Au point où j’en étais, autant prendre le pire ! Bêtement, j’avais accepté d’accompagner ce camarade qui visitait « les vieux ». Ça sentait la charité de bondieuserie. Jusqu’à l’entrée, car après, ça sentait plutôt la chair décomposée. Le passage devant les fauteuils roulants, alignés derrière la vitre à la lumière glauque de cette journée hivernale, était saisissant de cruauté. Je n’avais pas connu mes grands-parents dans cette déchéance, j’ignorais tout de ces naufrages.

Il allait voir Marguerite, me déclinant chaque porte avec une grande variété d’adjectifs, pas toujours respectueux. Arrive, il me montra la porte en face, celle de Jean : « un pauvre type sans intérêt qui n’arrive pas à lâcher la rampe ». Au point de malaise où j’en étais, autant choisir celui qui me dégoutera définitivement de mes élans généreux.

La pièce, exposée au nord, était sombre, mais sans cette odeur de mort. Le vieillard lisait calmement, sans être apparemment gêné par les télés qui beuglaient dans les autres chambres. J’osai un timide bonjour. Il leva les yeux, mit un peu de temps à sortir de ces rêves et se mit à pleurer.

— Christophe, tu es revenu ? Tu ne m’en veux pas ?

Mon besoin de fuite luttait avec mon éducation.

— Pardonnez-moi, je vous laisse.

— Non, non, ne t’en va pas !

Comme je restais debout, il m’invita à m’asseoir : le piège était refermé.

— Excusez-moi, j’ai eu un moment d’affolement. Tu lui ressembles tant.

Cette soudaine familiarité acheva de me bloquer.

— Quel est ton nom ?

— Joachim. Je passais juste vous dire bonjour.

— Va allumer la lumière, je ne peux pas bouger.

Allumer, c’était m’installer, mais j’obéis.

— C’est vrai que tu lui ressembles, mais j’ai été trompé par la pénombre. Tu as quel âge Joachim ?

— Vingt ans.

— Tu as de la chance ! C’était notre âge quand nous nous sommes rencontrés…

Un silence le prit. Je devinais qu’il était reparti dans cette jeunesse si lointaine. Je n’avais plus qu’à attendre qu’il me libère.