7

4 minutes de lecture

— C’était la fin de l’hiver. L’été suivant, nous serions loin de tout ça. Toi, tu voulais revenir, en tant que volontaire. Il y avait tant à faire. J’avais perdu mes repères, sauf toi. Tu m’as convaincu de t’imiter. D’autant que le nouveau SAS était loin de tout, dans une région calme. Plus petit, une simple clôture de barbelés le délimitait. Les paysans avaient pu rapporter leurs bêtes. La surface permettait la culture de légumes. Ce n’était pas la misère noire de Bhencheloul. « Juste » des gens déplacés à aider. Tu es reparti dans ton enthousiasme généreux, nous entrainant, avec l’espoir de continuer ensuite, après notre démobilisation.

— Je n’ai pas vu le changement. Tu as pris sous ta coupe la famille de Karim. Il avait juste vingt ans, et tu l’as fait embaucher comme moghazni. Tu m’en avais parlé. C’est vrai qu’on devinait le garçon intelligent, derrière son regard fier et ses traits fins. Vous ne vous quittiez plus et tu faisais appel à lui pour tout. Nous étions trois, maintenant. Je ne me suis rendu compte de rien.

— Cette soirée est la plus belle de ma vie. La douceur du printemps s’était installée et des odeurs incroyables descendaient des pentes. Le soleil descendant colorait le paysage. La journée avait été calme. Pourtant, je fus surpris de ton air sérieux. Je me suis inquiété quand tu m’as demandé la permission de me parler. Cela faisait plus de deux ans que nous étions à âme ouverte l’un pour l’autre. Nous avions vécu trop de choses pour nous offusquer de notre comportement. Pourtant, ce fut un choc.

— Tu as commencé par me dire que tu ne voulais plus continuer, mais rentrer en France. Puis, tu m’as demandé mon aide, forcément acquise. Tu étais en train de tout arranger pour rentrer avec Karim. Tu as dû me prendre pour un sacré imbécile quand je t’ai demandé pourquoi. Cette seconde est inoubliable. Tu as levé tes yeux pour me fixer. Tu as prononcé ces mots tout simples : « Mais, parce que nous nous aimons ! ».

— J’ai dû être ridicule. Il y avait tellement de choses qui se télescopaient dans mon esprit. Tu m’avouais que tu étais homosexuel, simplement. Et tu savais que je l’accepterais. Pourtant, deux ans auparavant, je t’aurais jeté mon mépris à la gueule. Tu m’avais transformé sur tellement de points ! Cette confiance amicale était un cadeau merveilleux. D’autant que tu m’as précisé que j’étais la première personne à qui tu t’en ouvrais. Le plus important était cet aveu d’une faiblesse, d’un défaut. Tu m’impressionnais pour tout ! Et là, tu devenais humain, comme moi, sollicitant mon aide.

— Ce n’est qu’après que j’ai compris ton immense respect pour moi. Tu étais amoureux de moi, je pense, mais tu n’as jamais eu un mot, un geste pour me solliciter, car tu savais que j’aurais refusé. Aujourd’hui, je me demande si je ne regrette pas ta discrétion. Bien sûr, nous n’aurions jamais formé un couple, mais j’aurais aimé pouvoir te dire des mots au-delà de l’amitié. Et te les entendre dire.

— J’ai ouvert les yeux. J’ai vu ce que vous viviez. J’ai eu un immense mouvement de tendresse pour Karim, car il te rendait heureux. Je me suis rapproché de Fatiha, pour dissimuler votre liaison. Elle ressemblait à son petit frère. À force de parler avec elle, un sentiment est né. Nous partagions le même souci de vous protéger, car elle avait toujours su pour son frère.

— Cette période, si heureuse, a été si courte ! Tu me faisais part de tes projets. Retourner dans le Nord était impossible. Dévoiler à tes parents ta nature les aurait tués. L’afficher dans ta cellule aurait entrainé ton exclusion. Et puis, tu voulais que Karim vive au soleil. Tu avais trouvé un poste à l’université de Montpellier. Des camarades t’avaient obtenu des papiers pour Karim. Nous étions à trois semaines de notre libération. J’avais décidé de m’installer dans votre proximité, ne me sentant plus d’attaches.

— J’ai vu et j’ai vécu ton amour. Tu ne pouvais t’empêcher de me parler de Karim. Les mots d’adoration, de respect, de partage emplissaient ta bouche. Ton regard farouche de combattant s’était adouci. Tu as eu besoin de me préciser qu’il n’y avait aucun geste entre vous, uniquement une estime d’une profondeur totale. Vous passiez des heures au contact de l’autre, épanoui par cette présence.

— Avec Fatiha, nous vous regardions. Une aura vous baignait. Cela devenait trop visible. Le lieutenant t’avertit : il était dangereux de montrer trop de proximité avec les Arabes. Cela valait aussi pour moi. Pourtant, je refrénais mon attirance pour Fatiha. Elle était séduisante, certes, et sa finesse d’esprit était un plaisir. Je pensais à la suite, à lui demander de venir avec moi, avec nous, puisque tu rentrais avec Karim. Elle ne savait ni lire, ni écrire. En France, elle serait dépendante de moi, au moins au début. Il nous faudrait aussi vivre ailleurs, sans doute à Montpellier, avec vous. Car je savais l’impossibilité de présenter Fatiha à mes parents.

Je n’avais pas osé bouger le fauteuil. J’étais assis parallèle à lui, et je m’étais demandé qui l’avait positionné ainsi : pour des soins ? Un membre de sa famille ? Sans y penser, pris d’un élan de tendresse, j’avais pris sa main parcheminée dans la mienne. Son histoire n’était pas mienne, mais elle me transperçait.

Quand il bougea pour mettre ma main dans sa paume, j’ai tout compris.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Jérôme Bolt ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0