Foraii (2/2)

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— Et il t’a rendu le livre ?

— Oui.

— Alors que t’étais peinarde dans ta baignoire ?

— Oui.

Sam n’en revient pas. Il gigote si fort sur sa chaise qu’il manque de s’étaler sur les dalles de la terrasse. Cynthia siffle une gorgée de son jus d’orange, les yeux au ciel. Lui se redresse maladroitement sur son séant, les mains agrippées sur le rebord de la table en aluminium. Peu lui importe si les autres clients du bar le détaillent à présent avec de grands yeux ronds.

— C’est énorme ! Tu parles aux démons, et tu me racontes ça comme si c’était de la pisse de chaton !

— J'ai l'habitude, maintenant.

Il sirote une gorgée de son smoothie, breuvage bien mérité après cette matinée enfermé à la fac, à décortiquer des textes en ancien français qui n’intéressent plus que lui. L’emprise glaciale des glaçons qu’il gobe fini par calmer ses nerfs excités, ce qui l’amène à reprendre son souffle.

— Tu sais, poursuit-elle. Je me suis endormie, hier...

— Ça, c’est sûr !

— J’ai vu un type dans mon rêve.

— Un certain Gabriel, apparement.

— Ça ne te dit vraiment rien ?

— Hm... nan, rien du tout.

— À moi non-plus... sauf que Satanachia stipulait qu’ils en riaient bien, en Enfer.

— Si ça se trouve, c’est le premier mec qui a fait les frais de ton livre.

Cynthia fixe un instant le bleu du ciel. Le propos de Sammy se tient, évidemment. Elle valide cette hypothèse en acquiesçant brièvement d’un signe de la tête. Cela dit, si Gabriel n’est autre qu'un cobaye qu’elle range dans la grande catégorie des « premières fois à tout », elle s’étonne de ne pas s’en rappeler d’avantage. Ce genre d’expérience devrait être plutôt marquante !

— Et d’ailleurs, le livre ? enchaîne-t-il, la paille pincée entre ses lèvres.

— Déjà reparti chez un ado qui a sûrement la folle envie de buter sa belle-mère.

— Et aller... y a un paquet de démons prônant la vengeance, non ?

— Toute une flopée ! Je me demande seulement lequel va me ramener le bouquin à la fin.

La conversation se met en pause, le temps que Sammy s’étire en poussant une série de couinements ridicules.

— Et tu n’as aucun sort pour cacher le livre et éviter ces tragédies ?

Sujet sensible, même si la sincérité de Sam porte aussi sa part d’inquiétude.

— Non, aucun ! J’ai tout essayé. Il me suivra où que j’aille, et il s’arrange toujours pour finir entre les mains de gens qui n’y comprennent rien. Ce truc est vivant et il sa volonté propre.

Elle achève sa réplique en finissant d'une traite son jus de fruits.

— Et le donner à quelqu’un d’autre ? Un héritage, ou je sais pas, moi...

— Impossible, il reviendra encore. Encore un problème que je...

Elle se fige. Sam la toise d’un oeil curieux, détourné par le temps qui couvre cette lumineuse journée. Le voilà en train d’insulter le nuage faisant barrière entre sa peau et le soleil. Sa hargne redouble lorsqu’une volée de feuilles mortes balaye la terrasse d’une fureur inouïe. La vilaine brise responsable de cet assaut est rude, froide. Le temps change à une vitesse qui ne lui ressemble pas. Une série de gouttelettes venues du ciel se perd dans leurs cheveux, et les force sans sommation à quitter la place, eux et le reste des consommateurs agacés.

— Il faisait beau ! peste-t-il en mettant la capuche de son sweat. C’est nul, l’automne.

— Ce n’est pas l’automne, ça.

En regardant l’eau tomber dans le creux de sa main tendue, elle affiche une mine déconcertée.

— Il faut se mettre à l’abri. Vite.

— Dans le bar !

— Non, on retourne au magasin, je ne veux impliquer personne.

Elle emmène son ami déboussolé à sa suite sans traîner. Pas question de reluquer les vitrines, d’autant plus que les passants autour d’eux s’affolent à l’approche de la tempête inattendue. Cyn ne laisse à personne l’occasion de lui marcher sur les pieds ; déjà, elle use de ses pouvoirs pour écarter la direction de la foule qui afflue, et claquer les portières encombrantes des voitures. La puissance de la pluie monte crescendo. Impossible de contrôler la moindre goutte, et pour cause : ces dernières sont ensorcelées.

Le duo ne gagne la boutique que par chance, car un déluge d’eau frappe à présent la rue. Impossible de voir plus loin que le bout de son nez. Le vent souffle si fort que les trombes se retrouvent pratiquement propulsées à l’horizontal. Devant ce spectacle, Sam n’en croit pas ses mirettes. Jamais il n’a pu voir dans sa vie un torrent d’une telle ampleur.

