17. La couleur noire (partie 1)

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Les gouttelettes d’eau condensées et essuyées formaient une trace grossière à la surface lisse du miroir, dévoilant un reflet un peu ondulé, imparfait, mais dans lequel Hyuna pouvait tout de même se reconnaître. Une masse argileuse et noirâtre recouvrait ses cheveux, du sommet de son front jusqu’aux extrémités de ses capillaires. Les griffes du peigne avaient dessiné des sillons semblables à ceux des champs labourés, dans une terre très organique, très noire. Déjà, son visage lui semblait plus dur.

À l’époque où elle avait pris la décision de devenir blonde, il y avait de ça six ans, son coiffeur lui avait expliqué que les couleurs claires rendaient les visages plus doux et le teint plus frais. Il ne tarissait pas d’éloges à propos du blond clair naturel. Elle ne l’avait pas cru. Il disait probablement tout ça pour lui vendre la teinture la plus chère de sa gamme. Seulement… après avoir vu le résultat sur elle, elle en resta émerveillée. Elle n’aurait jamais songé qu’une coloration pouvait autant changer quelqu’un. L’effet produit fut si positif qu’elle assuma, dans les mois qui suivirent, une plus grande féminité. Bien dans ses cheveux, bien dans sa peau.

Elle était restée blonde depuis cette première expérience, un coup d’essai qui fut coup gagnant. Renoncer à sa couleur était un réel sacrifice, mais elle n’avait pas vraiment le choix. Elle avait pris sa décision dans la foule de la manifestation, ce matin-là. Elle s’était sentie trop voyante, au milieu de toutes ces chevelures brunes, avec sa crinière longue et dorée qui scintillait au moindre rayon. Sa blondeur était notoirement connue parmi les gangsters. Hyuna, en brune, serait moins reconnaissable. Bien sûr, le stratagème ne tromperait pas quelqu’un qui viendrait la voir de près, mais il éviterait peut-être à certaines personnes de se retourner sur elle, ou de la suivre en voyant uniquement son dos, à cent mètres de distance.

Pourtant, même si l’acte était intelligent, il n’avait rien de facile. Elle se trouva extrêmement laide dans le reflet vaporeux qui lui faisait face.

Elle n’avait pas besoin de se retourner pour voir Jayu. Le garçon s’était assis sur le bord de la baignoire, derrière elle. Comme il était joli. Malgré une chevelure aussi noire qu’une nuit de morte lune.

Il était un peu ridicule, tout habillé dans une salle de bain saturée de vapeur d’eau chaude, au parfum entêtant et âcre de henné.

Hyuna s’était attendue à trouver une chambre d’hôtel décorée joyeusement, avec des couleurs vives et des spots coruscants, des choses en rapport avec le lieu d’amusement où ils se trouvaient. Finalement, ils avaient découvert une décoration classique dans des teintes romantiques de fourrure d’écureuil et de pétales de roses. Quelle déception. Pas de figurines, pas de jouets. Des fleurs blanches, dans un vase en cristal.

Pour convaincre Jayu de l’accompagner dans la salle de bain pendant qu’elle ferait sa couleur, elle avait d’abord dû lui jurer qu’elle n’avait pas l’intention de se mettre nue et que lui-même pourrait garder ses vêtements. Pour éviter de tacher la seule tenue qu’elle possédait, Hyuna n’avait gardé sur elle que ses dessous. Sa brassière sportive noire et sa culotte beige n’étaient ni assorties ni sexy. La jeune femme ne ressentait pas le besoin d’être coquette du point de vue de ses sous-vêtements. Ils devaient simplement être confortables et propres. Or, les dentelles la grattaient et les petits coussinets qui servent à galber la poitrine la faisaient transpirer.

Alors qu’elle était quasiment dévêtue, Jayu n’avait même pas retiré son manteau.

— Tu pourrais au moins retirer ta doudoune, suggéra-t-elle.

