13 juin 2016

2 minutes de lecture

Suzanne me harcèle, et ce n’est pas la seule. Je ne peux plus m’asseoir tranquillement sans être dérangé par une femme. Impossible de lire en salle commune ou de manger sans être assailli de questions. Je comprends, à soixante-quinze ans, ce que c’est que d’appartenir à une minorité. Ici, nous sommes un homme pour dix femmes. J’en ai parlé à Émilie, ma fille, et ça l’amuse beaucoup. Elle me raconte que c’est ce qu’elle vivait plus jeune en boîte de nuit. Il y avait tellement de garçons qu’elle devenait automatiquement une proie convoitée. En tant que paternel, j’apprécie modérément ses confessions tardives. Mais elle a eu cinquante-deux ans le mois dernier. Je ne suis plus le protecteur, mais le protégé. Et si elle se moque de moi, elle rirait jaune si je m’accoquinais d’une femme qui détournerait son héritage. Ce serait un coup à me retrouver sous tutelle !

Heureusement pour elle, il y a peu de risques que ça arrive. Ces vieilles femmes me répulsent, avec leurs peaux ridées, leurs muscles flasques, leurs voix chevrotantes. Comment peuvent-elles être attirées par mon corps qui me répugne moi-même ? Je me rappelle encore mes premiers cheveux blancs, mon début de calvitie, les creux aux commissures des lèvres, l’arrivée de la presbytie… Toutes ces étapes qui ont dégradé mon corps me donnent encore envie de pleurer. Comment ne pas avoir envie de me flinguer en me voyant dans le miroir ? Je suis une ruine et ma splendeur passée n’est plus qu’un souvenir fixé sur des photos d’époque. Si je lis autant aujourd’hui et que j’essaye de maintenir mon esprit en éveil, c’est parce que le reste est définitivement perdu.

Le jour de mes soixante ans, considérant que ma dégénérescence allait s’accélérer, je me suis remis à fumer. Qu’est-ce que je me suis fait engueuler ! À mon âge, quel enfantillage ! Sombrer de nouveau dans le tabac alors que ma santé se fragilisait ? On m’a traité comme un gosse, alors que je faisais preuve d’une véritable maturité. Mon entrée au club du troisième âge m’avait ouvert les yeux. Autant justifier l’explosion soudaine de mes frais de mutuelle, non ? Deux ans plus tard, quand mon beau-frère Henri avait lui aussi atteint la barrière fatidique des soixante ans, on s’était même fumé un pétard derrière le garage, comme des adolescents. Je ne savais pas comment il s’en était procuré et j’ai appris plus tard que c’était son moyen de supporter la douleur de son cancer de la prostate. Un médecin comme dealer, voilà qui ne manquait pas de sel ! Henri me manque sacrément. C’était un mec qui prenait tout avec détachement. Son fatalisme l’avait rendu heureux je crois. J’aimerais bien être comme lui, surtout maintenant que la mort s’approche un peu trop près de moi.

La maison de retraite interdit le tabac bien évidemment et Émilie refuse de me fournir en cachette. Ce n’est pas le manque qui me gêne, mais je me sens privé d’un plaisir simple. Il ne me reste que le vin rouge, réputé bon pour le cœur, pour assouvir mes pulsions destructrices. Il faudrait élever une statue à la gloire des tanins. Ils permettent aux petits vieux de boire de l’alcool sans se faire réprimander ! J’essaie d’emporter discrètement les fonds de bouteille dans ma chambre en les transvasant discrètement dans une petite bouteille. Si la tablée est sobre, le butin vaut le coup ! Les autres regardent mon intrépidité avec admiration. À la maison de retraite, je suis un aventurier.


À suivre

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