3. Bael (1/3)

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Il rabaisse les orgueilleux en les contraignant à des autocritiques interminables et en les vouant à la dérision des démons de sa cohorte.

oOo

La tempête Foraii — nom amplement suggéré par Sammy — a assurément fait parler d’elle et couler de l’encre. Cela même des jours après son passage aussi véloce que violent. Le plus fou fut lorsqu’au journal télévisé, les visages d’un père et de son fils, tous deux morts foudroyés, se sont affichés à l’écran. Fiché devant le petit poste préhistorique de la boutique, Sam a aussitôt lancé à son amie « ça alors ! Foraii ne lésine pas sur les moyens, dis donc.». Ce à quoi elle avait grommelé quelque chose comme ceci : « imagine les dégâts s’il sortait du lot plus souvent, celui-là… ».

Aujourd’hui, elle est seule.

Cynthia, entre deux discussions avec des clients investigateurs, s’est mise en tête de dénicher la formule parfaite à son recouvrement mémoriel. Derrière ses scrupuleuses recherches d'un étalage à l'autre, les paroles du démon, dont l’écho dans sa tête ne parvient pas à faiblir : « tu penseras à moi lorsque tu retrouveras Gabriel ». De ce fait, elle n'hésite pas à sacrifier volontiers ses longs bains chauds au profit de sa quête. Les ouvrages passent entre ses mains expertes. Mais son esprit embrumé par les recherches ne retient rien de bien utile à un cas comme le sien.

Petite magie, incantation désuète, sort sans avantage...

Des qualificatifs, tous synonymes à ses yeux, qu’elle attribue aux mots sans saveur qu’elle va jusqu’à lire dans tous les sens... sans que rien ne se passe. Elle peste. Il semble que sa marchandise vole suffisamment haut pour le commun des mortels, mais pas assez pour elle.

Assise sur son comptoir lors d’une pause bien méritée, elle savoure tout juste son thé vert. Sa petite voix insiste : il se pourrait bien qu’il s’agisse d’une manigance des démons, une de celles visant à la faire tourner en bourrique. Elle entend d’ailleurs quelques murmures, chuchotements discrets depuis l’étagère du fameux livre : "...la solution se trouve dans le grimoire posé à l’écart...". Mécontente, c'est en jetant une couverture dessus que cessent les pénibles demandes de ce ramassis de vieux papiers.

J’en ai marre. Qu’ils s’amusent avec mes souvenirs, ces imbéciles de l’Enfer, va !

Dans un élan quelque peu maniaque, elle astique le couvercle d’une boîte ornée d’un dragon. Une rumination pour chaque coup de chiffon. Tant bien que mal, elle tente de déloger le petit animal déterminé à ne pas se laisser caresser par le tissu. Battant sa queue d’argent, la petite furie recouverte de pointes aiguisées râle contre le linge enduit de vinaigre. Enfin, Cynthia parvient à terminer sa corvée. Le dragon gueule une dernière fois de colère. Sans la quitter de ses yeux lustrés, il se glisse dans les encoches destinées à l’accueillir. Se laissant absorber en partie par la matière, il replonge lentement dans son profond sommeil.

— T’es bien content quand c’est propre, là-dessous !

La petite bête n’a que faire de ses fustigations. Cyn en vient à s’inquiéter pour le futur détenteur du coffret dont le contenu sera, certes, très bien gardé, mais peut-être aussi de son propre possesseur. Elle-même fut passible d’une morsure cuisante, alors qu’elle venait pourtant de sauver le dragonnet d’une maison condamnée à la démolition. Le souvenir lui décroche un sourire qui se fane aussitôt. Depuis son rêve, elle n’a plus arpenté de lieux dits hantés ou abandonnés, ni de vide-greniers ou de brocantes lugubres. Reprendre cette activité lui permettrait non seulement de regarnir son inventaire, mais sans doute de laisser sa passion éteindre le feu à ses idées vagues.

Il y a bien ce vieux château que j’ai repéré l’autre jour en Ecosse… et puis Sammy sera sans doute d’accord pour m’accompagner. Même s’il vomit chaque fois que je le téléporte.

Un demi rictus de dégoût suit cette pensée.

Cynthia reconnaît tard qu’elle a vu passer suffisamment de visages, lorsque la nuit prend possession de la rue. Si elle ne baisse pas le rideau très vite, ses résidents — surnom qualifiant sa marchandise — risquent d’exprimer leur besoin de se dégourdir les pattes. Un besoin traduisible par des livres sautant de leur étagère, ou d’objets qui se déplacent mystérieusement.

Ne reste plus qu’un homme coincé depuis de longues minutes du côté des minéraux. Quand il se décide enfin à bouger, c’est pour s’immobiliser devant la bibliothèque d'ésotérisme. Et rebelote à l’étalage des bijoux. Il ne fait que regarder, les mains ancrées au fond de ses poches.

