50. Maitre contre élève

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Son entrée brutale fit lever le nez de Daewon de son livre universitaire. L’agent de sécurité se trouvait à sa place coutumière, son imposant postérieur enfoncé dans son fauteuil, devant le comptoir où la magnifique Narae était en poste. La belle Coréenne accueillit Hyuna avec un regard noir et réprobateur. Qu’importe, la brune se précipita sur Daewon qui se leva de son siège en remarquant son expression catastrophée.

— Qu’est-ce qui se passe ? On dirait qu’on t’a…

— … Jayu est en danger ! Moi, je vais bien. Jayu… Jayu est en danger. Viens avec moi…

Elle tira sur son bras, mais Daewon ne bougea pas. Il consulta sa supérieure qui ne devait rien avoir manqué de cette intervention alarmiste. Narae dit avec prudence :

— Est-ce que tu peux nous expliquer ?

— Non ! Non ! On n’a pas le temps d’expliquer. Il faut aller dans sa chambre, tout de suite. Il est surement déjà en train de...

Elle ne pouvait pas finir sa phrase. Si dans une minute Daewon ne l’accompagnait pas dans les étages, tant pis, elle y irait seule.

— Allez-y !

L’ordre limpide et soudain de Narae surprit Hyuna. Néanmoins, elle ne se le fit pas dire deux fois. Daewon et elle prirent l’ascenseur, jusqu’au deuxième étage. Les portes mécaniques s’ouvrirent et ils descendirent.

Là, devant l’entrée des ascenseurs, Hyuna attrapa le bras de l’agent. Si elle ne l’avait pas retenu, il serait allé directement dans la chambre, au-devant d’un danger dont il ne savait rien. L’inconscient ! Il n’avait aucune idée de ce qu’ils allaient affronter. Cette fois, il ne s’agissait pas d’un quelconque client violent ni d’un mauvais payeur. Daewon devait se croire fort avec sa montagne de graisse et sa grande taille. Mais Hyuna savait que malgré les apparences, si un combat au corps-à-corps devait opposer cet agent et Luka, elle parierait tout son or, et sans hésiter, sur celui qui avait été son tuteur.

— Attends ! chuchota-t-elle. Attends ! Tu as une arme ?

Daewon se retourna, l’allumage automatique ne s’étant pas déclenché, le seul éclairage leur parvenait de l’extérieur, depuis la grande fenêtre qui se trouvait dans le dos de Hyuna. Le visage de Daewon devint un écran pour la lumière orange d’un réverbère et celle turquoise d’un néon d’enseigne. Les ombres de la pluie qui s’écrasaient sur la fenêtre ruisselaient sur les lignes arrondies, un simulacre de goutte coula sur ses joues. Puisque Hyuna venait de chuchoter, Daewon répondit sur le même ton :

— Non.

Un juron franchit les lèvres de la jeune femme. Elle n’avait pas son Canik Shark sur elle. C’était trop dangereux de le transporter tous les jours. Elle se souvenait encore très bien l’avoir laissé à l’appartement, à sa place, dans la table de nuit. Cela signifiait qu’ils n’étaient pas armés, alors que Luka l’était probablement. Au minimum devait-il avoir son éternel couteau. C’était inconscient de s’en prendre à lui à main nue...

Hyuna envisagea sérieusement d’aller chercher son flingue. Si elle courait sur tout le trajet, il lui faudrait environ huit minutes pour faire l’aller-retour. La solution était raisonnable, elle augmenterait de beaucoup ses chances de prendre le dessus sur Luka, mais la raison lui manquait. Chaque seconde perdue à réfléchir était une seconde où elle risquait de le perdre ; d’éventuelles mutilations subies. Si elle arrivait trop tard, à cause d’une mauvaise décision, elle ne se le pardonnerait jamais. Elle abandonna l’initiative de la prudence. Elle devait agir immédiatement, c’était son choix. Le choix d’un esprit trop impliqué émotionnellement, celui de l’impulsivité et de l’amour. Ironiquement, c’était Luka qui lui avait appris à différencier la vitesse de la précipitation, qui lui avait enseigné comment juger d’une situation avant d’entrer en action.

La jeune brune se baissa, souleva une jambe de son jean et découvrit une bottine qui lui montait à la moitié du mollet. Elle en tira trois couteaux de lancer qu’elle plaça entre ses phalanges repliées, telle une professionnelle. Leur éclat étincela dans la lumière de la nuit pluvieuse. L’agent de sécurité écarquilla ses yeux en la regardant faire.

