51. Leur monde à la rue

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Hyuna fut bien obligée de quitter le gamin des yeux, car Luka s’approchait de nouveau. À pas lents, sans empressement. Il avait déjà gagné.

Elle ne tenta pas de fuir, demeura un instant sidérée. Elle ne réagit que lorsqu’il tendit la main vers elle et que ses doigts se refermèrent sur ses cheveux, là seulement, elle retrouva son instinct de survie, et leva le genou pour le frapper aux parties génitales. Il plia, en lâchant son précieux couteau. En revanche, il ne desserra pas sa prise sur sa longue chevelure. Les racines tiraient sur son crâne, mais si Hyuna criait, ce n’était pas de douleur, c’était de rage. Elle hurla encore, pour se dégager. Elle donna des coups de pieds. Le couteau, percuté, fit une glissade jusqu’à rencontrer la porte d’entrée. La jeune femme planta ses ongles dans les chairs de Luka, dans les poignets qui la retenaient. Elle griffa en grognant, mais rien ne découragea la poigne de l’assassin.

Il la secoua pour se venger du coup bas qu’elle venait de lui faire et il la traina, en direction du lit. Hyuna fut jetée contre le mur et chuta entre ce dernier et le sommier. Immédiatement, elle se remit sur les genoux, mais fut incapable de se redresser davantage. Sa tête se retrouva à quelques centimètres de celle de Jayu. Sa chemise en haillons, déchirée, étripée. Les pans délabrés de la tenue dévoilèrent son dos d’albâtre, marqué par les écorchures qu’y avait inscrites son bourreau. À partir de la taille, il était entièrement nu.

— Jayu, geignit-elle.

Des paroles inarticulées et faibles lui répondirent. Elle reconnut les effets de la drogue en constatant l’hébétude de son regard et ses pupilles dilatées. Il tenta de se redresser, mais échoua, retomba sur le ventre. Sous lui, ses mains semblaient nouées l’une à l’autre.

La jeune femme se releva encore. Elle mit ses coudes sur le matelas, tendit son être vers lui, jusqu’à ce que son front rencontre celui de son protégé. Au contact de sa peau sur la sienne, une angoisse vertigineuse s’empara d’elle. La pire de toutes. La même peur que celle qu’elle avait ressentie dans le bar. Une peur suffisamment violente pour la faire sangloter.

— Luka... écoutez-moi, Luka, gémit-elle.

Par le passé, elle avait entendu des hommes supplier la clémence de son tuteur, jamais il ne s’était jamais laissé attendrir. Elle ne savait pas pourquoi elle s’abaissait à cela, alors que son honneur était la seule chose qui lui restait. Tout, il pouvait tout lui prendre, sauf ça ; et voilà qu’elle le lui cédait, comme s’il avait moins de valeur qu’une rognure d’ongle.

— Qu’est-ce que tu fais là ? questionna Luka. Tu ne viens jamais quand il travaille. Qu’est-ce que tu fais là ?

La voix de son ancien tuteur résonnait gravement, relevée de colère. Il contournait le lit, dessinait un cercle autour d’eux, tel un requin.

Hyuna se hissa plus en avant, grimpa sur le matelas comme une personne à la mer se hisse à bord d’un radeau. Elle parvint à encadrer de ses bras le garçon. Il se redressa et se lova dans ses bras, le torse appuyé contre le sien, la tête levée vers elle. La jeune femme écarta les mèches longues de sa frange pour dégager ses yeux, comme elle l’avait toujours fait. Elle caressa son visage, miraculeusement intact. Seul un grossier hématome bleuissait le nez et les pommettes, mais aucune estafilade disgracieuse ne l’avait encore défiguré. Elle se sentait pourtant émue, par ses yeux brillants, absents et rougis. Les larmes avaient coulé. Elle n’avait pas pu empêcher que Luka lui fasse du mal. Pire. Elle ne pourrait pas empêcher qu’il poursuive.

— Luka... il y a des centaines d’enfants dans cette ville. Laissez-le s’en aller. Je vous en prie. Je vous le demande comme une dernière volonté, la dernière volonté d’un gangster condamné.

