute lui confirma qu’il récitait son propre prénom.

Cynthia.

Encore. Et encore. Jusqu’à le hurler à outrance.

— Cynthia !

Le brusque réveil la fait heurter le parquet. En même temps, les bougies s’éteignent à la volée. Elle hisse sa tête bourdonnante en marmonnant. Il lui faut un minimum de cinq secondes avant que ses oreilles ne détectent l’appel au secours : en provenance de la boutique, elle croit reconnaître l’affreuse voix de son miroir de bronze.

Les cheveux en bataille, elle s’en va gratifier cette grande plaque insouciante d’une rayure ou deux. De quoi lui apprendre à ne plus déranger une sorcière au travail. Elle dévale les escaliers, se plante devant son reflet, celui-ci excité comme la plus dynamique des puces sur terre. Mais avant qu’elle ne hurle à son tour, Cynthia-miroir tempête :

— Je t’appelles depuis des heures ! J’ai bien cru que tu n’émergerais plus jamais !

— Mais pourquoi donc m’appelles-tu ?

— Le dernier client ! Il a volé deux pièces sur l’échiquier de la commode en ébène !

— Quoi !

Cyn fonce jusqu’à l’étalage mentionné. Horreur : la plaque de bronze avait raison. Les pièces du jeu s’affolent, pleurant la disparition de la reine noire et d’un cavalier également. Elle grince des dents en repensant à Ethan, sa cravate et ses mains qu’elle voudrait arranger en moignons.

Et il a fallu que ça tombe pendant mon rite…

Tu ne m’as pas entendue lorsque tu es montée à l’appartement ! Ton rituel importait plus que tes résidents !

  • Qu'est-ce que tu racontes ? Jamais je ne tolèrerai que l'on s'en prenne à ma maison !

Elle lance une œillade vers l’horloge la plus proche. Il est tard dans la nuit. Élément non-négligeable à la correction qu’elle s’apprête à desservir, quitte à faire grimper de frousse la tension du voleur.

Cet homme, dans le souvenir…

Cyn s’accorde une brève minute de débriefing. Une précaution minime, le fragment de son rêve encore frais dans son esprit.

… ce n’était pas Gabriel.

Elle triture son collier doré d’un geste nerveux. Non, nulle concordance avec le minois piégé par ses flammes oniriques. Décidément, la providence tient à ce que les pièces du puzzle soient innombrables. Pas de quoi la décourager, cependant. Elle n’a fait qu’effleurer la surface du jeu de piste. Mais avant de tenter un autre saut périlleux dans le passé, sa volonté d’agir se porte sur l’urgence du présent. À l’attention du grand plateau en pagaille, elle dit d’une voix bienveillante :

— Ne vous inquiétez pas. Je reviens tout de suite.

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