Chapitre IV. Les Limites

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Réveillée bien avant que l’alarme ne sonne, elle s’est levée et habillée. Dans tout le navire, à l’exception sans doute du quart de veille, l’équipage est endormi.

Pour elle cela signifie encore une heure d’un silence à peine perturbé par la ventilation. C’est une étrange sensation tout ce calme. En d’autre lieu, quelque part en bas, elle serait à l’affût du moindre mouvement ou du moindre bruit, traitant chaque événement comme une menace potentielle. Elle prend conscience que cette tension si familière qui l’a maintenue en vie jusqu’ici, n’a pas envie de se manifester ce matin. D’instinct son corps lui dit qu’elle n’a rien à craindre.

Rien à Craindre ?

Elle a du mal saisir le concept de ces mots qui viennent de lui traverser l’esprit. Comment peut-elle n’avoir rien à craindre alors qu’elle vient de débarquer dans ce milieu complètement inconnu ? Elle devrait s’en inquiéter, mais non ! Rien à craindre.

Derrière le hublot, le port est encore plongé dans l’obscurité. Elle observe pourtant des points chauffés à blanc s’éloigner soudain du sol en traçant vers le haut des traînées fulgurantes. Le trafic ne s’arrête jamais. Quelque part sur le tarmac, des projecteurs viennent de s’allumer. Ils entourent un gros cargo tout en rondeur. Des véhicules utilitaires s’en éloignent rapidement tandis que le ventre du navire s’éclaire soudain. Ses yeux sont, un instant, éblouis, mais s’acclimatent rapidement à cette clarté. Elle ne le sait pas encore mais la lumière provient des réacteurs de sustentation. Le cargo replit alors ses trains d’atterrissage et, désormais, il flotte lourdement à quelques mètres au-dessus de la piste. Un signal lumineux au sol et il se met poussivement en mouvement. L’engin s’éloigne ainsi de plusieurs centaines de mètres des autres navires stationnés, puis, s’immobilise à nouveau et marque un temps d’attente jusqu’à un nouveau signal. L’intensité lumineuse sous son ventre augmente alors progressivement. L’appareil s’élève encore d’une dizaine de mètres et juste avant l’allumage de ses propulseurs principaux, s’incline d’une quarantaine de degrés par rapport à l’horizontale. Sans prévenir un violent éclair de plasma bleu jaillit des tuyères et le gros cargo accélère soudain comme s’il était placé dans une catapulte invisible. À son tour, il n’est bientôt plus qu’un point incandescent dans le ciel d’encre.

Elle consulte l’horloge. Encore pas mal de temps avant son propre décollage. Prise d’impatience, elle décide de se rendre au mess. Elle ouvre la porte de sa cabine, écoute un instant, puis en franchit le seuil, direction deux ponts plus bas. Elle traverse le jardin plongé dans l’obscurité guidée par la lumière du mess et l’odeur de cuisson à faire saliver qui s’en échappe. Elle y trouve Brem et deux autres hommes en train de s’affairer autour d’un four dont ils retirent des petits pains. Le Bosco ne l’a pas vue arrivée.

Elle s’approche et l’interpelle :

« -Bosco !

Le gaillard se redresse. Des gouttes de sueurs perlent sur son front qu’il essuie d’un coup de torchon.

-Eh Nam ! Déjà debout ? Paré pour le grand départ ?

-Je n’arrivais pas à dormir. Je peux aider ?

-Tu peux aider ? Ici c’est ok je viens de finir le pain. Tiens attrape !

Il lui lance l’un des petits pains ronds encore chaud, qu’elle saisit au vol avec dextérité.

-T’as la bouffe sur le comptoir, sers-toi un p’tit dej pendant que je prépare du café pour la timonerie où tu iras le porter au capitaine.

-Ok.

N’ayant que peu mangé la veille, elle mord à pleines dents dans le pain craquant encore chaud et se trouve soudain dans l’embarras devant le choix de nourriture. Œufs, saucisse, charcuterie ou encore fromage, fruit et yogourt. Elle se sert un peu de tout et se remplis un grand verre de jus de fruit.

Brem l’observe.

-Eh ben ! Tu ne te laisses pas abattre.

-Euh y’a une limite ?

-Nan ! Mange moussaillon ! Tu ne sais pas ce qui te mangera !

Elle ne se fait pas prier et nettoie la totalité de son plateau en quelques coups de fourchette.

