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— Je me souviens juste de la traversée, de cette mer immense. Je l’avais vue en Normandie, déchaînée et grise. Tu ne l’avais jamais vue. Malgré le vent de la vitesse, nous nous étions mis à l’avant. C’était interdit et on s’est fait engueuler. Je nous revois éclatant de joie après avoir vu les dauphins, ou nous être pris les embruns ! Je ne me rappelle plus comment nous avions fui la cale avec les transats alignés dans les mares de vomi.

— Après, c’est un peu vague. Nous avons été transportés de caserne en caserne, toujours et encore à ne rien faire, sauf répéter ces exercices stupides. Si ! Je me souviens de notre extase partagée sur la lumière ! Pour nous, gens de la grisaille, la pureté et la dureté du ciel bleu étaient un ravissement. Une fois, plus tard tu m’as dit regretter le ciel bas et humide, malgré la douceur de ce climat.

— Nous étions tellement en dehors du monde militaire et de son esprit. Nous avions le nôtre, où nous refaisions l’autre, le moche, celui des malheurs. Nous partagions les mêmes valeurs, la même volonté de tout transformer pour vivre en paix et heureux. Ce n’est qu’alors que tu m’as dit que tu étais communiste. Des mois avant, je t’aurais haï, être immonde appartenant à une engeance malfaisante et dangereuse. Mais si toi, tu l’étais, cela devenait passionnant. Tu m’avais déjà fait réfléchir sur la religion. Je n’avais pas été trop difficile à convaincre…

— De quoi n’avons-nous pas parlé ! De tout ! Sauf de ça. Mais je ne l’ai compris que bien plus tard.

— Tu es toujours là ? Je t’embête avec mes histoires…

Je ne compris pas tout de suite qu’il s’adressait à moi.

— Excuse-moi, Joachim. C’est bien ça ? Je suis parti dans mes souvenirs d’un seul coup. J’avais tout enfoui, depuis si longtemps. C’est vrai que tu lui ressembles. La même couleur de cheveux. Tu sais, on nous rasait presque la tête, soi-disant à cause du casque ! Il avait les yeux bleus, pas comme toi, mais la même douceur du regard. Sauf quand il s’enflammait. Voilà ! C’est le port de la tête, un peu sur le côté. Avec la stature, c’est confondant. Je t’ai parlé comme si c’était lui. C’est sans intérêt pour toi. Je m’arrête. Tu peux partir si tu veux.

— Non, non ! Continuez…

Il avait une telle douceur dans la voix quand il évoquait son ami que je voulais connaître la suite. Qu’étaient-ils devenus, tous les deux ? Qu’avaient-ils vécu ? De quoi n’avaient-ils pas parlé ?

— Je suis remonté dans ma jeunesse. Tu as compris de quelle époque il s’agit ? Tu en as entendu parler ?

— Ben, oui. La guerre d’Algérie. Nous l’avons étudiée en terminale.

— Oui, sans doute. La faire, c’était autre chose !

— Mais ça ne semblait pas si terrible. Enfin, non. Ce que je veux dire, c’est que c’était une guerre pas très importante.

— Ça dépend pour qui. C’est vrai qu’elle n’a pas concerné tout le monde. Mais pour les Algériens, les Pieds-noirs, ce fut un cataclysme. Ce que je t’ai raconté, c’est le début. Après…

— Avant de reprendre, vous pouvez me dire en quelle année cela se passe ?

— En 1959. J’ignorais tout de ce pays, de ce qui s’y passait. On parlait des « événements ». C’est Christophe qui m’a expliqué la colonisation, la lutte pour l’indépendance, le FLN, le Front de Libération Nationale, et son armée, l’ALN. Il m’a aussi dit que certains communistes aidaient les terroristes. Il y avait même eu des guillotinés pour ça. Quand je lui ai demandé pourquoi lui était dans la troupe, il m’a dit qu’il fallait témoigner, partout. Parce que l’autre solution, c’était l’insoumission. Il fallait beaucoup de courage et de convictions pour refuser l’appel, se cacher ou accepter la prison.

— Il était courageux…

— Oui ! Mais surtout, il était engagé, il croyait en ses luttes. Il était intelligent, volontaire. Il était…

— Vous en étiez amoureux ? Oh, excusez-moi ! Ce n’est pas ce que je voulais dire. C’est trop indiscret. Je suis désolé.

— Non, ne le sois pas. C’est amusant, cette question. Et toi tu as une amoureuse ?

— Non…

— Je veux dire une amoureuse ou un amoureux. C’est la mode maintenant !

— Non. J’ai cru, mais non. Plus maintenant.

— Tu es jeune, tu vas trouver ! Mais je ne sais pas si tu peux comprendre. Quand tu trouves que la vie d’un autre, ou d’une autre, est plus importante que la tienne, car sa disparition te tuerait, alors tu peux dire que tu es amoureux !

— Vous l’étiez, alors ?

— Non. Nous étions amis, c’est tout. À cette époque, il n’y avait pas beaucoup de sentiments, même entre homme et femme. On ne le montrait pas. Entre deux garçons, comme entre deux filles, ce n’était pas possible, même pas envisageable. On était amis, pas plus, sans chercher à savoir ce qui nous rapprochait, l’ennui de la vie militaire ou autre chose. Il n’y avait rien entre nous, sauf cette dépendance, cette estime, cette admiration.

— Je ne voulais pas être indiscret…

— C’est sans importance. Je peux te demander un service ?

— Bien sûr !

— C’est de continuer à te parler comme si tu étais lui. J’en ai tellement besoin. J’ai tellement attendu. Il faut que je le fasse avant de partir.

Malgré ma réticence à m’enfermer dans cette ambiguïté, je l’encourageai à reprendre.

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