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— Nous ne pouvions pas savoir, mais nous allions basculer dans l’innommable. Notre transfert en Kabylie n’annonçait rien de bon. Toi, tu le savais, car tu avais des informations par tes lettres. J’ai bien vu. Quand je t’ai demandé, tu m’as rassuré, avec ton grand sourire, celui qui emporte la confiance, alors qu’on devine le mensonge auquel on préfère se raccrocher.

— On voyait bien que nos camarades sentaient comme nous. Dans le transport, c’était le silence, chacun face à ses démons qui prenaient consistance. Trois jours à attendre. Le réveil au petit matin, le sac préparé la veille. Nous partions en opération. Notre capitaine nous rassura, il s’agissait simplement d’être en renfort du 22e RIMA, qui allait « nettoyer » une zone. Nous avons été débarqués le long de la piste. Les douars visés étaient à une heure de marche. Nous avancions en file indienne sur ce chemin pour ânes. À notre droite, l’aube enflammait le versant opposé. C’était grandiose. Je savais que tu admirais, comme moi, la même peur au ventre. La dernière demi-heure, nous entendions les rafales. Cette fois, ce n’était plus des balles à blanc. Aucun d’entre nous ne mouftait. Pourtant, tous ces enfants n’avaient qu’une envie…

— Au dernier tournant, nous avons vu le village, les maisons qui brulaient. Le premier mort, le long du chemin. Un vieillard. Comme les autres, mes yeux le fuyaient et ne pouvaient s’en détacher. Puis les autres, des femmes, des enfants. Pas un seul homme, pas une seule arme. Ils n’étaient pas des fellouzes, juste des paysans, de pauvres paysans.

— Soudain, des rafales, des coups de fusil. Derrière la butte, c’est le combat, la guerre. Le lieutenant nous fait presser le pas, ça va être à nous, après le tournant. Nos armes sont prêtes. Je sais que tu ne tireras pas. Tu m’as convaincu, moi non plus. Sauf pour me défendre. Les fellaghas décrochent. Nous sommes trop nombreux. Pourtant, ils nous tirent dessus. Par réflexe, nous sommes tous à terre. Les balles sifflent, les pierres éclatent à quelques mètres de nos visages. C’est très impressionnant. L’ordre nous est donné de tirer. Je le fais, je me sens menacé. Je veux te voir. Tu es allongé, à quelques mètres. Tu as l’air tellement désespéré. On nous crie : « Halte au feu ! ». Nous nous relevons. Nous fouillons chaque maison. Je te vois jeter tes cartouches. Sinon « ils » sauront que tu n’as pas tiré. Nous sommes tous les deux. J’ai peur. Pour moi, pour toi. Je sais que tu ne tireras pas, je passe le premier. Ce ne sont que de pauvres bougres, encore plus apeurés que nous. Ils vivent dans ces gourbis, cette misère. Même nos cités ouvrières les plus pauvres sont plus enviables. Nous les poussons dehors. Je t’entends leur dire « S’il vous plaît ! ». Je vois nos camarades, ces braves gosses, libérer leurs peurs à coups de crosse. Mon Dieu, que suis-je en train de faire ?

— La journée est longue. Nous les gardons, puis nous devons les faire descendre. Ils seront évacués dans un camp. Les morts restent là, sans sépulture. Qui a le plus mal à l’âme ? Nous, nous avons nos fusils.

— Le retour se fait dans le même silence. Un épuisement total nous annihile. Pourtant, une fois casernés, un frichti avalé, tu me traînes dehors. Tu ne supportes plus les bravades de ces gamins, fiers de leurs exploits, le slip encore mouillé de trouille. Tu as besoin de parler. Moi aussi. Il n’y a rien à dire. Simplement, nous partageons la même horreur, le même dégout. Nous sommes frères, si tristement. Pourquoi sommes-nous différents ?

— La routine s’installe. Tous les deux ou trois jours, cela recommence. Je crois que le premier moment où ça a basculé, c’est la mort de Bertrand. Le mec jovial, un peu enveloppé. Il est rentré dans une maison. Il y avait un fellagha. Un coup de feu. Après, ça a été la curée sur le fellouze. Ils se sont acharnés dessus, alors que nous étions tous les deux auprès de Bertrand. Il n’y avait pas de secours. Juste la trousse. Il était touché au ventre. On l’a transporté sur une civière bricolée. Il hurlait à chacun de nos pas. Allongé à nos pieds dans le camion, il est mort pendant le trajet. Tu as pris ma main, discrètement. Tu avais deviné, ou tu partageais, ce désespoir de l’horreur. C’était notre premier contact physique, si nécessaire, si indispensable pour ne pas se muer en monstre. Seuls, nous n’aurions pas pu.

— Après, nos camarades sont devenus des bêtes. Le soir, ils se vantaient de leur tableau de chasse. La mort donnée devenait un chiffre pour épater les copains.

Je ne pus retenir une réaction.

— C’est horrible !

— Pourtant, il te manque l’essentiel ! D’abord, il y a les bruits, les cris. Ajoute les odeurs de brulé de chair brûlée. Surtout, lors d’un combat, tu n’es plus le même : tu n'entends pas les mêmes sons, tu ne vois plus les mêmes choses. Ton acuité est multipliée par cent. Quand tu en sors, tu es lessivé, vidé. Pourtant, c’est dur à dire, mais tu as envie d’y retourner, pour de nouveau avoir cette impression de superpuissance, malgré la peur, le risque. On ne peut pas rendre compte de cela, de la transformation en nous.

— Christophe, il a ressenti la même chose ?

— Je ne crois pas. Il n’a jamais perdu le contrôle de son esprit. C’était encore plus terrible. C’est ce qu’il me disait.

— Quelle expérience ! Et après ?

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