Chapitre I. Petit Rat.

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Ici l’obscurité a une odeur. Une odeur puante et grasse. La chaussée huileuse semble même refléter cette fragrance. Elle grimpe contre les murs, enveloppe les détritus et les êtres sans distinction. Ça pue ! L’air pue, les couleurs puent, les murs puent !

Au fond d’une impasse un gaillard garde une entrée. Lui, il ne s’aperçoit pas de l’odeur, il ne l’a jamais senti, il est né ici. Il ne peut sentir personne de toute façon. C’est pour cette raison qu’il garde la porte, des fois qu’une mauvaise odeur voudrait entrer. À l’intérieur ils ne veulent pas sentir la rue. Alors les puants passent au large.

Normalement.

Maintenant il y a cette ombre qui approche, aussi furtive que prudente. Un rat, pas le rongeur bien entendu, plutôt un nuisible, encore un de ces gosses. Elle, car c’est une fille, se plante devant le videur. Petite Brune à peine pubère, des yeux francs et noirs. Dans une main, une note chiffonnée qu’elle lève vers le molosse avec aplomb. Il lui arrache presque le bras en la saisissant. Elle recule un peu et s’attend à recevoir des coups.

Les mots peinent à atteindre les zones cognitives de son cerveau et provoque une grimace douloureuse sur le visage du cerbère. Finalement il lève un sourcil surpris et s’écarte pour laisser passer la gamine, lui rendant la note au passage.

Une porte automatique s’ouvre pour la laisser passer et se referme sans manière derrière elle. Il fait sombre dans le sas, mais de la musique assourdie lui parvient. Un chuintement se fait entendre et un bras articulé sort du mur pour la parcourir de bas en haut. Après quelques cogitations électroniques, la porte décide que cette petite brunette n’est pas un danger pour la clientèle du « Passeur d’étoile » et le sas se libère.

L’ambiance l’assaille, ça hurle et ça s’invective en se tapant sur l’épaule tout en éclusant des litres de liquide alcoolisé. Au comptoir des filles tapinent et les clients tâtent la marchandise. Au fond un orchestre tente de se faire entendre en évitant des projectiles divers. Rien qu’une clientèle habituelle pour ce genre de rade, principalement composée d’hominidés et de quelques anthropoïdes d’un genre qu’elle ne peut reconnaître.

Elle observe autour d’elle et repère un écran. Les offres d’embarquement y défilent et dans un coin celle qui l’intéresse. Après l’avoir noté sur le bout de papier, elle se dirige vers le comptoir. Derrière ce dernier un type, le patron semble-t-il, dirige d’un simple regard le service de salle, s’assure que les clients soient servis convenablement et les fait mater s’ils s’énervent. La jeune fille lui tend la note, il secoue la tête négativement.

-« Pas encore arriver. Poses toi dans le coin. »

Dans la direction indiquée elle trouve un groupe hétéroclite qu’elle n’avait pas remarqué en entrant. Un ensemble de tronches toutes plus sinistres les unes que les autres, aventuriers, soldats de fortune ou navigateurs. Tous des hommes du grand sombre, bourlingueur de l’espace profond en attente de trouver un patron pour les embarquer.

Aucun siège n’est libre, elle se cale donc contre le mur, les mains au fond des poches, serrant plus qu’elle ne le voudrait le billet qui lui a ouvert la porte. Elle essais de faire le vide pour calmer sa nervosité. Elle n’aime pas cet endroit, elle représente une proie facile pour celui qui n’a pas envie de payer l’une des pros au comptoir. Depuis le temps qu’elle échappe aux gangs, sa chance finira par mal tourner. Un frisson la fait trembler mais la douleur de ses ongles qui s’enfoncent dans sa paume la ramène à l’instant présent. Elle doit partir, aujourd’hui est le jour.

Dans la salle elle reconnaît quelques visages, des marins habitués de « L’escale » un autre bar ou elle fait parfois la plonge. De grandes gueules qu’elle prend pourtant plaisir à écouter tard après son service. Leurs bobards lui permettent de s’évader de son trou. Elle ne compte plus les fois où elle a voulu les suivre. Jamais elle n’aurait cru avoir le courage de le faire, du moins pas depuis la veille. Si elle n’avait pas heurté l’amour propre et les testicules d’une petite frappe locale qui en voulait à son innocence, elle serait en train de se préparer à commencer son service. Mais le voyou avait un oncle et celui-ci avait le contrôle de la zone où se trouve l’Escale. Maintenant tonton la recherchait pour lui donner une correction qu’elle devinait fatale.

Dans un inhabituel geste protecteur, Dreid, le patron de l’Escale, lui avait remis le billet qu’elle serrait si fort. Usant de quelques relations parmi les « Compagnons du Grand Sombre » il lui avait trouvé un navire en partance, ceci à la condition qu’elle se présente au « Passeur ». Comme s’il fut s’agit d’une incantation magique il lui avait donné un nom à invoqué pour son passage; Kawrantin Houarn.

