18. La couleur noire (partie 2)

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— Ses méthodes ? s’étonna Jayu en s’approchant un peu, en baissant instinctivement la voix. Qu’est-ce qu’il fait ?

Hyuna se frotta les yeux.

— En fait, dit-elle en baissant elle aussi le ton, comme si elle craignait qu’on les écoute, la violence fait partie de ma vie. Il ne faut peut-être pas que, non, il ne faut peut-être pas que je t’en dise plus. Je peux juste te dire…

Le gamin tendit toute son attention dans sa direction.

— … qu’il te fera ce que les hommes te faisaient au Harem, mais sans te payer et il ne te demandera jamais ton avis.

Jayu pinça les lèvres, baissa les yeux.

— Ah ça !

Il avait l’air d’avoir honte, mais pas d’être surpris ou choqué. À croire que, pour lui, apprendre qu’un homme viole des petits garçons ne présentait rien d’extraordinaire.

— Mais si on l’appelle l’Entailleur, ça doit vouloir dire qu’il y a autre chose…

— Tu es vraiment sûr ? l’avertit-elle, en le dévisageant avec une extrême attention : qui pouvait dire à quel point il n’était déjà plus un enfant ? Tu es sûr de vouloir savoir ce qu’il fait à ses victimes ?

Les épaules de Hyuna tremblèrent, alors qu’un frisson descendait le long de sa colonne vertébrale.

— Eh bien, répondit-il en mordillant son doigt, je veux savoir bien sûr. C’est une chose, qui me concerne.

Il avait pris le temps de réfléchir et avait dit sa dernière réplique en levant les yeux sur elle. Sa franchise avait le don de la désarmer. Elle n’avait pas prévu de lui en dire autant.

— Ah ! Ah oui. Tu es sûr ? Je ne sais pas comment le dire… Il utilise un couteau pour marquer ses victimes, les entailler et les écorcher, c’est pour ça qu’ils l’ont surnommé l’Entailleur.

— Une fois qu’elles sont mortes ?

— Non, mon ange. Non, pas une fois qu’elles sont mortes.

Pour la première fois depuis le début de leur conversation, elle vit Jayu pâlir. Il porta d’instinct une main à sa bouche.

— Où ? demanda-t-il sans qu’elle ne puisse voir le mouvement de ses lèvres.

— Euh… fit-elle d’une voix blanche.

Elle n’avait pas envie de lui en dire plus, mais elle sut qu’il insisterait jusqu’à obtenir les détails dont il avait besoin.

— Les rumeurs dans la presse disent qu’il fait toujours la même chose. Les corps sont mutilés au niveau du dos, du visage et…

Hyuna s’interrompit, elle n’était pas obligée d’en dire plus. Elle ne laissa pas le temps à un blanc suspect de s’installer, elle poursuivit :

— Ensuite, il les égorge. Je ne sais pas comment il est possible que cet homme que je croyais connaitre fasse des choses aussi moches. Je ne sais pas où certains hommes vont chercher des idées aussi cruelles, ni comment ils font pour y trouver du plaisir.

Ils ne reparlèrent pas durant la suite de la pause. De nouveau tournée vers son miroir, Hyuna n’arrivait plus à penser à autre chose qu’à ce qu’on lui ferait, à elle, si on la retrouvait en vie. Elle prenait tout juste conscience de ce qu’elle risquait. Dans un bon jour, Luka se contenterait peut-être de lui mettre une balle entre les deux yeux. En tout cas, si c’était lui qui la retrouvait, elle pouvait être sûre d’une chose, il ne la violerait pas. Elle ne pouvait pas être assurée d’une telle clémence si d’autres mettaient la main sur elle.

Ces choses, elle n’y avait pas pensé quand elle avait pris la décision de fuir. « Réfléchit avant d’agir ! Utilise ton cerveau… ».

Agacée et nerveuse, Hyuna croisa les jambes. Elle demanda à Jayu, sans le regarder, d’aller dans l’autre pièce pour se mettre une robe de chambre. Elle dit qu’elle le rejoindrait, après s’être rincé et séché les cheveux.

