1. Satanachia 

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Son armée, c'est celle des grandes épidémies qui ravagent périodiquement la Terre des Hommes. La végétation même n'échappe pas à sa malveillance.

oOo

Désireuse d’en apprendre plus sur ce présage curieux — tout de même responsable d’une sieste inopinée en plein boulot —, Cynthia n’a finalement rien mangé. À la place, elle a remué l’entièreté de son appartement pour dénicher, victorieuse, un pendentif qui gisait au fond d’un coffret à bijoux. Collier doré représentant le Jour du Jugement Dernier, elle sait qu’il s’agit d’un présent de Gabriel datant d’une époque révolue aux yeux de sa mémoire. Rien de bien concluant au premier abord, elle espère néanmoins en tirer l'énergie nécessaire au tissage d'un lien avec le concerné. Au pire, elle envisage au moins que son sortilège lui rappelle quelques moments vécus auprès de cet homme.

Fanfaronnant jusqu’à sa salle de bain, l’objet comme seul vêtement passé autour du cou, elle n’exclue pas la possibilité que les souvenirs qu’elle dénichera seront peut-être... passables. Vides de sens. Ridicules. Ou pas. La conclusion, elle ne l’aura que si elle se jette à l’eau, ce qu’elle fait en s’immergeant dans une baignoire d’eau chaude, gorgée au préalable de sels purifiants de la Mer Morte.

L’obscurité se fait reine, percée de peu par les flammes vacillantes des quelques bougies trônant çà et là dans la pièce. Au centre de tout ça, Cynthia, concentrée sur les battements toujours plus lents de son cœur — la seule chose qu’elle entend —, se laisse lentement glisser. Le fond de la baignoire se dérobe, ses poumons se bloquent. Elle coule dans la fenêtre aquatique qui vient d’ouvrir le monde de ses pensées, pensées d’abord timides qui depuis leurs abysses la regardent s’enfoncer dans les profondeurs. Lorsque la jeune fille atteint un certain pallier, les voix de son passé se décident à venir rôder autour de son corps inerte.

Le froid supplante la chaleur, les mots et images qui se succèdent ne lui apprennent toujours rien. Encore bredouille, elle devrait rebrousser chemin. Le cadre de la baignoire s’éloigne beaucoup trop, elle craint ne pas pouvoir remonter à temps si elle s’enfonce un peu plus. Confuse, elle peine à croire que le problème viendrait de sa maîtrise de ce sortilège qu’elle connaît sur le bout des doigts. Jamais il ne lui a fallu plonger aussi bas, jamais elle n’est restée sur autant d’incertitude. Une première. Son ego se sent trahi. Son talent a donc une limite. À moins que quelque chose ne bloque ses recherches insatiables, une saleté d’épine qu’elle n’est pas capable d’extraire de son amas de souvenirs.

Il lui faut gagner la surface ou elle se noiera dans son bain, si la glace qui l’encercle peu à peu ne la fait pas mourir d’un choc hypothermique. Résignée, elle remonte en entremêlant ses doigts dans la chaîne du pendentif.

Il n’y avait peut-être rien de bien préoccupant. Si ma mémoire me fait défaut, je ne suis même pas sûre que le visage de ce garçon était vraiment celui de Gabriel, ni le reste.

La tête hors de l’eau cherchant de grandes goulées d’air, le dégoût domine son trouble lorsqu’une odeur moribonde lui prend le nez. Il y a quelques années de cela, il lui était difficile de s’y retrouver entre toutes les effluves magiques que dégageait sa marchandise quelque peu... spéciale. Ce soir, l’aura se mouvant entre les puissances diverses de tout ce bric-à-brac empeste. Une force nauséabonde, mais qui ne lui est pas inconnue pour autant. C’est sûrement pour cette raison qu’elle a baissé sa garde.

Le seigneur de la Peste Noire en personne.

Epinglé. Elle sait déjà qui ose venir l’épier. Et il n’en fera pas plus, car telle n’est pas la spécialité de ce friand d’épidémies. Toutefois, Cynthia prend la peine de se recroqueviller dans l’eau, sommée de cacher son image mise à nue.

— Tu peux entrer.

Autant en finir au plus vite. De toute façon, il ne partira pas avant d'avoir achevé sa mission. Il n’accomplit qu’une procédure simple, que la jeune femme reconnaît comme étant loyale venant de la part de ces sales bêtes incongrues. Simple, oui, mais terriblement ennuyante.

La porte de la salle de bain grande ouverte, Cynthia distingue dans le noir deux yeux luisants à la lueur dansante des flammèches. A priori prudent, Satanachia cesse d’attendre sur le pas de la porte et se risque à entrer dans la pièce. Coincé par le regard de la sorcière, il s’avance, jusqu’à ce que le visage flou d’un homme édenté au regard fou ne surgisse du clair-obscur.

— Je viens te rendre le livre, grince-t-il.

L’haleine fétide de l’intrus confère à Cynthia une mine de plus en plus renfrognée.

Je sais ! Aucun d’entre vous ne vient pour boire le thé !

Tu as pris ton temps, raille-t-elle.

— Il n’était pas décidé.

— Et maintenant ?

— Il est mort. D’une infection. Faute d’avoir lu les pré-requis de la formule invocatoire.

— Bah.

Elle ne compte plus le nombre d’imbéciles tombés dans ce panneau. Les démons ont des exigences, émargées dans le grimoire que la grande main griffue lui tend.

Un jour, son bon sens lui a suggéré de ne plus laisser l’ouvrage maudit à la portée des clients, jusqu’à ce qu’elle s’aperçoive que le livre se déplaçait dans les rayons de lui-même. Chose qu'il fait encore, même s'il se tient un peu plus tranquille depuis qu'il dispose de sa propre étagère. Vaincue, elle a regardé défiler les visages humains, remplacés aussitôt par les faces démoniaques de ceux qui les avaient condamnés. Une ribambelle de têtes affreuses dévouées à lui rendre l’ouvrage... même si elle aurait préféré qu’ils gardent ce satané bouquin avec eux.

— Dis-voir, lance-t-elle à la créature sur le départ. Me vois-tu mêlée à une vieille connaissance du nom de Gabriel ? Ma mémoire fait des siennes.

Il revient auprès d’elle. Sa véritable apparence — un chien à tête de corbeau, dont les dents pointues dépassent de son large bec noir, deux de ses petites mains faméliques s’accrochant aux rebord de la baignoire — se détache de la pénombre.

— C’était il y a bien longtemps. En Enfer, nous en rions encore.

— Vraiment ?

— Je t’en dirais volontiers plus, ça te ferait gagner du temps, mais...

Le silence fait son nid derrière sa requête en suspens. Cynthia plisse les yeux, loin d’être dupe quant aux intentions de la bestiole attendant patiemment sa réponse.

— Je ne signerai pas de pacte avec toi.

— C’est bien dommage.

N’ayant plus rien à offrir à la jeune femme qui lorgne les petites billes brillantes du démon, Satanachia retourne enfin se tapir dans les ténèbres. La mine sombre, elle l’écoute dévaler les escaliers et sortir, selon le tintement du carillon, par la porte du magasin verrouillée et grillagée. Pas besoin de courir dans les pas du monstre pour fermer derrière lui. Elle décèle d’avance qu’elle ne trouvera aucune trace de sa venue, à part peut-être son immonde fragrance qui prendra son temps avant de s’en aller.

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