Un éclair soudain le fait bondir en arrière. Pris de panique, il gagne le comptoir derrière lequel la gérante s’est réfugiée la première. Il s’immisce entre les cartons histoire de faire profil bas, lorsqu’une deuxième foudre s’abat quelque part sur la ville. Une troisième, la plus forte, survient. Son amie reste à l’affût, méditant laborieusement sur l’unique arme nécessaire en cas de danger. Malheureusement, il y a longtemps qu’elle n’a plus fait jaillir cette solution miracle, dont elle vante souvent sa maîtrise érrodée à Sammy.

La porte d’entrée s’ouvre dans un fracas, et manque de faire valdinguer le carillon. Une silhouette humanoïde passe le paillasson. Elle marche jusqu’à la caisse où sont retranchés les deux jeunes. Terrifié, le miroir de bronze ne tente même pas de refléter l’image de l’intrus dont l’aura lance des étincelles. Comme pour le démon de la veille, Cynthia l’épingle, lui et son âme corrompue. En réalité, ces évènements qui se déchaînent ne renvoient qu’à un seul maître des éléments, auquel la jeune femme a rarement eu affaire.

Les gens réclament habituellement érotisme, impunité et argent, pas des cataclysmes et leur lot de dommages collatéraux !

Toutefois, aucun signe d’appartenance infernale ne transparaît du tableau que représente cet homme, dont l’apparence qui se dessine s'avère tout à fait correcte. Son regard vif ancré dans celui de la sorcière, il balance le livre sur le comptoir.

— Foraii ? se risque-t-elle en ajustant sa posture. Tu as fait vite.

— Aussi vite que Nick Derby.

Le grabuge de la tempête renvoie l’impression qu’il hurle sans même ouvrir la bouche. La voix grave de Foraii résonne comme la pire des menaces.

— Pressé de faire griller son bâtard de père et sa belle-mère, il a choisi d’invoquer ce qui serait le plus efficace à ses yeux.

— Alors que les conditions nécessaires à un rituel potable ne sont pas réunies ? Pas de nuit tardive sans lune ? Pourquoi t'être exécuté dans l'immédiat ?

— Je ne suis pas aussi pointilleux que certains de mes confrères.

Foraii, démon des catastrophes naturelles et autres drames, comme les noyades et culbutes mortelles, évidemment.

J’ai eu le père de plein fouet, carbonisé dans son jardin alors qu’il se cachait sous la véranda. Mais j’ai raté la femme. Alors j’ai fumé Nick.

Tendance à s’irriter méchamment s’il ne parvient pas à toucher sa cible, et de s’en prendre à l’évocateur lui-même.

— C’est fait. Cynthia la Sorcière, je serais ravi de signer un pacte avec toi si jamais tu as besoin d’exprimer ta colère.

Une affirmation, à cheval entre le solennel et l’intérêt de rattacher une magicienne à sa cause, que Cynthia esquive brièvement :

— Ça va aller, merci bien.

— Ah bon ? Bah. Tu penseras à moi lorsque tu retrouveras Gabriel, alors.

Ses dernières paroles agrémentées d’un clin d’œil, Foraii fait volte-face afin de retourner se loger dans l’œil du cyclone. Il lui suffit d’y disparaître pour que le temps freine ses violentes ardeurs, et qu’il ne redevienne en quelques minutes ce qu’il était en début de journée : tranquille, beau, et limpide. Le monde se remet gracieusement à tourner.

— Il... il est parti ?

— Oui, Sam. Il est parti.

— Bordel de merde !

S’extirpant à la manière d’un matou furieux, Sammy sert son amie dans ses bras, braillant tout bonnement qu’il était sûr de mourir sans rien voir arriver. Il exprime aussi le regret de ne pas avoir pu voir le véritable visage de cette créature maléfique, d’autant plus que le miroir derrière Cynthia ne renvoyait pas le reflet de ce monstre — de peur d’être brisé par son courroux incontrôlable.

La sorcière s'avance entre les rayons tremblants. Sam lui emboîte le pas.

— Au pire, t’aurais utilisé ton bâton magique, là. Tu m’en parles tout le temps !

— Je ne sais pas, Sam.

Penchée à sa vitrine, elle contemple d’un air confus les gouttières. Les tubes de zinc peinent à recracher leur trop-plein, et sur les autres bâtiments, certaines vitres, les plus fragiles, se sont fissurées. Sammy lit aussitôt l’angoisse peinte sur son visage décomposé.

— Quelque chose ne va pas ? C’est ce Gabriel, c’est ça ? C'est dingue qu'il en ait parlé, cela dit. Il doit lire dans les pensées avec ses pouvoirs de démon !

Cynthia plisse les paupières, le regard rivé sur le ciel qui s'ouvre au monde.

Non. Pas étonnant que la nouvelle d'une chose que je ne maîtrise pas se soit répandue comme une trainée de poudre en Enfer.

— Pas seulement.

Baissant ses yeux emplis de trouble, elle pivote et désigne du bout du nez l’ouvrage ramené par les foudres de Foraii. La venue du démon lui a fait mettre le doigt sur un autre problème. Un problème de taille.

— Ça aussi, j’ignore comment je l’ai obtenu.

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