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— La situation a empiré. Pourtant, le capitaine n’arrêtait pas de nous dire d’être respectueux de ces populations, de ne pas tuer inutilement. « Un tué, c’est dix hommes contre nous ! » Les démons avaient été libérés.

— La situation devenait difficile. Nos camarades nous écartaient des opérations, en nous injuriant. Tu leur avais expliqué, depuis longtemps, ton point de vue. Ils avaient entendu sans comprendre. Maintenant, il te traitait comme un traitre, et moi avec. Cela me blessait, vieilles réminiscences d’histoires d’honneur. Tu me consolais en me parlant de valeurs humaines. Tu avais mille fois raison, mais je restais déchiré.

— Cela faisait longtemps que nous ne nous parlions plus. Refaire le monde depuis l’enfer n’avait aucun sens. Je te voyais noircir des pages. Je repensais à la nécessité de témoigner, dont tu m’avais parlé. Quand tu es sorti, je t’ai accompagné. Nous avons parcouru cette ville inconnue. Tu as remis l’enveloppe à une femme, sans un mot. J’étais fier de le faire avec toi. Ce qui était une stupidité, car, si nous avions été surpris, cela aurait été le conseil de guerre. Mais agir avec toi était une belle chose. Sur le chemin du retour, tu as posé ta main sur mon épaule, tu m’as regardé. Tu n’as pas osé, ou su, me remercier, mais je voyais ta gratitude que je sois avec toi. Après, modestement, je faisais le guet, pendant que tu écrivais. Jamais je n’ai eu l’impression de trahir. Seulement celle de partager.

— La vraie bascule, c’est le gamin. D’un accord tacite avec les autres, notre rôle se bornait maintenant à la garde des prisonniers, tandis que nos camarades faisaient le sale boulot. Nous n’avions plus leur confiance. Est-ce que cela changeait quelque chose ? Tenir le fusil ou permettre à un autre de le tenir, notre implication restait la même. Ce jour-là, comme les précédents, ils étaient une vingtaine, assis à l’ombre d’un arganier, résignés, abattus par ce sort. Sauf ce gamin, treize ou quatorze ans, qui s’agitait. Tu as été vers lui, tu l’as forcé à se rasseoir, et de ta voix douce, tu as prononcé quelques mots d’arabe. Tu te donnais le mal de l’apprendre, pour les comprendre, me disais-tu.

— Nous savions ce qu’il allait faire. Une seconde fois, tu es intervenu. Puis, il y a eu l’arrivée d’une nouvelle fournée, un moment de cafouillage. Le gosse est parti en courant. L’un de nos camarades a levé son arme. Un autre a dit : « Laisse, c’est un gamin ! ». Georges, le plus brutal, a lancé : « On va se le faire comme un lapin ! ». Ils se sont amusés à l’effrayer, à le faire courir à gauche, à droite. Ils étaient cinq, couvrant nos cris de leurs coups de feu. Le gosse est tombé, levant les bras vers le ciel perdu à jamais. Leurs railleries ont accompagné notre retour.

— J’ai senti ton effondrement. Mais je ne m’attendais pas à ça. Le soir, tu n’as pas pu te retenir. Tu as commencé doucement. Je savais combien te coûtait la maîtrise de ta colère. Le ton est monté trop vite. J’ai vu la honte, chez beaucoup, mais c’était trop tard. Georges, décidément le plus con, t’a jeté son gobelet de vin à la figure. Toi, le doux, tu as éclaté. La table renversée, le pugilat. Quelle hargne, quel malheur en toi pour que tu frappes si fort !

— Tu as été mis aux arrêts. Le capitaine m’a désigné pour te surveiller, pour me punir aussi ? Tu as senti ma peine, quand je t’ai poussé dans la cellule ? La porte était trop lourde pour que nous puissions parler. J’aurais tant aimé pouvoir te dire mon soutien total, ma lâcheté de ne pas t’avoir plus soutenu. Surtout, très égoïstement, j’avais besoin de toi pour comprendre comment de braves gars pouvaient se transformer en barbares. J’avais peur de basculer, moi aussi, dans le plaisir si facile, si libérateur, de haïr et de tuer.

— Le lieutenant nous a convoqués. Un appelé, comme nous, mais qui avait fait l’école d’officiers.

Il avait remarqué notre comportement. Il estimait que nous représentions un danger pour le bataillon pour nous-mêmes. Il en avait parlé avec le capitaine. Ils n’étaient pas des brutes, juste des hommes en guerre. Il nous a parlé des SAS, ces Sections Administratives Spéciales, dans lesquelles des missions de pacification étaient menées. Ils cherchaient des volontaires. C’était une autre façon de ramener l’ordre. Nous avons accepté.

— Bien sûr, tu connaissais ces actions. Dès la sortie du bureau, tu as douché mon espoir de finir nos derniers mois loin des horreurs. Souvent, ce n’étaient que des camps de prisonniers, où s’entassaient les paysans expulsés, pour assécher les troupes de l’ALN, les couper de leurs relais dans la population.

Le charme est rompu bruyamment par un coup dans la porte. La femme entre dans la chambre avec un plateau peu appétissant. Elle interpelle Jean, lui intimant de manger, « cette fois ! ». Elle ressort, indifférente à sa réponse, qu’il ne juge sans doute plus nécessaire de formuler.

— Elle s’appelle Fatima. Elle vient de là-bas. Tu as vu son voile. Une seule fois nous avons parlé ensemble. Je lui ai dit que j’avais connu son pays. Pas dans quelles conditions ! Je ne crois pas qu’elle ait calculé. Elle est jeune, comme toi. C’est de la vieille histoire. N’empêche que c’est la plus gentille avec moi.

Il était dix-sept heures. Il poussa le plateau, en marmonnant : « De la merde ! », avant de se tourner vers moi et de reprendre son regard lointain.

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