— Qu’est-ce que ? ... bredouilla-t-il.

— Je n’ai que ça sur moi, expliqua Hyuna. Je n’aurais pas le temps d’aller chercher une meilleure arme et la vie de Jayu est en danger, alors... Est-ce que je peux compter sur ton aide ?

— Qu’est-ce que vous êtes exactement ? Des tueurs à gages ? Des agents secrets ?

— Quand nous serons à l’intérieur, il faudra que tu fasses attention à ne pas rester entre lui et moi. Reste en dehors de ma ligne de tir.

— Vous allez tuer cet homme ?

Hyuna ne répondit pas. L’image d’un frelon lui vint à l’esprit. Lorsqu’on tente d’écraser un bourdon, il vaut mieux ne pas rater son coup, car l’insecte charge lorsqu’il se sait menacé. Porter un coup mortel restait la meilleure assurance contre les piqûres.

— Je ne sais pas, mentit-elle. C’est possible.

L’expression inquiète de Daewon lui rappela qu’elle n’avait pas un criminel comme allié, simplement un jeune homme qui venait ici pour se payer des études en sciences politiques. Tuer un homme lui faisait peur. Hyuna allait devoir compter avant tout sur elle-même pour vaincre.

— Écoute-moi, expliqua-t-elle. Je voudrais que tu entres en premier. Mais, attention, l’homme que tu vas voir est probablement armé. Notre seule chance, c’est de l’attaquer par surprise, de s’en prendre à lui avant qu’il n’attrape son pistolet. Il ne faudra pas faire de bruit en entrant. Tu peux faire ça ?

— Évidemment, Daewon bomba un peu le torse. Je suis agent de sécurité.

Sans un son, ils s’approchèrent de la porte d’entrée de la chambre 21. Ils tendirent l’oreille pour tenter de percevoir les actions qui se jouaient derrière la cloison. Rien. Pas un bruit. La pièce aurait tout aussi bien pu être vide.

Puisque les chambres ne pouvaient pas être fermées, l’agent n’eut qu’à baisser la poignée pour entrebâiller la porte. Ils n’avaient pas allumé le couloir pour qu’aucun changement de luminosité n’alerte Luka de leur arrivée. À l’intérieur, la pénombre les attendait et, tout à coup, ils entendirent les plaintes étouffées de leur ami, des gémissements de douleur et des cris d’appels à l’aide. Des picotements d’horreur parcoururent Hyuna.

L’étudiant entra devant elle, comme convenu, en première ligne. Elle le suivit, repoussa la porte de la chambre, doucement, sans la refermer complètement, afin de ne pas être trahie par le claquement. L’ambiance à l’intérieur de la chambre 21 ressemblait à celle qu’ils venaient de quitter. La pièce était plongée dans une clarté nocturne, celle de la lumière laiteuse de la lune. Le ruissellement tremblant de la pluie hachait les rayons, donnant aux éléments des formes incertaines. Partout où elle posait le regard, le mouvement des ombres, les clignotements des néons perturbaient sa vue, lui donnait l’impression de voir ce qui n’existait pas. Il lui semblait que la silhouette de Luka surgissait des ombres.

Par-dessus l’épaule de Daewon, elle ne voyait qu’une infime partie du lit. Un frisson glacial parcourut son échine, car elle y vit deux pieds nus qui s’agitaient. L’intensité lumineuse les rendait noirs, simples silhouettes maltraitées qui se débattaient, les orteils écarquillés sous l’effet d’une torture inconnue.

Daewon avança prudemment. Il n’émit aucun bruit qui put les trahir. Il progressa dans l’alcôve de l’entrée, entre le placard et l’accès à la salle de bain. Petit à petit, Hyuna vit l’ensemble du lit se révéler dans son champ de vision. Son adversaire leur tournait le dos, agenouillé et penché sur la frêle silhouette qui hurlait, dont les pieds grattaient la surface du matelas. Le bourreau enjambait sa victime, l’attention focalisée sur son méfait. On aurait juré voir un fauve se repaitre de sa proie, si affamé qu’il n’entendit pas, derrière lui, d’autres animaux s’approcher.

Quand Daewon fut arrivé à deux mètres de Luka, les genoux fléchis, prêt à se jeter sur lui, Hyuna prépara ses couteaux. À ce moment précis, une lueur imprévisible atteignit ses armes blanches qui réfléchirent la lumière et deux mouches étincelantes se posèrent sur les mains de Luka. L’ancienne gangster sut ce qui allait se produire et ne put absolument rien faire contre cela.