L’eau de rinçage coula dans l’évier, noire. Des litres et des litres d’eau noire. Hyuna resta gravement penchée sur la porcelaine beige à regarder les flots disparaître. La vision l’épouvantait, celle de l’eau salie, fatalement aspirée vers le vide, et qui s’agitait dans un tourbillon infernal, prenant de plus en plus de vitesse. Le noir était le symbole de la culpabilité et de la mort. Hyuna s’en sentait recouverte et plus que jamais en deuil. Elle se sentit affreusement seule. Ce sentiment de toute puissance, qu’elle avait eu tout au long de la journée, la désertait. Pour la première fois depuis sa fuite, la peur s’emparait d’elle. Une peur assez intense pour lui donner mal au cœur.

L’idée qu’elle venait de prendre la pire décision de sa vie, de précipiter sa propre mort l’angoissait. Demain, peut-être, elle serait retrouvée, avalée et elle sombrerait dans le néant, comme l’eau de l’évier, car on lui aurait réglé son compte.

Qu’avait-elle fait ! Quelle folie !

Elle avait du mal à respirer. Toute la témérité de sa fuite lui apparaissait avec trop d’évidence. L’aveuglement dû à l’adrénaline était-il en train de redescendre ; à moins qu’il ne s’agisse d’une autre descente, une descente de plus, qui provoquait immanquablement l’angoisse, la tristesse et l’apitoiement.

Il fallait qu’elle réagisse. Il n’y avait que deux humeurs possibles : soit être invincible, soit être minable. La normalité n’existait pas. Elle l’avait admis depuis longtemps, il n’y avait pas d’état stable, juste des extases et des descentes, une vie en forme de montagnes russes. Un comble, quand on a le vertige.

Jayu était toujours dans la pièce d’à côté, à l’attendre. Elle souffrit à l’idée d’avoir peut-être donné à cet enfant un faux espoir. Celui qui jusqu’alors était un inconnu et qui aujourd’hui l’appelait noona pouvait être retiré de ses bras, arraché à sa protection. Selon toute vraisemblance, il serait ensuite condamné à la pire des morts. Elle n’était pas sûre de pouvoir empêcher cela. Pour Jayu, sa grande sœur avait besoin d’être forte. Elle devait redevenir l’invincible Hyuna, pour être l’épaule sur laquelle il se reposerait, une figure infaillible. Sa béquille. Et pas cette fille qui sentait monter les larmes en regardant de l’eau noire couler. Pas cette Hyuna désœuvrée par le manque.

Redevenir invincible était une priorité. Hyuna sortit son nécessaire à coke des vêtements éparpillés sur le carrelage et l’ouvrit. Avec l’ongle long de son petit doigt, elle prit un petit monticule de poudre et le plaça dans sa narine gauche avant d’inspirer fortement. Elle osa à peine regarder ce qui lui restait. Il n’y avait plus que quelques grammes, de quoi tenir une journée, deux peut-être, si elle parvenait à se rationner.

Elle rangea vite son nécessaire. Elle ne tenait pas à ce que Jayu le voit. Peut-être qu’un jour elle lui en proposerait… Quand elle aurait assez de réserves pour ne pas s’en faire. Il serait si beau son Jayu avec la potion d’invincibilité dans les veines, la force qui s’échapperait de lui, et la joie facile. Si beau !

En attendant que la cocaïne agisse, elle se sécha les cheveux. Petit à petit, les problèmes qui pesaient sur ses épaules disparurent et des trouvailles géniales l’aidèrent à y voir plus clair. Elle se sentait plus créative, plus intelligente, sûre d’elle, des qualités dont elles ne pourraient pas se passer à l’avenir. Elle avait besoin de ressources, plus que jamais besoin d’être forte, besoin de sa dope. Il lui en restait si peu. Elle allait devoir rapidement trouver un moyen, peu importe lequel, pour obtenir de l’argent. Il s’agissait là de sa priorité absolue.

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