-Woua ! C’est cool d’être un Compagnon. S’exclame-t-elle repue.

-Eh ! Tu n’es pas ici pour prendre du poids non plus. Va ! Embarque la carafe isolante et files à la timonerie. C’est le moment de mériter ta pitance.

-À vos ordres.

Elle bondit sur ses pieds, s’empare du récipient désigné par Brem et quitte le mess non sans laisser échapper un rot retentissant.

Lorsque la porte coulissante s’ouvre sur la passerelle, le capitaine Houarn et son second Faye Lin sont debout devant la console de navigation et lèvent simultanément la tête. Le regard froid de Faye Lin se verrouille aussitôt sur elle.

« -Permission d’accéder à la passerelle ? Demande Namuelle en suivant le protocole appris la veille.

-Accordé, fit le second

-Désirez-vous du café ?

-Tu parles que j’en veux ! s’exclame Houarn tout en s’étirant.

La petite remplie la tasse que lui tend son capitaine. Il la porte immédiatement à ses lèvres.

-Ouais ! Ça c’est d’la bonne dope ! Sacré Brem son kawa elle le meilleur de tout ce secteur de la galaxie.

Lin lui indique le muge près d’elle.

-Il faut dire, reprit le commandant en saisissant la tasse, que l’on doit être les seuls à boire de ce truc dans ce secteur de la galaxie. Je me demande bien ou vous avez pris l’habitude de boire ce jus amer ?

-Vous semblez pourtant y avoir pris goût ?

-Ces propriétés sont évidentes.

-Je vous laisse la carafe ?

-Oui et vous pouvez disposer. Lui répond sèchement le second.

Elle se dirige vers la porte à reculons et sans précipitation, elle aurait aimé rester jusqu’au départ. Sa lenteur ne passe d’ailleurs pas inaperçue au capitaine qui lui jette un regard interrogateur ce qui lui fait tourner les talons pour se précipiter hors de la passerelle.

Il ne sait pourquoi, il interpelle la gamine.

-Une minute !

-Capitaine ?

-Tape-toi le cul dans un coin en la fermant, je m’arrangerais avec Brem.

Namuelle encore dans l’encadrement se demande ce qu’elle doit faire.

-Ce n’est pas ce que tu veux ? Être sur la passerelle pour le départ ?

Elle se dandine d’un pied sur l’autre.

-Si, murmure-t-elle.

-Eh bien vas-y poses toi !

Il lui indique un siège près de la console de navigation où elle prend place en silence.

Lin jette un œil surpris à son capitaine.

-Ils trouvent toujours un moyen d’échapper à Brem pour être sur la passerelle au moment du départ. Se justifie t’il. Vous verrez les autres ne vont pas tarder à rappliquer. De plus pour notre amie Namuelle c’est son premier départ. Où en étions-nous ?

- Le trafic près des Portes de Zhongjiu.

-Ouais, Je suppose que l’on peut les contourner en traçant par les nuages de Laichifan. Cela nous prendra cinq jours de plus qu’un trajet par les Portes, mais je préfère cette solution plutôt que de me taper cette bureaucratie débile pour traverser ce foutu système.

-Cinq jours ou cinq semaines, cela dépend des rayonnements.

-Laichifan n’est pas dans une phase d’activité pour le moment et devrait le rester pour au moins cinq mois.

Faye Lin tique sur cette dernière observation. Son capitaine avait une idée derrière la tête pour jouer un coup de poker avec le comportement capricieux de cette étoile.

- Va pour cette route, ensuite depuis Laichifan il y a la route de Melk qui nous mettrait à trois semaines des comptoirs d’Ephendrum. Quitte à se rallonger, autant se rallonger utile.

-Hum… Ouais ce n’est pas con. Dans cette direction c’est le dernier comptoir avant les limites. Il y a toujours de bonnes affaires dans ce coin et la sécurité s’est beaucoup améliorée. Si on peut atteindre les Limites sans avoir à constamment surveiller nos arrières et faire le coup de feu, cela sera toujours du stress et de la fatigue en moins pour les équipages.

-Surtout si la crise que nous avions croisée la dernière fois près des limites ne s’est pas calmée. Ephendrum c’est aussi le bon endroit pour glaner des renseignements sur la situation. Ensuite pensez-vous reprendre la route ou nous nous étions arrêtés ou avez-vous un autre itinéraire en tête ?