Elle le connaissait pourtant pour l’avoir déjà servi à l’Escale et n’ignorait rien de sa réputation, mais si le brouhaha n’avait brusquement pas fait une pause, elle aurait raté l’homme qui portait ce nom. Elle ne s'attendait pas dans ce lieu, à un silence aussi respectueux ; Kawrantin Houarn était là.

Il salue l’assemblée d’un signe de tête. Grand et noueux, les cheveux légèrement grisonnants et sur le visage les lignes d’un récit fait de souffrances. Il est accompagné d’une jeune femme, Faye Lin, à la fois son second et sa navigatrice, le physique élancé, les cheveux blonds presque blancs à la garçonne et le regard bleu froid, simplement belle.

Ils s’installent dans une alcôve, le patron obséquieux les sert lui-même. Sa tache achevée, il se tourne vers la jeune fille et de loin lui fait signe de venir tandis qu’il retourne à ses propres affaires. Sous le regard des deux adultes, elle s’approche de la table. Houarn se caresse le menton, austère. Lin la toise avec un mépris certain.

-« Bonjour je m’appelle …

- …Namuelle, oui je sais. Nous nous sommes déjà croisés, tu es plutôt jeune. Douze, treize ans ?

-Treize.

-Tu sais lire au moins ?

-Oui

Il jette un œil à sa navigatrice tout en continuant de s’adresser à la jeune fille.

-On n’est pas très fort pour faire la nounou. J’espère que tu comprends qu’il s’agit d’un travail pas d’une promenade.

-J’ai bien compris, puis il y a des mousses plus jeunes que moi.

-Je préfère généralement engager des personnes avec un ou deux ans de plus. Mais dans ton cas Dreid m’a demandé une faveur et t’a décrit comme une jeune fille courageuse. Je dois admettre que le simple fait d’être venue ici montre beaucoup de volonté de ta part. Je t’embarque au salaire de quatre cents Creds par cycle et nous partons demain. »

Quatre cents Creds, un salaire d’adultes sur les vaisseaux de croisières.

-Quatre cents …et demain ?

-Cela te pose un problème ?

-Non, non ! Cool pour les tunes, Mais, ...euh, je n’ai pas l’autorisation pour monter dans les niveaux supérieurs.

-Elle n’a même pas d’existence légale ! Fait Lin exaspérée.

-« N’avait » pas d’existence légale. Corrige t’il

Il sort calmement de sa veste une petite carte qu’il pose sur la table devant Namuelle.

-Capitaine, c’est illégal !

-Ces papiers d’identités sont tout ce qu’il y a de plus vrai, j’ai simplement donné quelques appels.

-Ce rat ne mérite pas une telle faveur, il y a toujours un prix à payer…

-Peut-être ne le mérite-t-elle pas, mais mon ami Dreid, si ! La discussion est close.

Namuelle observe abasourdie la carte qu’elle saisit délicatement.

-Je suis une personne maintenant.

-Te monte pas la tête, là où on va, le grand sombre, ce bout de plastique ne signifie rien.

-On y va maintenant ?

-Ouais ! On s’arrache ! Ça pue ici. »

Devant le métro-élévateur la petite marque le pas et avant de franchir le seuil du wagon jette un œil derrière elle, vers l’obscurité.

- « Ici tu n’as rien et n’y auras toujours rien », la voix froide de Faye Lin qui la presse en lui appliquant la devise des Compagnons ; « Nous n’avons rien et n’aurons toujours rien ».

Mais cette dernière a raison ; ici c’est le néant. Au moment où elle franchit la porte et quand le métro démarre son esprit se projette déjà vers le haut. Deux niveaux de franchis, plus que huit et le monde, son monde, n’est déjà plus le même.

Des piliers qui reposent sur des planchers eux même reposant sur d’autres piliers, ainsi va la citée planétaire appelée Heiguo.

Au fur et à mesure que la cabine progresse la lumière se fait plus intense, là-haut elle aperçoit soudain une brèche éblouissante.

-C’est le Ciel ! S’écrit-elle.

Houarn ne peut s’empêcher de sourire. Autre temps, autre mousse, toujours la même réaction. Le ciel quand on le voit pour la première fois il semble vous aspirer et vous n’avez pas envie de vous retenir. Il observe la lumière qui se fait plus intense sur le visage blanc de l’enfant. Tellement d’innocence dans ce regard qui se tourne soudain vers lui, des yeux qui sans prévenir remuent les sédiments de sa mémoire, effluves de souvenirs violent qui bousculent ses émotions. D’autres yeux, un souffle brûlant et la poussière. Il manque de se perdre dans cette vision, il se reprend et la surface de sa mémoire un instant troublée retrouve la quiétude de l’âme morte qui repose derrière ce visage de granite.

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