Les doigts de Hyuna firent glisser le bâillon de Jayu. Ils libérèrent ses lèvres, secouées d’un tremblement délicat.

— Hyuna… murmura-t-il faiblement, incapable d’articuler davantage que ce mot.

Ils ne se quittaient pas des yeux l’un l’autre. S’ils devaient vivre leurs derniers instants, autant qu’ils les vivent ensemble, en communion. Elle vit qu’il cherchait la force de lui dire quelque chose. Elle croyait savoir de quoi il en retournait.

« Pourquoi tu es venu ? », semblaient dire ses yeux intenses.

— Si, petit oiseau, je n’avais pas le choix. Il fallait que je vienne. Je ne pouvais pas te laisser.

— Tu n’aurais pas dû être là, surenchérit Luka. Je ne voulais pas te tuer, mais tu ne me laisses pas le choix.

De la compassion ? La dernière chose qu’elle aurait imaginé de la part de cet homme. L’assassin chercha un objet sur la table de nuit. Son arme à feu, probablement, quoi d’autre ? L’absence de son couteau l’obligeait à se rabattre sur cette méthode, convenable même si elle lui ressemblait peu. Seulement, sa main ne trouva rien sur la table de nuit. Le vide. Il se redressa, surpris, et Hyuna vit son inquiétude.

Jayu contre son torse s’agita.

— Hyuna… répéta-t-il.

Elle comprit qu’elle avait mal décodé son expression. Il n’avait pas voulu lui demander pourquoi elle s’était portait à son secours. Il avait voulu la prévenir, la prévenir que, alors qu’elle se battait contre Luka, il avait réussi à s’emparer du flingue sur la table de nuit et qu’il était tout près, là, qu’elle n’avait qu’à le lui prendre.

Hyuna baissa les yeux et vit l’arme, piégée derrière les mains ligotées du petit. Il n’avait pas réussi à se délier, mais ça ne l’avait pas empêché de saisir sa chance. Les mains du garçon, secouées de spasmes, firent vaciller l’objet.

Hyuna s’en empara et tourna le canon vers son ancien tuteur.

Il prenait la fuite.

Elle tira, manqua trois fois, mais la dernière balle atteignit la cible. Un cri rauque, une chute ; Luka rampa à quatre pattes pour se réfugier dans le couloir menant à la porte d’entrée. Il avait été touché, à la cuisse, jugea-t-elle, même si elle n’était pas tout à fait sûre. Luka était à présent à l’abri, elle ne pouvait plus le voir.

Les bruits des coups de feu allaient alerter l’hôtel. De plus, Narae avait dû appeler des renforts. Luka était blessé et elle avait une arme à feu.

La chance tournait.

Elle resta vigilante, à genoux sur le matelas, prête à abattre l’homme s’il se mettait à découvert. Son cœur cognait, les doigts de son protégé se serrèrent davantage sur son t-shirt.

Un soulagement infini l’étreint quand la porte de la chambre 21 claqua sur le départ du tueur. Luka avait fui.

Hyuna hésita à lui courir après, inverser les rôles, être celle qui traque. Le chasser. Le tuer. En finir… Elle hésita, mais Jayu hoqueta.

Vivants, ils étaient vivants. Pas même trop abimés. Elle renonça à courir, à rattraper Luka. Elle le regretterait peut-être plus tard. Mais pour l’instant, elle n’avait qu’une envie : s’assurer qu’il allait bien.

Elle s’attaqua à ses liens. Puis, il se redressa, difficilement, jusqu’à parvenir à s’assoir. L’un en face de l’autre, ils s’observèrent et Hyuna vit que la peur qu’elle avait eu de le perdre, il l’avait eue également. Elle fut prise d’une telle exaltation de le savoir sain et sauf, que sans y réfléchir, au moment où il l’attira vers lui, elle accompagna ce mouvement et leur bouche s’écrasèrent l’une contre l’autre. La drogue n’avait pas suffisamment assommé Jayu pour l’empêcher d’assumer ce baiser. Avec une certaine fermeté, il attrapa le visage de Hyuna entre ses mains redevenues libres et mangea ses lèvres, comme un affamé qui se rattrape de mille ans d’abstinence.