-Non je pense continuer. Nous avions repéré au télescope plusieurs étoiles pouvant abriter des systèmes habités et j’ai analysé les émissions radio résiduelles qui semblent indiquer la présence de civilisation interstellaire, mais j’hésite encore à traverser cette nébuleuse, une nova récente.

-Quel âge ?

-Quelque chose entre dix et vingt mille ans, c’est encore tout chaud.

-Un peu trop si vous voulez mon avis, à moins que vous n’aimiez briller dans le noir.

-C’est aussi la raison pour laquelle la compétition dans ce secteur sera un peu moins rude. L’Hermine et mes cargos peuvent encaisser les radiations si on ne s’approche pas trop près du nuage de débris. Les autres traceurs non. Il leur faudra des mois pour contourner cette étoile à neutron.

-La plupart des traceurs sauf …

Houarn se fendit d’un léger rictus.

-Ouais sauf Phraser.

-On y est. Fait Lin faussement exaspérer.

-Il part dans une semaine et il ne sait pas qu’on décolle ce matin. On va le griller sur ce coup-là.

-Vous êtes sûr qu’il compte se rendre dans ce secteur.

-A quatre-vingts pour cent. Et même s’il ne pointe pas son groin par là c’est tout bénef pour nous.

Namuelle, trop basse, se tord le cou pour suivre les déplacements du curseur sur la carte holographique que manipule le Capitaine. Elle veut voir les Limites dont elle a tellement entendu parler. Mais en se soulevant sur son fauteuil, elle manque de glisser et se rattrape juste sur le bord de la console, ce qui ne passe pas inaperçu des deux officiers qui lèvent simultanément un sourcil exaspéré.

Après un moment de silence, le capitaine se penche vers elle, passe une main sous le fauteuil et actionne la commande de hauteur pour amener le champ de vision de la jeune fille au niveau de la carte.

-Ça devrait aller mieux comme ça.

-Merci. Je voulais voir où sont les Limites.

-Tu les verras bien assez tôt. Maintenant j’apprécierais vraiment de ne plus avoir à remarquer ta présence.

Il se ravise pourtant, fait un zoom arrière pour révéler l’ensemble de la Galaxie.

-Les limites sont grosso modo les frontières du Légirat, la partie non cartographiée de la galaxie. Tu vois l’extrémité de ce bras de la spirale. Il correspond à l’empire du Légire. Il faut près d’un an et demi pour le parcourir dans le sens de la longueur.

-Ça a l’air tout petit pourtant !

-À l’échelle de la galaxie, oui c’est petit.

-Y’a quoi après les Limites ?

-Le même chaos bordélique qu’ici à la différence que cela ne fait pas partie du Légirat.

-Pourquoi on y va alors ?

-Beaucoup moins de concurrence. L’autre raison c’est qu’au-delà des limites il y des milliers de nouveaux mondes à explorer et qui dit nouveaux mondes dit nouvelles technologies et nouvelles cultures ce qui signifie de nouveaux produits donc de nouveaux marchés, autrement dit beaucoup de fric à se faire.

-Et on va où ?

-Ici.

Houarn affiche un ensemble d’étoiles.

-Six mois après les Limites, nous explorerons ce secteur. Mais avant nous feront plusieurs haltes sur des planètes avec lesquelles nous avons débuté précédemment des négociations pour ouvrir des comptoirs…

Lin interrompt le capitaine et réoriente la conversation sur le voyage à venir.

-À ce propos j’aimerais discuter avec vous des requêtes de cette planète « Halamene ». Je trouve leur taxe sur le transport de matières organiques un peu abusée, sous ce terme ils regroupent aussi bien nos réserves de nourriture, l’équipage lui-même, mais aussi le contenu des réservoirs de recyclage des matières fécales.

-Ce n’est pas la première fois que nous rencontrons ce genre d’arnaque bureaucratique, « Halamene » est une petite planète qui vient à peine de découvrir qu’ils ne sont pas seuls dans l’univers, tout au plus une vingtaine d’années. Il doit bien il y avoir quelques marchandises dont ils ont besoins et que nous pouvons proposer à tarif négocié en échange d’une exonération de cette taxe. Je me vois mal me retenir de caguer pendant deux mois.

-Oui, des hydrocarbures. Ils ont complètement épuisé leurs réserves naturelles...

Les deux adultes reprennent leurs planifications tandis que Namuelle admire la dextérité de Faye Lin à manipuler les cartes interstellaires. Un jour, Elle saura, elle aussi, naviguer l’espace profond.

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