— Oui, noona[1].

Depuis son premier sourire sur le manège, Jayu avait commencé à l’appeler noona. Elle n’avait pas affronté la terreur du vertige pour rien.

Au Harem, elle avait découvert un garçon taciturne, qui ne s’était pas éclairé une seule fois au cours de la matinée, ni durant l’après-midi. Elle avait tenté de lui parler gentiment, de lui sourire et de lui offrir des vêtements chauds dans le seul espoir de voir son visage changer d’expression. En vain. Face aux échecs répétés, elle avait compris qu’il fallait utiliser les grands moyens. Hyuna n’aurait pas pu rêver mieux que Game-Play pour consoler un enfant malheureux, lui redonner un peu le goût de vivre. Le premier rire du garçon lui avait donné raison. Le feu n’était pas éteint. Il restait à l’intérieur de ce gosse quelque chose à raviver, quelques braises luisantes. Certainement que ces reliques étouffaient sous une épaisse couche de cendre, qu’importe ! Elle les balayerait s’il le fallait, elle soufflerait sur les braises, patiemment, jusqu’à ce que le feu reprenne. Petit à petit, elle redonnerait à cet enfant un regard d’enfant. Elle se fabriquerait un petit frère heureux. S’il fallait pour cela lui faire vivre des expériences qu’il n’avait jamais eu la chance de vivre, lui apprendre un à un les sentiments qui rendent heureux, elle le ferait. Elle allait le gaver de bonheur, son petit oiseau. Lui, qui avait si froid, elle allait le couver sous sa jupe jusqu’à ce qu’il étouffe de chaleur. Lui, qui était si maigre, elle allait lui faire bouffer du sucre, jusqu’à ce que ses joues s’arrondissent. Et puis, le caresser, l’embrasser, le chouchouter, lui parler, tout apprendre de lui, le protéger aussi.

Les cils de Hyuna battirent plusieurs fois pour changer le disque de ses pensées, mais elles dérivèrent tout de même sur sa propre enfance, lui rappelant qu’avant ses douze ans, elle avait été très heureuse. Elle gardait de ses jeunes jours un souvenir vibrant, intouchable et d’une magnifique beauté.

Elle se pencha sur sa jambe. Les traces de crocs lui laissaient des cicatrices, peu profondes et bien sèches. Hyuna pourrait se passer de réaliser un pansement.

Finalement, Jayu ôta sa doudoune, puis son pull. Il essuya son front, avec le revers de sa main.

— Combien de temps ça va prendre, noona ?

Ce noona, elle ne s’en lasserait jamais.

— Encore une demi-heure de pose.

— Je peux attendre dans la chambre ?

Hyuna n’avait pas envie de rester seule face à son reflet durant une demi-heure. La présence de Jayu, aussi silencieuse soit-elle, la rassérénait. Un sentiment désagréable piquait son âme en ce moment. Un sentiment qu’elle avait habilement repoussé jusque-là.

— Je préfère qu’on reste ensemble, vraiment ensemble. Tant que je ne serais pas sûre qu’ils ne puissent pas nous retrouver…

Le gamin fronça les sourcils.

— Mais je ne risque rien, moi, dit-il. Ce n’est pas moi qui les ai trahis.

Elle fit crisser les pieds de sa chaise contre le carrelage en se tournant brusquement vers lui. Elle ne pouvait pas lui laisser dire ça.

— Oh, bon sang, Jayu ! Tu crois que tu ne risques rien ?

— Je pourrais… être ramené là-bas. À part ça…

Hyuna secoua la tête, elle prit un air grave, de circonstance.

— Écoute ! Tu te souviens bien de l’homme qui frappait ton mac ?

— Mon quoi ?

— Ton mac ! Le gérant du Harem de l’Empereur ! Celui qu’on appelait Kwang-bom, je crois. Tu te souviens de l’homme qui l’a frappé et égorgé. Tu t’en rappelles ?