Le cœur de Hyuna palpita étrangement, jusqu’à ce qu’elle ne se fasse rattraper par des considérations pragmatiques. Le compte à rebours avait déjà commencé… le Pian Kkoch était en route. Ils n’avaient plus de refuge. Leur monde à la rue.

L’euphorie de Hyuna s’interrompit comme une voiture arrêtée, dans sa course folle, contre le tronc d’un arbre. Impossible de se laisser aller à des sentiments nobles quand le danger s’approche de vous si prestement. Il reviendrait, plus vite, plus fort, plus préparé.

Hyuna lâcha le visage de Jayu et se dépêcha de descendre du lit. Ses jambes flageolèrent. L’émotion, la peur de la fin, et peut-être même ce dernier élan d’amour, toutes ses émotions extrêmes lui avaient coupé les jambes. Elle faillit s’écrouler au moment de mettre tout son poids sur elles.

La jeune femme avait l’impression de ne plus savoir comment marcher. Elle tituba jusqu’à un mur qu’elle utilisa pour se soutenir. Ses pieds se posèrent sur une chose étrange, elle sursauta car cela lui fit penser à une créature horrible. Mais ce n’était même pas vivant. Elle se pencha et ramassa la perruque de cheveux longs et noirs, qu’elle décida d’emporter avec eux. Elle alla aussi reprendre ses couteaux de lancer, en commençant par celui qui était planté dans le mur.

Les deux autres poignards furent récupérés. Enfin, elle retourna vers le jeune garçon. Elle l’aida à revêtir son caleçon, sa jupe. Puisqu’il ne pouvait pas marcher tout seul, elle fit passer l’un de ses bras par-dessus ses épaules. Il avait des difficultés à tenir sa tête. Puis, soudain.

— Attends, Hyuna ! chuchota Jayu en la saisissant par le t-shirt.

— Quoi ?

— Daewon ? On ne peut pas partir comme...

La jeune femme eut soudain honte. Elle avait oublié les relations qui liaient Jayu à cet homme. Malgré l’envergure de sa faiblesse, Jayu voulut vérifier qu’il n’y avait plus rien à faire pour son ami. L’adolescent et elle se laissèrent tomber à genoux près de Daewon. Elle tendit la lame de l’un de ses couteaux à lancer et le plaça sous les narines du corps étendu. Elle n’avait pas le moindre espoir. La flaque de sang était sans équivoque. Elle n’agissait ainsi que pour apporter à Jayu une preuve supplémentaire de cette réalité. Il paraissait en avoir besoin. Effectivement, aucune condensation ne se déposa sur la surface lisse.

— Je suis désolée...

Ses mots sonnèrent faux. Hyuna s’étonna de ne rien ressentir pour ce jeune homme qui venait de perdre la vie. Aucune émotion, si ce n’est un peu de peine parce que son protégé était affecté. Et encore. Jayu se serra contre elle, elle le sentit souffrir, et pourtant, elle ne pensait qu’à quitter cette chambre le plus rapidement possible.

— On ne peut pas rester là plus longtemps...

— Je sais... attends.

Si elle avait eu besoin d’une preuve supplémentaire que le garçon était meilleur qu’elle, Jayu lui prouva une fois de plus sa douceur. Elle-même avait vu des dizaines de personnes souffrir et elle n’avait jamais vraiment partagé leur peine. Elle était incapable de pleurer pour quelqu’un qui ne faisait pas partie de son petit cercle. Mais Jayu était différent, avec déférence, il vint clore les paupières de l’agent de sécurité.

— Voilà, c’était tout. Allons-nous-en.

— Je suis désolée, répéta-t-elle.

Mais elle n’était pas désolée, elle avait autre chose en tête à ce moment-là. Elle avait peur, peur de ce qui les attendait.

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