Le monstre bondit en se retournant, il fendit l’air avec son couteau. Daewon, qui avait eu un bon réflexe, recula, mais l’allonge de Luka n’était pas de celle que l’on évite aisément. L’arme trancha son biceps. L’agent se protégea, recula encore et rencontra l’un des meubles de la pièce. Luka frappa deux fois, contre les bras que Daewon avait tendus devant lui pour se protéger. L’agent de sécurité hurla de douleur, en se laissant tomber au sol.

Hyuna lança un premier couteau, un peu trop précipitamment. L’arme atteignit bien Luka, mais dans le dos, au niveau de l’omoplate. Un coup insuffisant pour l’abattre, mais assez pour l’énerver. Elle venait de commettre l’erreur du frelon.

Le blessé, qui n’avait vu que Daewon jusque-là, comprit qu’il faisait face à plusieurs ennemis. Il se retourna en direction de celle qui avait été capable de l’atteindre. Il n’avait pas crié, aucun geste ne démontrait qu’il souffrait. Il tendit seulement sa main libre pour arracher le couteau qui s’était planté dans ses chairs, le retirer et le laisser tomber sur le sol. Cling !

Le cœur de Hyuna battait la chamade, tandis que les yeux de Luka se posaient sur elle. C’était comme une condamnation.

La jeune femme tira un deuxième couteau. Cette fois, elle prit le temps de viser une zone sensible sur sa cible, l’orbite de son œil gauche. Le couteau fila, mais d’un geste du bras, Luka dévia le tir et il y eut un bruit métallique. Cling !

Hyuna grimaça, elle avait le dernier couteau en main, brandi. Mais elle n’osait pas le lancer. Il constituait son dernier espoir, sa dernière arme et la menace avançait sans crainte vers elle. Elle s’interdit de reculer, mais ne tirait pas non plus, car elle savait qu’elle échouerait, que son ancien tuteur dévierait ce tir comme le précédent.

À ce moment-là, l’agent de sécurité attrapa l’agresseur par-derrière, une prise à deux bras, qui lui enserra les épaules. Luka ne pouvant plus se défendre, Hyuna jeta alors son dernier couteau dans sa direction, en visant son cou.

Le poignard de Hyuna quitta sa main, tourna dans les airs. Mais là où la lame aurait dû se planter dans la gorge de Luka, elle ne rencontra que vide, puis, elle poursuivit sa trajectoire jusqu’au mur opposé de la pièce, où elle se ficha dans le plâtre.

Luka venait d’utiliser la force pure pour s’extraire de la prise de Daewon. Il avait propulsé sa tête en arrière, pour que son crâne heurte le visage de l’agent de sécurité, ce qui lui avait brisé le nez. Le bruit du cartilage qui l’on broie, ajouté au cri de douleur de Daewon s’étaient fait entendre. Puis, l’assassin, qui portait toujours des semelles renforcées, avait donné un coup de talon sur les orteils de son opposant, suivi d’un coup de coude. Il s’était baissé et le poignard avait raté sa cible. Le criminel se dégagea alors de l’étreinte et il se retourna vers celui qui titubait.

Tout cela s’était déroulé très vite, Hyuna eut tout juste le temps de voir qu’elle avait manqué sa cible que, déjà, Luka accomplissait le geste de trop, soudain, définitif : sa main, tenant toujours fermement son arme de prédilection, glissa avec certitude sous le menton de Daewon, trancha la jugulaire et la trachée en un seul passage.

La jeune femme crut voir un éclair et entendre un coup de tonnerre au moment où le corps de l’agent de sécurité s’écroula. Ce n’était en réalité que les phares d’une moto qui passait dans les rues, en roulant à grande vitesse, et le vrombissement de son moteur.

Les yeux de la jeune femme passèrent de cette vision d’horreur à la silhouette qui se débattait sur le lit de la chambre. En ombre chinoise, le frêle Jayu s’était redressé à quatre pattes et s’était à moitié retourné pour les voir. Une voiture qui passait, un éclair de luminosité, un instant de clarté : Hyuna vit son visage d’ange barré d’un bâillon. Ses mains luttaient pour se dégager de liens qui lui joignaient les poignets. Ses yeux exprimaient une terreur infinie.

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