— Il était grand.

— C’est ça. Eh bien, cet homme, il s’appelle Luka. C’est son deuxième prénom, il est né en Russie, mais en fait, on s’en fout… ce que tu dois savoir, vraiment ne jamais oublier, c’est qu’il est très dangereux.

— Mais je ne lui ai rien fait.

— Je sais que tu ne lui as rien fait. Pourtant, il est dangereux pour toi. S’il te retrouvait, il te tuerait.

Jayu la regarda avec suspicion, cherchant à déterminer s’il devait la croire ou non.

— Pourquoi ? demanda-t-il. Je ne lui ai rien fait.

Il s’accrochait à cette phrase. Il semblait croire que, dans la vie, on reçoit ce que l’on mérite.

— J’ai été l’élève de Luka, très longtemps, plus d’années que je n’aurais voulu. J’ai appris beaucoup de choses en restant souvent près de lui, plus que ce qu’il aurait voulu.

Elle ne put s’en empêcher, elle repensa aux détails macabres donnés dans les articles de presse.

— Mais quoi ? insista Jayu.

— Je ne peux pas tout te dire… Tu n’es qu’un enfant. Je ne te demande pas de tout comprendre, mais tu dois absolument savoir que Luka est très dangereux, pour toi plus que pour moi.

— Ça… J’ai du mal à comprendre, noona.

— Je sais, c’est difficile à croire, moi-même… Luka est l’homme le plus dangereux que je connaisse. C’est un gangster redoutable et un tueur qui est connu de tous au Pian Kkoch et bien au-delà, dans tout Nasukju, et je parierai même qu’ils connaissent son nom à Séoul. Il est connu pour avoir fait des assassinats. On raconte qu’il a réussi à tuer un repenti. Le gars était protégé par des policiers, pas un ou deux, mais des dizaines de policiers. Le juge qui s’occupait de l’affaire avait bien fait les choses, dans le plus grand secret. Personne ne sait comment il s’y est pris, mais, tout seul, Luka a réussi à assassiner le traitre. Et avant de le tuer, il lui a arraché la langue, il lui a crevé les yeux. Ensuite, il a écrit au sang sur le mur : « Mort à ceux qui trahissent le code », oui, « Mort à ceux qui trahissent le code ». Il a l’air dangereux, mais ne te laisse pas avoir, il est plus dangereux encore.

— Je comprends qu’il est dangereux, rétorqua Jayu en ayant l’air sincèrement désolé de ne toujours pas comprendre. Mais ce n’est pas ça… je ne comprends pas pourquoi il s’en prendrait à moi ?

Hyuna se pencha en avant, le fixa au fond des yeux.

— Tu n’imagines pas le nombre de gamins qui sont morts seulement parce que, comme toi, ils ont eu le malheur de le croiser. Et le plus étonnant, c’est peut-être le fait que personne dans le gang ne se doute de ça. Luka est une ombre qui cache une autre ombre. Personne n’imagine un monstre sous un masque de monstre. Les enfants qu’il traque, les enfants qu’il tue, il n’y a que moi qui sache. Luka est un prédateur, Jayu. Les rubriques des faits divers sont noircies de ses crimes. Il faut que tu comprennes que Luka est un vrai sadique. Il n’a aucune conscience du bien et du mal. Beaucoup de gangsters sont comme lui, le gang les choisit parfois pour leur génie criminel, leur absence d’empathie. Mais Luka… si les autres savaient, ils refuseraient sûrement de travailler avec. La presse populaire l’a surnommé « l’Entailleur » et ses méthodes ont fait de lui une sorte de mythe vivant en Corée.

[1] Noona : textuellement = Grande sœur. Mais, dans l’usage, noona est utilisé par tous les Coréens de sexe masculin souhaitant témoigner une marque de respect et d’affection à une femme plus âgée qu’eux.

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