Cynthia, accoudée à la caisse, l’a déjà cerné depuis belle lurette.

Un trader.

Cachée derrière un livre, elle voit en lui l’occasion de dérouiller ses aptitudes télépathiques. Elle jette entre deux paragraphes des regards mauvais à cet incrédule.

Il ne croit en rien sauf en son portefeuille d’actions et en ses fonds spéculatifs. Un athé fermement convaincu venu se pavaner en territoire ennemi.

Elle pourrait le faire partir. Les sorts de contrôle de l’esprit ne manquent pas à son registre surnaturel. Qui plus est, ils font partie des plus simples à jeter. Mais cet homme, qui l’empêche de fermer boutique, paraît n’être que de passage purement fortuit. Cynthia le laisse alors juger sans broncher davantage.

— Eh, mademoiselle ?

Elle lève les yeux. L’homme, tourné vers l’étagère du fameux livre, la scrute de loin. L’impoli a eu le culot de soulever la couverture.

— Oui ?

— Le prix de ce livre, mademoiselle.

Il pourrait me le dire en face, merde.

Elle se redresse sur ses pieds, gardant la tête droite.

— Il n’y en a pas, ce livre est gratuit.

— Vraiment ? C’est pas très commercial, si vous voulez mon avis.

Je ne le voulais pas.

Votre boutique, là. Ça fait quelques semaines qu’elle est ouverte, non ?

Des années.

Elle tiendra pas, c’est moi qui vous l’dit.

Il prend l'ouvrage. Enfin, il quitte le magasin sous l’œil passif de la magicienne muette.

Est-ce qu’il me parlait d’argent, là ?

L’argent. Sujet de débat favori des humains. Sujet qui ne concerne en rien la petite vie paisible de Cynthia, puisqu’elle n’en pas besoin pour vivre. Si l’administration lui demande des comptes, elle répond par un sort de dissuasion. Elle ne compte plus les promotteurs verreux, les immobiliers, les financiers convoitant son terrain... tous ces gens balayés l'un après l'autre comme des feuilles mortes. Un détour dans l’esprit des fonctionnaires, qu’elle relance comme autant de dés au résultat fâcheux. Elle pense au grimoire qu’Ethan — le nom qu’elle a découvert — a emporté tout-de-même, lui qui ne laissait pourtant transparaître aucune intention valable de s’en servir.

— J’espère que Moloch se chargera de lui.

En vérité, elle ne peut qu’insinuer quel démon se verra octroyer l’âme détestable de ce col blanc. Les Hommes restent hélas imprévisibles lorsqu’il s’agit de s’adresser aux mondes de l’Au-Delà, là où il faudrait pourtant ne négliger aucun détail…

« … puisque le Diable se cache dedans. »

Cette évidence lui fait hurler un « mais oui ! » à en faire trembler les murs. Aussitôt, la grille tombe de concert avec les rideaux de la vitrine. Le verrou claque, son bazar se range sur son passage. La lumière se coupe derrière elle, qui monte quatre à quatre à l’étage en quête de son matériel personnel, babioles nécessaires à la confection d’un rite de duplication énergétique.

Un subconscient voyageur et quantificateur doublé d’une combinaison tulpamancienne ! Le tout dans un halo multiplicateur pour augmenter les chances de réussite !

Un sort unique enfin digne de son talent.

Cynthia ne voit son enthousiasme redescendre que lorsqu’elle tente de se remémorer l’origine de cette citation. La phrase, bien connue en elle-même, ne lui pose aucun souci. Cependant, le ton de son locuteur, ce sentiment de franchise qu’elle ressent à travers ces mots… encore une piste sur la résolution du mystère. Le seul dessin qui subsiste au creux de sa conscience est l’emprunte de deux yeux sombres, des yeux qui la fixent intensément.

Elle craint fortement que les découvertes à venir ne s’avèrent plus noires que le coeur des abysses. Toutefois trop impatiente pour rebrousser chemin, ses doutes se dissipent tandis qu’elle s’assied au centre d’un cercle de feu, de verre et de cire. Dans un coin de la pièce résonne l’harmonie d’un bol tibétain sifflant dans les airs. Une formule de sa confection griffonnée sur un bout de papier, elle commence une récitation que le temps, courant jusqu’à ce qu’il en perde sa notion, rend inlassable.

Le fil du passé se rembobine dans un calme belphégorien.

Cependant trop vite pour en discerner quoi que soit, Cyn laisse le récit revenir sur ses pas. Elle donne à son instinct la liberté de trouver le moment décisif. Celui du conte oublié qui fut le sien. Une ancienne aventure qu’elle reconnaît prendre trop à coeur, mais qu’elle ne peut laisser en suspens. Tout compte fait, elle refuse de laisser le fin mot de l’histoire aux démons.

Tout-à-coup, une bribe surgit.

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